dimanche 4 décembre 2016

6) LA VIE COURANTE EN SUISSE -1944-1950

La vie courante (1941-1944)
Mes parents cultivaient leurs légumes, élevaient des poules, des lapins, des chèvres, un cochon et un âne. Mon âne Hansi. Durant la guerre, le plan Wahlen adopté par les autorités suisses, incitait les citoyens disposant d'un bout de terrain à ces élevages privés. Lorsqu'une famille disposait de trois mille mètres de terrain, ce qui était notre cas, elle devait élever un cochon.

La tradition se maintint après la guerre.
A l'école, au Collège de Genève, j'avais un condisciple du nom de Badrutt, héritier de la célèbre dynastie d'hôteliers des Grisons, à qui j'apportais chaque semaine une douzaine d'œufs. Mon père tuait les poules d'un coup de hache sur le billot. La tête tombée, il arrivait que la poule s'envolât sur plusieurs mètres. Après quoi on la plumait. Le duvet était soigneusement conservé pour les oreillers.
Les lapins étaient occis d'un coup de gourdin sur la nuque après quoi, les pattes arrière clouées sur un pilori, la tête en bas, mon père les dépiautait proprement car on gardait leurs peaux.

La fête du cochon
Une fois l'an, un charcutier professionnel passait de maison en maison pour tuer le cochon.




Cette cérémonie était une fête malgré les hurlements du cochon que l'on entravait avant de subir le coup du merlin qui l'assassinait sans douleur. Ses cris ne nous troublaient guère. Nous vivions encore à une époque rude où l'animal était considéré comme un esclave de l'homme que l'on pouvait rudoyer, traiter sans ménagement, tuer sans remords. Le coup de merlin était un progrès dans l'humanisation de la boucherie. Une fois la gorge tranchée, le sang s'écoulait dans la bassine à boudin.



Le travail allait très vite, tout était prêt. Les gestes ancestraux s'exécutaient sans erreur. Boudin, "atriaux", saucisses au foie, saucisses aux choux, côtelettes, jambons...
A midi, on mangeait du porc frais, boudin d'abord, puis ces délicieux "atriaux" dont je n'ai jamais pu apprendre depuis quelle partie du porc était choisi, les côtelettes enfin. Jamais plus je ne retrouverai le goût parfait et la saveur de ces plats simples. Le charcutier, les amis de la famille et les voisins participaient à ces agapes.

L'esprit d'économie et d'hygiène
Mes parents faisaient partie de cette petite bourgeoisie qui vivait sans ostentation mais sans pénurie. Ils m'ont appris à fermer l'électricité quand je quittais une pièce, à ne pas laisser couler l'eau sans raison. A économiser la nourriture.
Le pain était sacré. On ne le jetait jamais. Laisser un bout de pain était chose grave. Du pain rassis on faisait le délicieux "pain perdu", les épluchures des fruits et des légumes allaient aux poules, aux lapins et au cochon.
La vaisselle était lavée avec des produits naturels à base de résine de sapin, ma mère faisait sa lessive au savon de Marseille mêlé à la cendre des fougères que nous allions cueillir dans les bois.
Les eaux ménagères et les déjections des toilettes s'écoulaient dans une citerne dont le purin servait d'engrais. Quant aux orties, aujourd'hui considérées comme le fléau des jardins, traquées, décimées, empoisonnées par des assassins aux mains gantées, elles étaient la providence des jardiniers.
Jeunes, elles représentaient un légume de choix, plus précoce et meilleur que les épinards. Ah! le régal des soupes d'orties à la crème fraîche de mon enfance.
Séchées, c'était un fourrage de premier choix pour les ruminants. Le surplus, entassé dans le bac à feuilles mortes, pourrissait lentement enrichissant le terreau de vertus germicides et bactéricides.
Nous étions vivement encouragés à pisser sur les orties du bac pour accélérer leur décomposition.

Hygiène personnelle
Se laver était une petite corvée obligatoire sévèrement contrôlée. Chaque jour, lavage au savon des mains (plusieurs fois), des pieds, des dents, du visage. Bain une fois par semaine, parfois deux. Pour économiser l'eau chaude, ma mère se baignait d'abord, toute seule ou avec moi. Après qu'elle se fût séchée, je rejoignais mon père dans la baignoire où nous nous lavions dans la même eau. 
Le bain était une fête. J'aimais caresser les seins de Mamy, scruter le mystère de la toison brune de son fourchet.
Quant à mon père, je suivais fasciné le lent et savant savonnage de son sexe et de ses bijoux de famille. J'essayais bien de l'imiter, mais cela déclenchait mon fou-rire.
Mes parents n'avaient pas honte de leur corps. Ils vivaient naturellement, sans complexes. Moi j'étais beaucoup plus pudique.

Santé
Le médecin n'était appelé que pour les cas graves. Il y avait toujours dans les bibliothèques un gros livre mystérieux appelé "Le Médecin des familles" que mes parents consultaient consciencieusement lorsque l'un de nous ne se sentait pas bien. La description des symptômes leur permettait de dresser un diagnostic pour la plupart des maladies courantes.
Le Dr. Naef, notre médecin de famille, venait en cas de doute, de fortes fièvres, de complications.
Les maladies incontournables, auxquelles on n'échappait pas, étaient la rougeole, la coqueluche, la scarlatine, les oreillons.
Avec la méningite et le croup, la coqueluche était alors la terreur des familles. Grâce à l'Oncle Henri, ma classe, frappée par la coqueluche qui durait alors quarante jours, eut le privilège d'expérimenter une méthode révolutionnaire. Les vingt-deux élèves de notre classe furent emmenés en car à Cointrin.
Là, on nous fit monter dans un avion. Imaginez à la fois notre excitation et notre appréhension! Invités par le pilote à nous installer sur les inconfortables bancs de bois de l'appareil, le co-pilote et le mécanicien, nous y sanglèrent étroitement. Chaudement emmitouflés, une délicieuse angoisse au cœur, nous allions subir notre baptême de l'air et servir de cobayes à une nouvelle thérapeutique.
Le fait est que, la plupart d'entre nous, en descendant de l'avion, une petite heure après, les jambes flageolantes, n'avaient plus ni toux ni fièvre.
En cas de maladie, on n'abusait pas des médicaments dont la plupart étaient alors vendus sans ordonnance - car les gens n'étaient pas pris pour des débiles.
Les plantes suppléaient aux potions chimiques. Chaque jardin avait son carré de "simples", à côté des herbillettes pour la cuisine. Souvent, lors de nos promenades dominicales, nous allions cueillir des plantes dont maman connaissait les vertus secrètes.
Les feuilles de plantain servaient à désinfecter les plaies et à les cicatriser. La camomille, le tilleul, le thym, les cynorhodons, les bourgeons de sapin, l'arnica, la sauge faisaient aussi partie de cette pharmacopée populaire.
On jeûnait deux jours par an. Au jeûne genevois et au jeûne fédéral, prévus par les almanachs et les calendriers. Journées fastes, sans école, où l'on restait au lit toute la journée, à chahuter entre copains.
Au printemps, il y avait la purge à l'huile de ricin, que l'on administrait avec une poire à lavement. L'hiver, chaque matin, la tradition nous infligeait la cure d'huile de foie de morue. Grimace assurée à chaque cuillerée.
Lorsque un enfant était malade, même s'ils n'étaient pas trop croyants le reste du temps, les parents priaient pour sa guérison. Chaque hiver, dès la première quinte de toux, nous avions droit au délicieux sirop de bourgeons de sapin préparé avec du miel. En cas d'affection pulmonaire plus grave, lorsque la pose de ventouses ne suffisait pas à enrayer le mal, quelques cuillerées de "sirop de bave d'escargot" avaient la prétention de nous éviter la pneumonie.
Son effet radical n'empêchait pas une sensation de dégoût lors de l'absorption de la peu ragoûtante potion.
La seule maladie grave de mon enfance, fut ce que l'on appelait alors un "empoisonnement du sang" et qui devait être une furonculose. Mon corps se couvrit d'effrayantes pustules auréolées de jaune et de rouge et qui suppuraient constamment. Comme on ne disposait pas encore d'antibiotiques, je me souviens que le médecin appelé à mon chevet montra à mes parents comment me soigner.
Trois fois par jour, allongé nu sur la table de la cuisine, ma mère curetait délicatement les plaies, enlevait le pus, puis recouvrait les pustules d'une gaze imbibée de je ne sais quel produit sombre. Du goudron, peut-être?
Cela dura quinze jours, mais je guéris et n'en gardai guère de cicatrices.
J'avais plus de chance que Claude, mon camarade de classe et voisin, qui souffrit durant des années d'une maladie de peau qui le défigurait complètement.
Avant-guerre, nous n'avions pas de voiture. Mais des bicyclettes. Et pour moi le luxe un âne. J'appris à monter à vélo sur la route devant la villa. Un vélo d'adulte. Je tombai plusieurs fois avant de bien maîtriser l'engin. Les écorchures étaient traitées aux feuilles de plantain. Dès que je sus monter correctement ma bicyclette, je me sentis pousser des ailes.

Les petits boulots
Dès l'âge de treize-quatorze ans, j'effectuais des petits boulots pour gagner mon argent de poche.
Tour à tour, je fus "passeur" au louage Dürr du Creux-de-Genthod dont les élégantes barques jaunes et vertes devinrent mon royaume.
Aux jours de congé et au temps des vacances, je n'étais pas peu fier d'amener à la rame, à bord du you-jou, les yachtmen, du ponton à leur yacht et de les en ramener le soir, après leur croisière.
Les jours de beau temps je pilotais les baigneurs vers la minuscule et ravissante plage de sable dans l'anse de la jetée de pierre, inaccessible autrement que par bateau. J'étais payé au pourboire, remis au "tronc" placé en évidence sur la table de la loueuse, à l'ombre d'un platane.
Autre avantage il arrivait parfois qu'un yachtman m'emmène à bord de son navire pour une fabuleuse virée d'une heure ou deux.
Ainsi, je n'étais pas peu fier de piloter le fameux Henri Noverraz, plusieurs fois vainqueur du Bol d'Or et qui participa aux Jeux Olympiques, à bord de l'Ylliam VI son 6 m J.I.
Le louage de Mme Dürr possédait un seul bateau à voiles un Moucheron. C'était un minuscule et ravissant quillard. 
L'un des plus beaux jours de ma vie arriva lorsque Georges, le fils Dürr, propriétaire d'un chantier naval à Versoix, m'initia, en l'absence de sa mère, à gréer les voiles, à naviguer sur le lac.
Un soir, il resta dans le you-you et me laissa seul sur le petit navire. Un peu paniqué, je ne parvins pas à le maîtriser et m'éloignai vers le large, sans oser virer de bord, malgré les appels et les gestes directifs de Georges.
A un moment donné, je tirai sur le manche sans avoir libéré assez vite les écoutes du foc et de la grand-voile, et le Moucheron se coucha sur le lac. Je faillis tomber à l'eau. Mais, le bateau se redressa, cap sur la rive, j'étais sauvé.
Mais de ce jour, Georges ne me proposa jamais plus de naviguer seul sur le petit voilier.
Mais il m'arrivait parfois de le manœuvrer lorsqu'un client ne parvenait pas à gréer les voiles et à le maîtriser correctement.
Sur le lac, je me sentais dans mon élément. Pourtant je savais à peine nager. Je n'ai d'ailleurs jamais su très bien-nager. Mes parents, eux, savaient. Mais ils n'ont jamais vraiment pris le temps de m'apprendre correctement.
Un de mes grands plaisirs était d'aller pêcher, seul, sur la grande barque d'un ami de mon père. Pour la perche, je dévidais d'un cadre de bois une ligne de plusieurs dizaines de mètres, avec, après l'émerillon, un bas de ligne plus fin armées d'une dizaine de hameçons capuchonnés d'un leurre de caoutchouc ou de laine et se terminant par un plomb.
J'étais devenu très adroit à cette pêche, et il n'était pas rare que je ramène plusieurs kilos de ces délicieux poissons.
Je pêchais aussi à la traîne, à l'aide d'un gros tourniquet fixé à l'arrière de la barque servant de support à une grosse ligne de cuivre torsadé, munie d'un bout d'acier lesté de plomb et de grosses cuillères. Objectif le mythique omble-chevalier, la grosse truite de lac ou le brochet. Il existait en effet dans les profondeurs du lac des truites énormes et des brochets fabuleux dont on montrait parfois dans les journaux d'étonnants spécimen.

Le brochet miraculeux
Un jour, en revenant de la pêche, je vis une sorte de monstre s'agiter à la surface du lac. En m'approchant, je m'aperçus que c'était un très gros poisson. Du jamais vu. Plus près, à portée de rame, je reconnus un énorme brochet blessé.
Le filet étant trop petit, je mis une bonne demie heure à hisser la bête à bord de la barque, après l'avoir estourbie à coup de rame.
En arrivant à terre, Mme Dürr qui avait observé ma partie de pêche à la jumelle, vint voir ce que je rapportais. Stupéfaite à la vue de la bête, elle me demanda c'est toi qui a pêché ça, Bubi ?
- Mais oui.
Je ne révélai jamais, à qui que ce soit, que j'avais découvert le brochet à l'agonie, à la surface du lac et que je m'étais contenté de le hisser à bord.
Mme Dürr alerta la rédaction de la Tribune de Genève qui dépêcha un photographe. Sans blague, le brochet m'arrivait à l'épaule.
A la maison, en dépeçant la bête, maman retrouva dans ses entrailles une énorme cuillère avec un hameçon à trois dents, à moitié rouillé.
Cela ne lui parut pas bizarre. Moi je me doutais bien que c'était la cause de l'agonie du brochet. En tout cas, nous dégustâmes du brochet durant toute la semaine, au court bouillon, en rouelles ou en quenelles, à nous en dégoûter à jamais.

Chasseur de vipères
Autre petit boulot au chalet, durant les vacances où nous nous rendions avec la pension Dupertuis. Je l'ai déjà dit, j'allais chaque jour à l'alpage, avec la boille sur le dos, chercher le lait de la maisonnée.
Là, en chemin, je ramassais quelques vipères qui, à l'époque m'étaient royalement payées par les bergers de l'alpage. Ils les revendaient très cher au représentant d'un laboratoire.
Quand je dis très cher, c'est le souvenir de ce que cet argent représentait pour moi. Pour ma part je ne disposais guère d'argent de poche. Quand j'appris que le pharmacien d'Évolène payait aux bergers quatre fois le prix que je touchais, je me débrouillai pour toucher davantage.
Le truc, c'était d'attraper prestement la queue du serpent endormi au soleil, enroulé comme une galette de cordage.
Puis, à l'aide d'une fine baguette fourchue, de le faire glisser dans une bouteille

Les premiers aoûts
La fête nationale suisse était un événement au village. On dressait une grande pyramide de bois sur la plage du Creux-de-Genthod et, la nuit tombée, le maire y mettait le feu. Les enfants portaient des lampions multicolores, lançaient des fusées et faisaient tourner des feux de bengale.
Quand le vent le permettait, les aînés lançaient un cerf-volant au-dessus du lac, avec, glissant le long de la ficelle, un lampion en forme de grosse lune. Il arrivait que le lampion de papier secoué par le vent s'embrasât en cours de route, calcinant la ficelle et entraînant plongeon du cerf volant.
Une nuit, en rentrant de la fête, nous vîmes plusieurs feux allumés sur la crête du Jura français. Le lendemain nous apprenons que ce fut le petit signe d'amitié des maquisards de l'Ain à leurs amis suisses.

Le Mont Rose
En 1944, l'été de mes douze ans, mon père se mit en tête de me faire escalader le mont Rose ou le Cervin.
Jetant son dévolu sur le mont Rose, il proposa à son ami Spendler de nous accompagner. Rolf Spendler était un montagnard aguerri. Mais il refusa de prendre l'entreprise au sérieux.
Têtu, mon père insista. Boubi n'est pas une poule mouillée, disait-il à son camarade. Cela lui fera le plus grand bien de participer à une telle expédition, et quels souvenir ça lui fera.
- N'est-ce pas Boubi ?
Je n'étais pas tellement chaud. Les exploits en haute montagne ne m'enthousiasmaient pas tant que ça. Mais comment refuser une offre qui faisait tant plaisir à mon père sans passer à ses yeux pour un dégonflé!
Pour ne pas laisser mon père affronter seul la montagne en compagnie de son fils de douze ans, Rolf accepta de l'accompagner.
Le temps magnifique rendit notre expédition plus facile que prévu. Depuis le Gornergrat, terminus du chemin de fer à crémaillère jusqu'au sommet du dôme du mont Rose, il y avait tout de même une dénivellation de 1500 mètres à franchir, sac au dos et encordés, la plupart du temps sur de la neige gelée ou du glacier.
Après une courte nuit de bivouac passée au refuge, nous arrivons au sommet peu après le lever du soleil. Mon père est radieux. Il dit que c'est le plus beau jour de sa vie.
Il me fit planter le petit drapeau argovien qu'il avait emporté à cet effet, à côté des drapeaux italien, valaisan et suisse qui flottaient au vent violent qui soufflait en ce haut lieu.
La vue était absolument fantastique. Mon père nous prit en photo tous les trois grâce, à son appareil à déclenchement automatique muni d'un ralentisseur, qui lui permit d'immortaliser la scène. 
A notre retour à Zermatt la nouvelle de l'ascension réussie du deuxième sommet des Alpes par un enfant de douze ans fit le tour de la petite station, et le correspondant du journal local publia un article illustré sur cette prouesse.
Mais, dès le lendemain, une polémique s'instaura. Le même journal qui avait signalé l'exploit avec gentillesse publia la lettre d'un médecin scandalisé, qui prétendait qu'imposer une telle ascension à un enfant était un crime barbare!

Premières amours (1945)
Ce fut dans un refuge du club alpin, sur le chemin du Lötschenpass, un soir de l'été de mes treize ans, qu'une hardie alpiniste me déniaisa sur la dure paillasse du dortoir. Allongé à côté de mon père qui ronflait, je ne parvenais pas à m'endormir.
Vers dix heures du soir, une dernière cordée arriva au refuge. A la lueur de la lampe à pétrole je vis plusieurs randonneurs pénétrer dans la pièce commune et se dévêtir en silence. Une jeune femme s'installa à côté de moi.
Nos regard se croisèrent un instant juste avant que la flamme ne fut soufflée.
Au bout de quelques minutes, je sentis ma voisine se rapprocher de moi, tandis qu'une main légère et hardie vint s'enquérir de mon corps. Dans le noir, je sentis mon visage balayé par le souffle frais et troublant d'une haleine parfumée.
La main s'affaira, s'insinua dans le sac de couchage dont elle fit coulisser sans bruit la fermeture éclair, me caressa. A un moment donné deux lèvres chaudes se posèrent sur ma joue, puis sur ma bouche tandis, qu'en contrebas les doigts se refermaient sur mon sexe ému.
Le corps de ma voisine s'approcha encore du mien, faisant crisser la paillasse, figeant mon cœur dans ma poitrine à l'idée que mon père allait se réveiller et surprendre son manège.
Mais le brave père Benz était bien endormi et ses ronflements alternaient avec ceux des autres dormeurs.
Entourant ma verge, la délicieuse main s'était mise à me branler. Lorsque je fus honorablement pourvu, la fille se colla contre moi, me fit rouler sous elle et dirigeant mon sexe dans le sien, elle me chevaucha lentement d'abord, puis de plus en plus vite. Ses cheveux me balayaient le visage tandis que sa bouche dévorait la mienne à m'étouffer.
Soudain, juste au moment où mon père se retournait sur sa couche et s'arrêtait de ronfler, je sentis une jouissance extraordinaire sourdre en moi. Mon corps tendu à l'extrême succombait à un plaisir fulgurant.
Cet orgasme extraordinaire n'avait plus rien à voir avec les brefs plaisirs éprouvés lors de nos masturbations solitaires ou collectives entre adolescents.
Ma partenaire se raidit au même instant, laissant filtrer une douce et brève plainte. Dans un mouvement ferme mais très doux, elle m'entraîna sur le côté, sans laisser ma mentule alanguie quitter sa fleur repue.
Après un dernier baiser la belle se coula contre mon ventre et me lécha délicatement le sexe avant de se retourner et de s'endormir.
Le lendemain matin, mon père me réveilla à trois heures et, après un solide petit déjeuner, nous voici en route pour le sommet que nous atteignîmes les tout premiers trois heures plus tard, au lever du soleil. Sur le chemin du retour, nous croisâmes plusieurs cordées, nous saluant du traditionnel "Grüssgott mitelander" et, à chaque fois, je dévisageais avec attention les rares alpinistes du sexe faible, espérant reconnaître mon amante de la nuit.

Mais ma curiosité ne fut pas satisfaite la jeune femme qui m'avait si gentiment déniaisé me resterait inconnue à jamais.

Ma petite sœur
Lorsque je passais quelques jours de vacances à Genthod, je vivais dans ma cabane, au sommet de mon chêne tronqué, où personne d'autre que les oiseaux et moi, n'avaient accès. Je passais des heures à lire des romans d'aventure de Fenimore Cooper ou de Gustave Aymard.
Un jour j'invitai ma petite sœur dans ma tour de verdure. A cette occasion je lui montrai mon sexe, le lui fis toucher, et je tripotai un peu le sien, mais sans aller plus loin.
Ma petite sœur était très jolie. Mince, légère, avec sa chevelure blonde vagabonde, elle ressemblait à un roseau.
Dans les semaines qui ont suivi je lui montrai souvent mon oiseau et elle sa foufounette, mais ces jeux n'allaient guère plus loin.

Nouvelles amours
Ce ne fut que deux ans plus tard que je connus à nouveau le plaisir dans les bras d'une jolie femme mariée dont je tombai amoureux. Je vivais alors dans un home d'enfants, près de Nyon, à la pension Violette sous la houlette de Marcel Dupertuis.
Mais l'époque était dure aux amoureux, les occasions rares, les rencontres furtives. J'avais aussi très peur de la mettre enceinte. Elle beaucoup moins. Pour la rencontrer il fallait que je sèche le collège.
En effet, dans les hôtels on devait montrer ses papiers et j'étais encore mineur. Alors, je prenais mon vélo, elle sa voiture et nous nous retrouvions dans les bois du Jura, au-dessous de St-Cergue.
Pour ne pas être surpris par des importuns, il nous fallait dissimuler nos véhicules. Mais quelles merveilleuses étreintes n'avons nous pas connues sous les sapins dont les aiguilles mortes nous piquaient délicieusement les fesses.
Bien que ma jolie maîtresse fût mariée, j'avais, je l'ai dit, la terreur de la mettre enceinte, crainte qu'apparemment elle ne partageait pas du tout avec moi. Cette crainte me venait de la présentation un peu crue de la sexualité que nous avait faite le jeune Godard.
Lors des vacances de Pâques, j'avais dit à mes parents que j'irais chez Tante Fanny à Zürich. Comme, à la pension, j'étais placé sous la responsabilité légale de mon père Schmutz mais sous la responsabilité financière de M. Benz, mon père naturel, je réussis le tour de force de m'échapper durant quinze jours avec ma maîtresse sans que nul ne se rendît compte de ma fugue.
En ce temps-là, les parents ne prenaient pas quotidiennement des nouvelles de leurs enfants comme le font les mères poules d'aujourd'hui. Le téléphone était cher et les lettres rares. Toujours est-il que cette merveilleuse impunité me conforta dans mon indépendance.

Nyon : La pension Dupertuis (1943-1948)
La pension Dupertuis se trouvait à deux kilomètres du centre de la gare de la petite ville de Nyon. Sur la route de Genève, tout près du lac. Une maison laide, toute en hauteur, dans un grand jardin entouré de murs, avec des communs.
Georges (ou Marcel?) Dupertuis était un bel homme, aux cheveux noirs, très croyant version protestante, qui administrait son home d'enfants avec énergie, conviction, sentiment et souplesse.
Il régnait sur une quinzaine d'adolescents amenés là à la suite d'une situation familiale difficile. Peu de mes camarades demeurent dans mon souvenir, sauf Pelozzi, qui devint taxi à Genève et de son frère qui apprit l'horlogerie et s'expatria en Nouvelle-Zélande.
Dupertuis avait comme collaboratrice Mlle Châtelain, une belle Neuchâteloise, saine et grasse que nous allions épier lorsqu'elle faisait sa toilette, nous régalant de sa belle poitrine opulente et arrogante. Elle semblait sortir d'un tableau de Rubens. Étant en âge de nous palucher, c'est d'elle que nous rêvions en nous polissant le chinois.
Je disposais, comme mes camarades, d'un carré de jardin dont la culture et l'entretien était laissé à notre discrétion. Je garde la nostalgie de ce jardinage, de mes expériences "écologiques" pour contenir les prédateurs, de l'apprentissage du marcottage et des greffes.
Dans cette pension d'un standing beaucoup moins élevé que celle des sœurs Gangloff, nous étions astreints à toutes les corvées de maison et de jardinage, sans que cela nous ait jamais vraiment rebuté. Nous prenions un bain une fois par semaine.

Amours juvéniles
Dans la grange de la propriété de Nyon, nous nous masturbions entre camarades jusqu'à la jouissance. Un jour, en éjaculant, Jeannot, émit une abondante et étrange semence, tout en mousse, qui nous surprit avant de nous effrayer lorsqu'elle vira au rouge sang. De ce jour, nous avons cessé nos masturbations collectives.
Les hasards de la vie voulurent qu'Yvonne, la nièce de M. Dupertuis partageât ma chambre durant quelques jours de vacances d'été. C'était une brune splendide, au corps gracieux surmonté d'un émouvant visage ovale à la Botticelli.
Quelques baisers échangés, quelques caresses furtives, rien de plus: la contemplation de ses seins, de ses jambes, de ses petites oreilles, de ses lèvres suffisait à mon bonheur. En échange, je lui montrais mes bijoux de famille, lui permettais de toucher à ma bistouquette.
Elle ne se lassait pas, la nuit venue, de regarder, sous les draps, à la lueur d'une lampe de poche, comment mon cornichon devenait concombre dès qu'elle le tripotait. Sa joie étonnée à la vue du sperme jaillissant de mon asperge me procurait un sentiment de fierté. Nos amours n'allèrent jamais au-delà.
L'été nous séjournions deux mois dans un chalet au-dessus d'Évolène, dans le canton du Valais.
C'était une vie de rêve. Longues excursions jusqu'aux glaciers. Mon travail et mon plaisir était d'aller chaque jour, la boille arrimée sur le dos, chercher le lait frais à l'alpage. Une heure aller, une heure pour le retour.
Les bergers qui passaient l'été dans ces maisons basses couvertes de lozes m'initièrent à la fromagerie, au barattage du beurre, à la confection de la liqueur de gentiane, m'apprirent à "cueillir les vipères" dont ils tiraient l'essentiel de leurs revenus.
Ces serpents étaient abondants et très recherchés par les laboratoires. Je me souviens de la technique apprise à leurs côtés et de la dextérité déployée pour immobiliser ces bêtes avec une baguette fourchue au niveau du cou et de les saisir fermement entre deux doigts avant de les introduire dans une bouteille.
Autre souvenir valaisan. Dans les pays d'alentour la guerre faisait encore rage. Au cours de certaines nuits claires des centaines de forteresses volantes passaient au-dessus de la Suisse, obscurcissant le ciel, pour aller déverser des tonnes de bombes sur les villes italiennes.
Le reflet des incendies embrasait le ciel d'un halo rouge... Pétrifiés nous assistions au retour des avions, immenses et bruyants oiseaux noirs volant haut. Parfois, un appareil touché par la DCA suisse, allait s'abîmer dans la montagne ou tentait de tenir le temps de se poser dans la plaine...
La découverte d'un pilote anglais blessé recueilli dans la montagne fut pour nous une véritable épopée.

Première fugue
C'est de là, aussi, qu'en 1944, je fis ma première fugue. Ce n'était pas pour rentrer à Genthod que je ne considérais pas comme mon chez-moi, mais pour gagner la France, ce pays en train de se libérer, vers lequel tout m'attirait.
Je profitai d'une matinée où, selon mon habitude, je montais à l'alpage chercher le lait, pour dissimuler la boille et dévaler le chemin jusqu'à Évolène. Là, pour me faire un peu d'argent, je négociai dix vipères cuivrées vivantes dans leur bocal dont j'obtins une fortune 15 francs suisses.
Puis, sans autre bagage, je pris hardiment la route pour gagner la vallée du Rhône et atteignis la gare de Sion sans encombre.
Je me souviendrai toujours avec émotion de cette fugue, de mon cœur battant d'émotion en franchissant le tunnel creusé sous les "pyramides d'Eusègne".
Mais l'alerte avait dû être donnée car, deux gendarmes bons enfants me cueillirent à la gare et me firent monter dans le dernier car pour Evolène, en recommandant au chauffeur de me tenir à l'œil... Mon retour au chalet fut piteux.
Devant tous mes camarades, filles et garçons réunis, je subis une fessée à la baguette dont mes fesses et mes jambes se souviennent encore. M. Dupertuis me supprima toutes les libertés et les privilèges dont je jouissais. Et la vie devint terne.
C'est à la pension Dupertuis que je pris mes premières leçons d'anglais, langue que j'adorais et que pratiquait couramment le directeur. Hélas, j'avais décidé au début de mon école secondaire de suivre la filière classique avec latin et grec.
C'est moi qui l'avais voulu ainsi.
Mes parents cultivés mais guère instruits, ils n'avaient pas poussé leurs études bien loin, ne s'opposèrent jamais à mes désirs même s'ils pensaient que je me trompais. Ils me croyaient beaucoup plus intelligent que je n'étais. Et dans le domaine des études, jusqu'à un certain point, ils furent plutôt fiers de moi.
Au fond je ne regrette pas trop d'avoir préféré les langues mortes aux langues vivantes. Mais j'aurais bien aimé connaître l'anglais à fond.
Un jour, Marcel Dupertuis reçut un missionnaire qui venait de passer vingt ans en Afrique.
L'homme était grand, svelte, séduisant. Son regard perçant, direct, sa voix chaleureuse, son sourire bon enfant nous conquirent. Le soir à la veillée (en ce temps-là il n'y avait pas de télévision et les émissions radio autorisées étaient rarissimes), le révérend Peter von Allmen nous contait les passionnantes aventures de son séjour aux missions africaines.
Il nous parlait des lépreux, du dévouement extraordinaire de ceux qui s'occupaient de ces parias. Il nous disait la foi de ces hommes et de ces femmes qui, au péril de leur vie, allaient restaurer des corps à l'agonie et sauver des âmes en péril.
Lorsque Peter nous quitta, la moitié des pensionnaires étaient prêts à s'engager au service de l’Église.

Le collège de Nyon
A Nyon, j'allais à l'école primaire, mais le directeur M. Major, convoqua un jour M. Dupertuis et lui suggéra, devant mon assiduité et mes bonnes notes de me faire entrer au Collège. Cela devait entraîner quelques frais. M. Benz les assuma volontiers.
Au collège de Nyon je fus l'ami et le condiciple de quelques élèves qui firent une carrière brillante par la suite Claude et Jean-Luc Godard, Christophe Baroni, Henri de Perrot et Philippe Zeller. D'autres, perdus de vue, mais grands amis tels Roland Dufour, le fils de l'épicier de la Grand'rue, passionné de Debussy et de Jean-Paul Sartre, Imesh, le cancre de la classe, mais le plus vivant, le plus drôle, le plus intelligent des adolescents. Des filles aussi, dont, tour à tour, j'étais l'amoureux, le plus souvent platonique.
Florence, l'amie de Philippe avec qui elle formait un couple romantique. La belle Lydie Glloq (surnommée j'ai 2 ailes au cul) qui me viola sur le tapis de haute laine du vaste salon de son magnifique hôtel particulier, Marie-Anne, amie de cœur dont je n'obtins jamais d'autre privauté qu'un baiser sur la joue. Elle demeurait dans une superbe villa au bord du lac qu'elle me faisait visiter en cachette de ses parents. Un jour, tremblant d'émotion, je lui offris une édition des Fleurs du Mal publiée par la Guilde du Livre. Ses parents me retournèrent l'ouvrage en me priant d'éviter désormais de parler à leur fille et de lui offrir des livres licencieux.
Ruth Süss, une fille si grande que le petit Claude Godard, "bouc-entrain" de la classe, allait embrasser sous les rires de de ses camarades, en grimpant sur un tabouret.
Jean-Luc, le futur cinéaste, était dans la classe supérieure. Fils de médecin, les frères Godard habitaient une splendide demeure surplombant le lac. Ce fut Claude Godard qui nous initia à la sexualité. A l'aide de tableaux précis de son crû, - il dessinait très bien -, il nous montra comment fonctionnait "la mécanique féminine".
Bien sûr, nous avions de vagues notions de la sexualité, bien que l'éducation sexuelle ne fût pas encore enseignée en classe et que nos parents évitassent prudemment le sujet. Mais Claude, instruit par son père médecin, nous expliquait la chose avec plus de précision que notre professeur de sciences naturelles, toujours gêné et plutôt réservé lorsqu'il abordait ce sujet.
Affranchis sur toutes les subtilités du fonctionnement de nos organes et de l'alchimie de la procréation, nous apprîmes à faire l'amour en usant du coïtus interruptus pour éviter d'engrosser nos partenaires. Mais cette façon de procéder frustrante laissait en plan nos rares petites amies consentantes et nous sur notre faim.
Pour moi, les années de pension furent des années fastes, heureuses. J'aimais les études, j'avais des professeurs intelligents, je n'étais pas trop mauvais en classe.
Chaque matin, chaque midi et chaque soir, j'effectuais à pied les quelque deux kilomètres et demi qui séparaient la Pension Violette du Collège.
Il y avait bien un train, de Bois-Bougy à Nyon. Mais le trajet de la pension à la gare et de l'autre gare au Collège était presque aussi long que de m'y rendre à pied, par la superbe route du bord du lac.
Ce fut là, sur cette route, à l'intersection de la route menant à la gare de Bois-Bougy, que j'assistai impuissant à la mort d'une jeune et jolie cycliste que je croisais tous les jours, que je saluais et qui me saluait d'un très beau sourire, sans que nous n'ayons lié conversation. Elle fut heurtée de plein fouet, sous mes yeux, par une auto qui venait sur sa gauche. Elle mourut, semble-t-il sur le coup, car elle ne bougea plus, gisant sur le côté, le visage souriant, avec juste un filet de sang au coin des lèvres. Je demeurai auprès d'elle, à lui tenir la main, jusqu'à l'arrivée de la police.
Je me souviendrai toujours de ce visage très pur, rayonnant de jeunesse, de cette beauté frappée par la mort en plein vol. Et plus tard, lorsque je fis la connaissance de la poésie de Rilke, je murmurais lorsque je pensais à l'inconnue de Bois-Bougy:
... Mais une fois encore
il vit la face de la jeune fille qui se tournait 
avec un sourire clair comme un espoir 
qui était presque une promesse: 
de revenir de la profonde mort vers lui vivant…
Je fus appelé à témoigner sur les circonstances de ce drame.

Poète
C'est à Nyon aussi que je voulus devenir poète. Notre professeur de français, Georges Nicole, était un enseignant remarquable. Il nous fit aimer la littérature et particulièrement la poésie.
Baudelaire, Rimbaud, Verlaine m'émouvaient aux larmes. Si bien qu'un soir, j'allai sonner à la porte de sa villa, rue du Vieux Marché, où il me reçut sans hésitation malgré l'heure tardive.
- Eh bien Émile, qu'est-ce qui t'amène ?
- Monsieur, je voudrais que vous m'appreniez à devenir poète.
Le prof sourit. Il ne se moqua pas de moi. Il bourra lentement sa pipe puis en tira quelques bouffées. Pendant une heure, il me parla de la poésie, des poètes, de la difficulté d'écrire de beaux vers. Il m'avertit aussi qu'il ne fallait pas espérer en faire son gagne-pain.
En français, j'étais plutôt bien noté. J'avais une imagination forte, débridée et féconde. Mais toujours ce défaut de kleptomanie innée qui, lors des compositions libres préparées à domicile, me faisait démarquer des textes d'auteurs trouvés dans une bibliothèque et qui me valaient des lectures publiques et des éloges flatteurs. Un jour, je poussai le bouchon un peu loin en recopiant un texte de Victor Hugo que je caviardai à peine, ici et là, de quelques images et expressions personnelles.
Mon professeur, mes camarades n'y virent que du feu et j'obtins la meilleure note.

Kleptomane
Je dois remarquer ici que j'eus la chance incroyable de n'être jamais pris sur le fait, la main dans le sac, ni d'un vol, ni d'une malhonnêteté, ni même d'un mensonge, ce qui, dans mes jeunes années m'imprégna d'un agréable mais redoutable sentiment d'impunité.
Un jour je dérobai une belle écharpe à mon meilleur camarade Gérard.
C'était un Parisien, fils d'un journaliste qui s'était un peu trop impliqué dans la collaboration et que les FFI avaient abattu sans jugement.
Sa mère s'était réfugiée en Suisse avec son fils. Sa fortune perdue dans la débâcle, sans moyens, elle travaillait dur pour subvenir aux besoins de son fils.
En cas de vol ou d'autre mésaction dans la pension, M. Dupertuis convoquait tout le monde dans la salle commune et demandait:
- Que celui qui a commis cela l'avoue immédiatement et il lui sera pardonné.
La plupart du temps, sous le regard acéré du directeur, le responsable se troublait et se dénonçait assez vite.
Parfois, il fallait plus de temps et M. Dupertuis nous disait:
- Bien, je vois que le fautif n'a pas le courage de se dénoncer. Eh bien vous allez rester debout pendant que je me retire dans mon bureau pour demander à Dieu de me dire le nom du responsable.
Il revenait, dix minutes plus tard, baguette en main, scrutait nos visages l'un après l'autre avec attention, et, la plupart du temps désignait le coupable. Il lui demandait de le suivre.
Une dizaine de coups de jonc appliqués sur les fesses et la séance était levée. On ne reparlait plus jamais de la faute, ni de la correction. Nous ne parlions même pas de ces incidents entre nous. A l'école, le professeur de latin M. Déglon et notre professeur d'histoire avaient la même marotte: Sparte et l'éducation spartiate. Ils nous parlaient souvent de cette hygiène de vie, de cette éthique que nous essayions de mettre en pratique.
Je restai immobile, stoïque, sans bouger, sans me dénoncer. Je m'enfonçai au plus profond de moi-même.
Le regard scrutateur de M. Dupertuis balaya plusieurs fois l'assemblée. Mais cette fois il ne désigna personne de sa baguette.
Il nous fit mettre à genoux, nous laissant à la surveillance de Mlle Châtelain, puis se retira encore après nous avoir simplement dit:
- Lorsque le coupable aura décidé d'avouer, qu'il vienne dans mon bureau.
A trois reprises, il vint nous observer, sans résultat apparent. Avant de regagner son bureau, il nous invita à nous rendre le "confessionnal" l'un après l'autre.
Quand ce fut mon tour, il me regarda sans sévérité, et me dit:
- Évidemment, ce n'est pas toi ?
Que voulez-vous que je lui réponde? Le regardant droit dans les yeux je fis un signe de dénégation avec ma tête. Il me pria d'appeler Dumur.
Lorsque nous fûmes tous passés par le confessionnal, Dupertuis revint, désigna trois pensionnaires (parmi lesquels je n'étais pas) et leur demanda de préparer leurs valises, disant que leurs parents ou tuteurs allaient venir les chercher. Le tout sans autre explication.
Après la forte pression subie ce jour-là, ma foi en Dieu et dans l'infaillibilité de M. Dupertuis vacilla quelque peu.
Quelques années plus tard, le home d'enfants ayant entre temps quitté Bois-Bougy pour s'installer dans un village au pied du jura, j'allai rendre visite à M. Dupertuis qui m'accueillit avec gentillesse.
A un moment donné, dans son bureau, je lui parlai de cette fameuse journée qui m'avait beaucoup marqué et je lui avouai que c'était moi qui avais volé l'écharpe à mon ami Gérard.
Il se souvenait à peine de l'incident. Je lui rafraîchis la mémoire. Il me répondit avec un flegme et un naturel extraordinaires.
- Évidemment, je ne pensais pas que c'était toi le coupable sinon je t'eusse désigné et châtié. Quel caractère! En général les coupables craquent avant...
- Dieu ne vous avait pas informé ?
- Laissons Dieu de côté dans cette affaire. Les garçons que j'ai renvoyés devaient être des cancres turbulents. C'était une bonne occasion pour en débarrasser la pension.
J'eus, un peu plus tard, un autre différent avec Dieu. J'avais, un jour, emprunté une somme importante à la petite caisse commune que nous gérions à tour de rôle. M. Dupertuis ou Mlle Châtelain la contrôlaient une à deux fois par mois. Lors d'une visite à Genthod, je ne parvins pas à subtiliser suffisamment d'argent dans le portefeuille de mon beau-père ou dans la boîte à gâteaux où ma mère cachait ses économies.
Inquiet du contrôle que je prévoyais imminent, j'achetai des billets de loterie pour le tirage du lendemain et priai Dieu de me faire gagner le gros lot.
Aucun de mes billets ne se révéla gagnant et aucun ne fut même remboursé. La semaine suivante, j'achetai cinq nouveaux billets et priai une fois encore longuement, à genoux, suppliant Dieu de me permettre au moins de remettre l'argent volé dans la caisse. Mon second appel au Seigneur ne fut pas plus entendu que le premier.
La surprise vint du contrôle. Mlle Châtelain ne vit rien d'anormal dans la tenue des comptes et désigna Robert pour gérer la caisse le mois suivant.
La toute puissance de Dieu me devint désormais suspecte alors que j'eusse plutôt dû convenir que la grâce du Seigneur pouvait emprunter des chemins imprévus.

Le costume de papa
Ayant beaucoup grandi, je n'avais plus ce qu'on appelait alors de "costume du dimanche" à ma taille. Mon père disposait d'un bel ensemble trois pièces de belle laine peignée qu'il ne revêtait que rarement, aux mariages et aux funérailles, habit qu'il proposa de faire mettre à mes mesures par un tailleur. C'était pour lui un sacrifice, je le savais. Ainsi fut fait, et me voilà pourvu d'un complet décent pour une année ou deux. Ce costume fut réaménagé trois fois, sans jamais rendre l'âme.

Collège de Nyon
Je me souviens avec émotion de quelques professeurs que j'eus à Nyon : M. René Déglon, professeur de français qui nous répétait souvent que "la psychologie féminine est une science occulte", M. Knaechtli, professeur de dessin, découvreur des "enseignes" du peintre jurassien Courbet, peintes à Nyon durant son exil en Suisse. M. Iffland, professeur d'allemand, timide et boutonneux, tout jeune encore. Ma terreur lorsque, dans une lecture visionnée à l'avance, j'apercevais le mot "schweiss" qui me procurait véritablement des sueurs froides.
J'imaginais déjà les rires de mes camarades et ma honte de me voir affublé de ce nom. Pourtant, à chaque fois, il ne se passait rien. Pas un sourire, pas une ironie... Cela montre bien que je n'étais pas bien dans ma tête, pas net.
D'ailleurs ce nom de Schmutz me fit terriblement souffrir. Il m'est aujourd'hui encore pénible de l'entendre. Un jour, quelques années plus tard, mon ami Milo, mon "frère", répéta à plusieurs reprises en rigolant, devant des amis tu ne t'appelles pas Schweizer voyons, mais Schmutz. Et à chaque fois, ce mot Schmutz me fit aussi mal que s'il me portait un coup de couteau...
Aucun raisonnement ne parvint jamais à me libérer de ce complexe M. Cuendet, surnommé Coin-Coin, notre professeur de grec, un long échalas maigre, sec et un peu voûté, mais bon comme le bon pain, était en même temps l'éminent animateur de la communauté darbyste à la doctrine rigide et très stricte, sorte de jansénisme protestant.
Pour son anniversaire, nous lui avions offert un joli canard vivant et un ouvrage de la collection de la Pléïade. Très émotif, il eut les larmes aux yeux.
A cette époque, je devins un adolescent instable. Touche-à-tout, je travaillais sans ordre ni méthode et n'achevais aucune de mes entreprises. J'avais envie d'émancipation, de voyages, de liberté. Bien que j'aie des aventures féminines, je n'étais pas satisfait et ne parvenais pas à m'attacher. Je me masturbais beaucoup.
Notre école expérimentait le système d'éducation très libéral de Montessori. La discipline et les notes étaient administrées par les élèves eux-mêmes sous la houlette d'un chef de classe nommé par les professeurs et les élèves.
C'est ainsi que, avec la complicité de Philippe et Florence nommés successivement chefs de classe, je pus me livrer à de petites escapades buissonnières vers les villes qui m'attiraient Genève et Lausanne.
Complexé et, tout à la fois d'une fatuité extrême, moi qui n'avais pas un rond, je réussissais grâce à de petits larcins à voyager en première classe, à déjeuner dans des restaurants chic, à m’endimanché. Bizarre.



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