lundi 5 décembre 2016

9) EXPÉDITION AFRICAINE



         L'été quarante-neuf, de passage à Genthod, je réalisai en douce une partie de la collection de timbres que mon père Benz avait laissé en garde à ma mère, et la bradai à un philatéliste des rues basses, vendis mes dictionnaires (Larousse du XXe siècle, Schweizer Lexikon et mes livres de classe chez Georg).
Pour couronner le tout, je fauchai les économies de ma mère, fis les poches de mon beau-père et, riche de plus de mille francs suisses - ce qui à l'époque représentait une sacrée somme - je projetai avec Pierre Zwang, un copain aussi tordu que moi, de gagner l'Afrique du Sud via le Sahara et l'Afrique noire.
Nous ne doutions de rien. Sur un atlas le monde est si tentant et si petit (Aux yeux des cartes et des estampes...). Pierre Zwang, comme moi, était un garçon instable. Mais là s'arrêtaient nos convergences.
Autant j'aimais les arts poésie, musique, peinture, théâtre, autant les arts le laissaient froid.
Il s'intéressait aux huit V, comme il les appelait : vacances, voyage, vitesse, voitures, vin, voyance, voyous, vulves, appartenant autant à des vierges qu'à des vamps...
Pour commencer, nous prenons à la gare Cornavin des billets de troisième classe pour Marseille et deux traversées en classe pont de Marseille à Alger.
Puis, nous allons changer la quasi totalité de notre bel et bon argent suisse en francs français et en livres sterling au bureau de change de la gare.
Nous savions que nous n'avions pas le droit de passer la frontière avec plus de vingt mille francs français (anciens) de l'époque, clearing oblige. Pour être en règle, nous aurions dû changer nos francs suisses dans une banque française, à un taux beaucoup moins favorable évidemment. Le changeur suisse étant probablement de mèche avec les douaniers français, ne nous mit pas en garde.
Stupidement, mon camarade et moi dissimulons l'excédent de notre cagnotte dans nos chaussettes. Et, nous voilà passant la douane qui se déroulait dans la gare Cornavin même, en territoire suisse. Là, à notre grande honte, nous fûmes fouillés à corps et notre pactole découvert.
Confisqué, - au-delà de la somme autorisée -, moyennant un reçu en bonne et due forme et l'inscription de la somme tolérée inscrite sur le passeport. Nous voilà partis pour l'autre bout du monde avec chacun de quoi tenir quinze jours ou 20 jours au plus. Notre expédition débutait plutôt mal. Mais, au lieu de renoncer, nous prenons le train pour Marseille, comptant sur notre bonne étoile.
A côté de nos solides wagons helvétiques aux blondes banquettes de bois bien proprettes, les voitures de troisième classe françaises étaient crasseuses et plutôt sinistres. Chez nous, la traction était déjà électrique. En France la vapeur régnait encore en maîtresse.
Nous découvrons avec ravissement le panache de fumée imprégné de suie et les escarbilles brûlantes généreusement rejetées par la locomotive rugissant en abordant les passages à niveau non gardés.
Pour les deux adolescents avides de dépaysement que nous étions, ce train nous apparut comme le plus beau du monde.
Les gares sombres sentant la fumée, la foule grise, les visages hébétés de lassitude, les rames prises d'assaut sans ménagement - un calvaire pour les autres voyageurs - représentaient pour nous une merveilleuse aventure sur une autre planète.
Après Lyon, le descente de la vallée du Rhône fut un enchantement.
Tout nous parut surprenant, riant, différent de chez nous. Les champs de blé étaient encore moissonnés à la main. Par la fenêtre du train, nous assistions à des scènes bucoliques d'autrefois.
A partir de Valence, de Montélimar, le paysage, la végétation et l'architecture changeaient radicalement. Les tuiles rondes du midi remplaçaient les toits de chaume ou de tuiles plates. Les façades des maisons semblaient moins sévères. Les crépis couleur ocre clair ou foncé égayaient les villages traversés.
L'accent chantant des voyageurs qui prenaient peu à peu la place des gens du nord, fleurait bon l'huile d'olive, l'ail et la langue d'oc. Plus de vivacité, de naturel, de gaieté dans les regards et les comportements.
Voilà plus de douze heures que nous voyagions dans ce train bondé. A dix heures du matin, nous eûmes droit au mâcon - saucisson et pâtés - accompagné de vin blanc ou rouge que les autres voyageurs partageaient volontiers avec nous. A midi, déjeuner au poulet, fromage et côtes-du Rhône. A quatre heures, tartes aux figues et nougatine. Et à chaque fois, le gorgeon de rouge.
Nous n'avions rien à offrir en échange, sinon quelques tablettes de chocolat Suchard ou Nestlé, au lait fondant à la chaleur, que nos compagnons de voyage semblaient beaucoup apprécier.
Jamais dans un train suisse nous n'avions connu cette joyeuse convivialité. Chez nous, les gens sont plus froids. Moins causants.
Radins. Ils restent chacun dans leur coin. Ils lisent, ils rêvassent, sans oser se parler. Quant à déballer son pique-nique et à faire ripaille dans un wagon, cela ne se faisait pas.
Vers neuf heures du soir, le coucher du soleil sur l'étang de Berre fut un spectacle féerique.
Jamais encore je n'avais assisté à un crépuscule d'une telle beauté. En Suisse, il y a toujours une colline, des montagnes pour vous barrer l'horizon. Ici, j'eus pour la première fois la sensation bouleversante de découvrir l'infini. Je murmurai pour moi-même Harmonie du soir, un poème de circonstance, que je connaissais par coeur.
Valse mélancolique et langoureux vertige.Il représentait alors pour moi avec la Fabiola de Henner, la Vierge aux Rochers de Léonard de Vinci et Ma Bohême de Rimbaud, le menuet de Mozart et quelques airs d'opéra, l'un des sommets de l'art.

Marseille
Gare Saint Charles. Un autre monde. Sur les quais grouillants d’une population bigarrée, des dizaines de porteurs et de mendiants nous assaillent.
Nous nous logeons pour deux cents francs la chambre à grand lit dans un hôtel minable sans savoir que c'était un hôtel de passe. Il portait une enseigne prometteuse Grand hôtel palace des Bains et des Oasis.
A la caisse, une énorme bonne femme aux chairs généreuses débordant de partout de sa robe trop étroite. Elle nous évalua de son regard velouté, jouant des prunelles - ses yeux étaient la seule chose belle dans son corps grotesque.
- Pour vous mes chéris, ce sera 90 francs. 160 pour deux nuits. Dix francs de supplément pour la serviette et le savon.
La chambre 22 est au second.
Dans l'escalier nous croisons deux nègres et trois arabes qui nous regardent avec étonnement. La pièce qui nous est allouée est sordide,
avec sur une commode bancale un broc d'eau ébréché planté au milieu d'une cuvette en céramique crasseuse.

Valérie
A peine installés dans cette piaule qui ne ferme pas à clé, voilà qu’une fille très jeune, une métisse aux yeux clairs, vient le plus naturellement du monde nous proposer ses faveurs. S'asseyant familièrement sur le bord du grand lit aux ressorts défoncés, elle déboutonne son chemisier et nous dévoile une poitrine d'une beauté à couper le souffle. Ses seins magnifiques, couleur bronze clair ont le galbe idéal.
Pour moi, ils reflètent le nombre d'or.
A dire vrai, nous n'étions pas tellement au fait Pierre et moi du monde de la prostitution. Evidemment, nous savions que cela existait. A Genève la rue des Étuves était connue de la Suisse entière pour ses tavernes et ses filles de joie.
Personnellement, je n'avais encore jamais payé une fille et il ne me serait même pas venu à l'idée de le faire. Je considérais l’amour comme un acte naturel, sain, un échange de sensations, une communion des corps et souvent même des esprits, sans accepter jamais de le voir tomber au niveau vulgaire d'une opération commerciale.
Naïfs, nous racontons à Valérie notre voyage et nos projets, lui confions également nos mésaventures douanières qui la font rire aux larmes.
Si je comprends bien, vous n'avez pas le sou et vous voulez traverser l'Afrique. Eh bien tant pis pour moi, vous aurez tout de même droit à mes câlins. Cela me vengera de ces vieux salauds dégoûtants qui me paient.
Sans la moindre gêne, elle nous déboutonne habilement, sort de nos braguettes nos timides bites d'adolescents avant de dégager nos couilles des slips qui les moulent.
La mignonne tâte délicatement nos bijoux de famille avant de se pencher sur eux.
Et nous voilà découvrant à tour de rôle, dans la bouche de cette gamine, les délices de la fellation, suivies des exquises sensation de l'éjaculation. Comprenant à notre attitude que nous étions plutôt novices en la matière, elle nous toiletta le vit après l'usage et chuchota, ravie :
- Ainsi, mes mignons, c'est la première fois qu'on vous taille une pipe, qu'on vous fait une turlute ? Comme nous restons muets, elle ajoute:
- Eh bien, mes jolis, il va me falloir vous faire un brin d'éducation si vous voulez traverser l'Afrique et atteindre le Cap de Bonne Espérance sans que les Négresses ne vous croquent en chemin. La feuille de rose, vous connaissez ? Et le petit train d'Edimbourg, la brouette japonaise, le repos du guerrier ? Ah! vous en avez des choses à apprendre. Je vous envie.
A cet instant, la porte de notre chambre s'ouvre brutalement et la patronne de l'hôtel s'encadre dans le chambranle.
- Dis-donc ma petiote, mon colibri, y'a du meilleur gibier que ces deux puceaux qui t'attend. Le Père Guigno exige que ce soit toi qui le soulage ce soir, sans ça, il menace de ne plus revenir...
- Ça va! C'est pas vraiment que ça m'enchante de papouiller ce vieux dégoûtant... Mais, quand il faut y aller, faut y aller.
La porte refermée, Valérie nous embrasse les couilles et nous dit:
Je vais vous envoyer ma petite soeur pendant que je m'occupe du vieux. La nuit fut faste...

Visite de Marseille
A six heures du matin nous étions debout, pour visiter la ville. Le vieux port ravagé par la guerre se relevait de ses ruines. Le marché aux poissons nous enchanta par ses cris, ses accents savoureux, ses homériques algarades entre harengères, ses odeurs d'ail, de basilic et d'épices.
Le bateau qui doit nous emmener en Afrique ne partant que le lendemain soir, nous en profitons Pierre et moi pour visiter Marseille.
Chacun à notre manière.
Selon l'habitude que je conserverai durant toute ma vie, quand je visite une ville inconnue, je me rends d'abord dans une bibliothèque feuilleter les livres qui en parlent. Puis je visite un musée d'art avant d’entrer dans une église ancienne afin de m'imprégner de ses parfums d'encens et d'ambiance. Et, si je suis en fonds, je m'offre une place à l'Opéra.
Pierre, lui, se fichait Pierre, lui, se fichait de la musique, des livres, de la peinture, des antiquités en général qu'il traitait de "bric-à-brac pour rombières et intellos". Il ne s'intéressait qu'aux châssis "beaux châssis de filles, de voitures et autres belles mécaniques", comme il aimait à dire.
Nous nous retrouvons le soir à une terrasse et j'entraîne Pierre à l'Opéra. Presque de force. Au programme Wagner.
Juste après la guerre, les Meistersinger de Wagner à l'Opéra de Marseille, il fallait oser! De plus, les Maîtres chanteurs étaient présentés en version française.

Wagner à l'Opéra de Marseille!
J'aime à la folie l'ambiance des vieilles salles de théâtre baroques, un peu désuètes, j'adore ce public touchant et familier d'amateurs initiés.
A l'Opéra de Marseille, je fus servi.
Ce soir, le public du parterre, des baignoires et des loges du premier balcon est plutôt clairsemé. Mais le poulailler affiche complet. Les places n'y sont pas chères.
Dès l'ouverture, ça bruisse et ça glousse dans les galeries supérieures.
Visiblement, les titis marseillais amateurs d'opéra semblent allergiques à Wagner et sont venus là pour chahuter.
A cet âge-là, je n'appréciais pas non plus Wagner à sa juste valeur. Je ne l'avais d'ailleurs entendu qu'en disques. Jamais en salle. Mais, en toutes choses, je me fie au goût des amis, des maîtres ou des proches dont j'accepte l'autorité.
Pour ma mère et mon père, pour tante Fanny, Wagner était un dieu.
Mais, ce soir-là, les Maîtres chanteurs sombrèrent dans le ridicule.
Ces personnages bedonnants qui gesticulaient dans des costumes surannés, chantant à l'ancienne, avé l'accent du midi, sur fond de décor hyperréalisme avant la lettre, c'était à mourir de rire.
Il y eut bien quelques "chut chut" agacés émanant du parterre. Mais ce fut un provocant et tonitruant « Fermez vos gueules, connards » claironné depuis le premier balcon qui déclencha huées et chahut.
A la sortie, mon ami Pierre, ravi de la soirée me dit: - Jamais je n’aurais pensé que Wagner soit si drôle. Mais, rassure-toi, c'est la première fois et aussi la dernière, que je vais à l'Opéra.
De retour à notre Grand hôtel palace des Bains et des Oasis*, nous nous endormons sur notre grabat, sans nous déshabiller, pour un sommeil sans rêves.
* Dans les années quarante et cinquante, un certain nombre d’hôtels très modestes portaient, un peu partout dans le monde, une enseigne clinquante au nom pompeux et amusant. Comme j'en demandais la raison à un hôtelier, il me dit "C'est très simple, beaucoup de clients peu habitués à voyager réservent leur chambre par correspondance.
Voyant un "palace" afficher des prix plutôt sympa, ils tombent dans le panneau, payent leur séjour d'avance et se retrouvent dans un taudis.
Ces gogols, se rattrapent sur le papier à lettres le plus souvent payant de l'établissement, dont ils usent et abusent, espérant éblouir leurs proches et leurs relations, par la riche en-tête de leur missive. Où va se nicher la fatuité !

Alger-la-Blanche

Alger la Blanche

En embarquant à bord du Ville d'Alger, nous possédions Pierre et moi, en tout et pour tout, cinq mille francs.
Après une nuit de traversée en classe pont effectuée par mer calme, voilà poindre, au petit jour, devant nos yeux éberlués, Alger la magnifique.
En abordant la côte africaine, j'eus un véritable coup au coeur. Toutes les images et les mirages entrevus par mon imagination dans mes rêves et mes lectures, se bousculèrent dans ma tête en fête.
Après l'accostage, avant de quitter le navire, pressé par un besoin urgent, je me faufilai, sac au dos, vers le pont de première classe pour payer mes impôts et faire un brin de toilette.
Je me retrouvai dans une luxueuse salle de bains, avec baignoire en marbre et WC confortables, où je pris une douche, me rasai et déposai avec plaisir dans la cuvette mes offrandes à la nature.
Je profitai de l'opportunité qui se présentait pour rafler savonnettes, parfum, serviette de bain mis à la disposition des passagers, me remboursant largement du coût modique de la traversée.
Au moment de sortir, j'inspectai la pièce pour voir si je n'avais rien oublié, comme mon père me l'avait appris. En pivotant, sac au dos mon sac de couchage fit tomber un objet placé au-dessus de l’armoire de toilette encastrée dans la paroi du navire. Je le ramassai. C'était une enveloppe kraft, contenant un portefeuille en marocain bleu liseré d’or fin. Je le plaçai sans l'ouvrir dans une poche de ma saharienne et me dirigeai vers la sortie.
Au passage de la douane, j'eus un petit pincement au coeur. Si le douanier me fouillait et venait à découvrir le portefeuille? Je ne savais même pas ce qu'il contenait.
Mais à la douane et au guichet de la police, tout se passa bien. Me trouvant dans la file de passagers de première classe, les préposés pressés d'aller jouer aux cartes, ne jetèrent même pas un regard sur mon passeport et n'examinèrent pas du tout mes bagages.
Sur le port, je dus attendre Pierre pendant plus d'un quart d'heure. Lui avait été interrogé sur l'état de ses finances, avait du présenter son portefeuille, s'était vu réclamer son billet de retour. Comme il n'en avait pas, il fut fouillé à corps. Mais devant sa jeunesse, sa bonne mine et son air sincère, il s'était vu apposer un beau coup de tampon sur son passeport suisse tout neuf. Notre premier objectif fut de trouver un café, car nous étions affamés.
Pour cela, nous avions l'embarras du choix.

Une véritable fortune
Pendant que Pierre allait à son tour faire un brin de toilette aux WC de l'établissement, je jetai un coup d'oeil dans le portefeuille trouvé. Il contenait beaucoup d'argent français (près d'un million ancien) et cinq cents dollars. Une véritable fortune.
Pas de carte de visite ou d'identité. Seule étrangeté un demi billet de dix mille francs, coupé net, au rasoir...
Je balançai un instant si j'allais mettre Pierre dans la confidence de ma trouvaille. Je décidai que non. Bien m'en prit*.
* Il m'arrivera à plusieurs reprises de trouver, par hasard, des sommes importantes au moment où j'en ai le plus besoin.
La dernière fois, au foyer d l'Opéra Garnier, en compagnie de Carole, à l'entr'acte, je trouve à mes pieds, devant le bar, une liasse impressionnante de billets de 500 f. Je les ramasse, sans être vu de personne. Mais, comme je suis dans une période faste, je les remets au barman, sans réfléchir.

Rue de la Vieille douane.
Pierre qui aime les rues chaudes, et à qui notre bonne fortune de Marseille avait donné des idées, me suggéra de loger dans un petit hôtel proche du port.
Moi, je préférerais résider près d'un musée ou d'une grande bibliothèque, mais tout ici semble si nouveau, si exotique, que va pour la rue de la Vieille Douane.
Alger, sa vie grouillante, son mélange de races, d'idiomes, de costumes, est pour moi un régal. J'aime aussi ces odeurs d'épices, ses chants, ses mélopées, le linge multicolore séchant aux fenêtres, le bruissement du vent dans les palmiers. Ici, le spectacle est dans la rue...
Pierre est ravi. Les petits mendiants nous offrent leurs services pour quelques sous et, comme nous restons de marbre devant leurs suggestions, ils nous proposent leur petite soeur... pour encore moins cher.
Nous jetons notre dévolu sur le Grand Hôtel d'Afrique et des Colonies.
Allongé sur un rocking chair délabré, en plein courant d'air, le patron en sueur s'évente à l'aide d'un chasse-mouches.
Sans se lever, il nous annonce le tarif cent francs la nuit pour la chambre à deux lits, cinq cents francs la semaine... mille six cents francs pour le mois. Savon et serviette en plus. On paie d'avance.
Comme nous agréons ces conditions, il empoche les cinq cents francs que je lui tends, frappe dans ses mains et appelle:
- Ahmed Djamila Ici, fissa.
Deux gamins, dans les treize-quatorze ans déboulent. La fillette souriante et rigolote s'empare de mon sac, Ahmed de celui de Pierre.
Arrivés au cinquième, évidemment sans ascenseur, les gamins déposent nos bagages sur le lit et tendent leurs mains vers nous, le regard effronté bakchich.
Je ne m'étais pas encore fait à cette mendicité perpétuelle découverte dès Marseille. Comme je n'avais pas de petite monnaie, je leur tendis une pièce de dix francs. Ils se la disputèrent férocement.
Ce qui devait arriver, arriva.
Dès le premier soir, nous promenant dans le quartier chic, Pierre Zwang se voit relancé à plusieurs reprises par une jolie métisse.
Prenant ses oeillades pour de l'amour pur et désintéressé, n’écoutant que son instinct, mon ami, pourtant prévenu, tombe dans les filets de la séduisante professionnelle et me quitte pour la suivre.
Moi je poursuis ma promenade dans la nuit tiède et parfumée, résiste sans trop de peine aux appels des péripatéticiennes, à leurs promesses de voluptés fabuleuses murmurées à l'oreille. Avant de rentrer à notre hôtel, je sirote quelques anisettes à une terrasse de café en croquant des olives.
La réception de l'hôtel semble déserte. En prenant la clé au tableau, j'entends un petit bruit provenant de l'alcôve réservée au veilleur de nuit.

Djamila
Djamila apparaît, délicieuse et souriante dans une sorte de courte chemise collante et transparente.
Sans que je lui demande quoi que ce soit, elle me prend gentiment par le bras et m'emmène vers ma chambre. Cinq étages de caresses, de baisers ne me laissent pas indifférents. Je la laisse faire et je fais bien, car elle fait tout ce que je désire.
Avare ni de son temps, ni de son corps, Djamila me fait passer quelques heures délicieuses. Quand elle me laisse et que je veux lui donner un petit cadeau, elle me dit:
- Non, pas ce soir, nous verrons ça demain, si tu veux encore de moi...
Pierre n'est pas rentré de la nuit.
Je passe ma journée à visiter Alger. Le dépaysement est complet. Pour la première fois de ma vie je vois le clivage social non plus seulement entre riches et pauvres.
J'ai vu des pauvres en Suisse, plutôt rares ou cachés. J'ai côtoyé des pauvres en Italie et il y a trois jours encore à Marseille. Mais ici à Alger il y a le Blanc d'un côté et le Bougnoule, de l'autre.
Pourtant, au bout de deux jours, je me suis rendu compte d’une nuance encore plus subtile dans les rapports entre les deux classes sociales l'Arabe arrivé méprise le petit blanc, le blanc pauvre, dans la débine le clochard blanc.
Ainsi un auto-stoppeur comme moi, tout blanc, blond et instruit que j'étais, mais voyageant sac au dos et logeant dans un hôtel de la dernière catégorie, intriguait les autochtones bien davantage que les Colons.
Je laisse un mot destiné à Pierre sur mon lit puis visite la somptueuse bibliothèque de la ville d'Alger, où je compulse des ouvrages de voyages, j'explore ensuite rapidement le musée de préhistoire et d'ethnographie ainsi que celui des Beaux-Arts.
Je vais manger une glace au Jardin Botanique avant de rejoindre notre hôtel par le chemin des écoliers. Pierre ne rentrera que le lendemain.
Pieds nus, en guenilles, gandoura sale et déchirée. Crevé, crasseux, pas rasé, affamé.
- T'as pas quelque chose à manger ? J'ai une de ces dalles.
- Des glibettes, du raisin, des dattes, du saucisson et du gros rouge qui tache.
- Donne toujours!
- Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Qu'est-ce que c'est que ces frusques ?
Tout en mangeant et buvant, Pierre raconte:
- Lorsque je t'ai quitté avec Mariuca, je ne savais absolument pas ce qui allait m'arriver. Un véritable guet-apens. Au début, ce fut génial.
Cette fille s'est révélée une véritable bombe sexuelle. Elle m'a fait le grand jeu. Jamais je n'ai fait l'amour comme ça. Puis on a bu abondamment et fumé du kif. Ensuite, elle a appelé ses copines et j’ai vécu une orgie pas possible.
- Tu te trouvais où ? Chez elle ?

- Dans une piaule sordide quelque part dans la Casbah. Avec des cancrelats qui couraient sur les murs et des scorpions partout. Là, tandis qu'elles jouaient sur une sorte de guitare, je me suis endormi comme une souche, assommé par l'alcool et la drogue.
Quand je me suis réveillé, je n'avais plus de montre, ma saharienne s'était envolée avec mon argent et mes papiers, mon short et mes sandales disparus... la pièce vide. Même les oreillers, le grabat et les tapis s'étaient faits la malle. Seuls les scorpions noirs et les cancrelats restaient pour me narguer.
Dans un coin du gourbi j'ai trouvé ces frusques dont il a bien fallu que je me vête pour ne pas sortir nu. Heureusement, nul ne s'est intéressé à moi, et j'ai pu arriver ici sans encombres. Voilà, tu sais tout... J’espère que tu as encore un peu d'argent...
- Vraiment pas de quoi faire des folies. Mais je pense qu'en cherchant un peu, nous on pourrions trouver du travail...
- Pour moi, pas question de rester dans ce pays pourri...
- Alors comment vas-tu faire ? Si tu n'as même plus l'argent du retour...
- Je vais aller au Consulat suisse, ils vont bien trouver une solution pour me rapatrier...
- Tu sais que nous sommes mineurs et que si nos parents nous font rechercher, tu vas rentrer en Suisse entre deux gendarmes.
- M'en fous... J'peux plus rester dans cette "charogne" de ville...
Ainsi fut fait. Je l'accompagnai à la porte du Consulat dont les services enregistrèrent sa déposition et lui délivrèrent un récépissé de perte de passeport.
Pierre eut droit à un titre de transport valable pour le départ le soir même, en classe pont, à bord d'un paquebot en partance pour Marseille. On lui remit également un peu d'argent contre un reçu, sous forme de prêt d'honneur, somme qu'il aurait à rembourser en Suisse, à la chancellerie... Cela devait lui permettre d'acheter des vêtements décents et de subvenir à ses frais durant le voyage de retour.
Ainsi, Pierre a-t-il pu s'acheter un short, des sandales, une chemisette etc, se rhabillant de pied en cap aux frais de la confédération helvétique.
En chemin, nous nous arrêtons dans un établissement de bains-douches réservé aux métropolitains, où Pierre se doucha pour la première fois à l'eau chaude, depuis notre départ de Genève.
Comme me l'avait appris à faire Henri Leuba, un camarade autostoppeur genevois qui avait fait le tour du monde, j'en profitai pour laver mon slip et ma chemisette que je renfilai sur moi mouillés et sans repassage... mais propres.
Juste avant son départ, je remis à Pierre une petite somme prélevé sur mon magot.
Pierre reparti en Suisse, je me rendis à la bibliothèque et établis un plan de voyage sérieux pour traverser le Sahara.
Laghouat - Ghardaïa la capitale du Mzab, - El Goléa - In Salah - bifurcation possible vers Tadjmaout - In Ekker - Tamanrasset. Sûr de moi, je ne doutais de rien. Mais grâce à ce que j'avais conservé du contenu du portefeuille trouvé à bord du paquebot, je disposais d’un solide viatique.
...Soit à In Salah, bifurcation vers Reggan - Bidon V puis passage au Soudan (devenu Mali) à Sounfat et descente vers Bourem sur le Niger et Tombouctou.
Lorsque je parlai au conservateur de la bibliothèque de mon projet, il me dit:
- Hé là, prenez garde, mon jeune ami. Sur les cartes, tout semble facile et séduisant, mais il en va tout autrement sur le terrain. Un tel voyage seul, en auto-stop, me paraît impossible car, hormis les militaires, il n’y a pas beaucoup de circulation dans ces coins-là.
Vous feriez mieux de visiter les villes de la côte. Mais je vais vous faire rencontrer un ami, le capitaine de la Gontrie. Il connaît bien le Sud. Il a vécu plusieurs années avec les Touaregs comme officier des affaires spéciales... Il vient dîner demain soir, soyez des nôtres.
Il me donna sa carte, me priant de venir sans façon, en célibataire, vers les 9 heures du soir.
Alain Finbert habitait une exquise garçonnière dans le quartier résidentiel des hauts d'Alger. Dans son vaste atelier de peintre niché dans une oasis urbaine à la végétation exubérante, il vivait entouré de bibelots, de meubles exotiques et d'oeuvres d'art. Des tapis noués à la main partout, sur le sol, sur les murs jusque dans les toilettes et la salle de bains.
Son ami, Hubert de la Gontrie était un de ces jeunes officiers très "vieille France" comme on disait alors des gens tout simplement bien élevés.
A côté de cet officier en tenue impeccable, au langage châtié, aux intonations précieuses, je me sentais un vrai paysan mal dégrossi et plutôt "mal helvète".
Lorsque je m'ouvris de mon projet de traversée du Sahara, en autostop, en solitaire, il se prit à rire à gorge déployée, sans que ce rire spontané, sincère, n'eût rien de désobligeant.
- Eh bien, mon garçon, vous ne manquez pas de culot! L’aventure projetée est une aimable utopie. Vous êtes bien jeune, et vous débordez d'énergie, cela se voit, plein d'enthousiasme.
Habitué je présume à patrouiller dans vos belles et fraîches montagnes riches en torrents et en cascades aux eaux pures, vous ne pouvez imaginer les rudesses du climat saharien.
Le pays que vous envisagez de traverser en été est le plus vaste désert de la terre et le plus chaud.
La température entre la nuit et le jour peut varier de 50 . Tamanrasset et le Hoggar sont à plus de 1500 kilomètres à vol d'oiseau, donc à près de 2500 kilomètres par des routes défoncées et des pistes qui se déplacent au gré du vent. Le simoun, ce vent de sable brûlant qui pénètre partout et efface impitoyablement toutes traces sur le sol a tué plus d'hommes que les rezzous, ou les combats. Là-bas c'est la soif et la faim qui tuent.
Nous-mêmes, armés de véhicules tout terrains, équipés pour le désert, mettons parfois plus d'une semaine pour rallier Tamanrasset à partir de Béchar ou de Toggourt.
A votre place je commencerais par acheter une carte détaillée du pays, un Bedaeker et le Coran. Puis je visiterais dans un premier temps quelques-unes des merveilles que rassemble ce pays, et réserverais pour plus tard la réalisation de mon rêve.
Il parlait bien l'officier, mais un Suisse c'est bien connu, est plus têtu qu'un âne.
Je remerciai mon bibliothécaire pour son accueil charmant, saluai le jeune officier, et me préparai à en faire à ma tête.
Chez un libraire brocanteur, j'acquis quelques mauvaises cartes du pays, - les cartes détaillées étaient réservées aux militaires - un vieux Bedaeker et un Coran dépenaillé mais annoté.
La facilité avec laquelle Pierre était parvenu à se faire rapatrier d’Alger par le consulat suisse, me donna l'idée d'en faire autant, mais de beaucoup plus loin, pourquoi pas de Tamanrasset, du Soudan ou du Niger si je ne parvenais pas jusqu'au Cap de Bonne Espérance?

Jef
Le samedi je quittais Alger par la route de Géryville. Un garagiste qui allait livrer une automobile neuve à un riche colon de la Mitidja m'emmena à bord de son camion jusqu'à Blida. Là, dans une station service, il parla pour moi à un chauffeur de poids lourd appartenant à une société de transports avec laquelle il travaillait et dont il connaissait le patron. La solidarité pied-noir n'était pas un vain mot.
Joseph, familièrement Jef, était un type énorme, dans tous les sens du mot. Cent vingt kilos, buvant trois litres d'eau et quatre litres de vin par jour, des bras comme des jambons que couronnait une trogne rubiconde brûlée par le soleil. Il respirait la force, rayonnait de joie de vivre et de santé.
Jef me dit qu'il en avait pour deux ou trois heures au garage, à faire réviser son bahut. J'en profitai pour visiter l'antique cité andalouse dont des tremblements de terre successifs avaient, au siècle dernier, détruit les principales merveilles architecturales. Mais la ville gardait de beaux restes et la population se montrait à la fois fière et généreuse.
Vers midi la chaleur devint insupportable et les gens s'étaient retirés chez eux à l'ombre de leurs patios. Je me réfugiai dans une église où un vieux clochard berbère avait déjà pris ses aises sur les dalles relativement fraîches.
Nous avons partagé notre déjeuner en frères, un quignon de pain serti d'ail rose et de lamelles d'oignons, arrosé d'huile d'olives. Une orange et des dattes comme dessert. Je refusai de boire à la bouteille le gros rouge qui m'était offert. Aujourd'hui encore, j'éprouve un recul lorsqu’il s'agit de boire au même verre ou au goulot avec d'autres.
Puis, je regagnai la station service. Jef faisait la sieste sous un bouquet de palmiers. J'attendis qu'il se réveille, observant cette montagne de chair et de muscles que prolongeait une incroyable hure couronnée par une crinière de cheveux fous.
Lorsqu'il se releva, d'un bond, la terre parut trembler. Il me jeta un regard de connivence et, dans un bâillement, alla soulager sa vessie contre une haie de lauriers roses, me disant, par-dessus son épaule : -
Tu vois, Guillaume Tell, rien ne vaudra jamais une petite sieste et de lansquiner dans la nature.
Il se retourna, secouant son chibre énorme pour en secouer les dernières gouttes avant de ranger son monument dans son froc.
- Tu ferais bien d'en faire autant, fiston.
Mais, après avoir vu sa trompe, je craignais d'exhiber mon modeste petit sexe et qu'il se moque de sa modestie.

Au pays des des Ouled Naïls
En deux jours, sur la route, Jef m'apprit toutes sortes de choses sur le pays, informations que l'on ne retrouve guère dans les livres. En traversant les contreforts des Ouled Naïls, il me dit comment les filles pauvres des tribus montagnardes de cette contrée constituaient leur dot grâce à la prostitution. Selon Jef, les petits garçons les plus beaux étaient vendus à de véritables négriers pour satisfaire la luxure de riches pédérastes d'Europe ou du Moyen-Orient.
Il me raconta aussi comment des chercheurs de trésors font aujourd'hui encore fortune en découvrant de temps à autre des caches d'or ou d'ivoire dans la montagne. Ramenées du Sud par les trafiquants berbères, ces richesses étaient hâtivement dissimulées dans des caches lors des rezzous. Les caravaniers massacrés jusqu’au dernier, le trésor échappait aux brigands.

Le Trésor des Garamantes
Jef me parla aussi de la juteuse arnaque des trafiquants du Sud que représentait la vente aux militaires français et aux touristes de superbes émeraudes qu'ils présentaient comme issues du mythique Trésor des Garamantes. Or ces pierres n'étaient en fait que des amazonites, abondantes dans la région du Tibesti, et qui avaient berné bien des explorateurs.
Le soir, nous dormions chez l'habitant. Pour satisfaire sa riche nature, il échangeait un bracelet ou un collier de fantaisie, contre une compagne pour la nuit. Mais, attention, me dit-il, le premier soir, il me faut des filles formées, sinon, avec mon outil, je les défoncerais.
Très fier de l'envergure de son sexe, il l'exhibait volontiers, et je dois dire qu'à part le chibre de Nanard-la-grosse-bite que je connaîtrai à Paris, boulevard de Courcelles, je n'en verrais jamais d’aussi impressionnant.

Baba Amirouche
A l'étape d'Hassi Bahbha, Jef avait ses habitudes chez la mère Amirouche, une ancienne prostituée qu'il surnommait "Baba". Avant de monter à Paris où elle avait fait fortune dans les années vingt, elle avait fait son apprentissage dans la galanterie dans un bouge d'Alger. Avec son bas de laine, elle retourna en Algérie et créa une maison de passe renommée à Oran. Mais son associé, un maquereau impitoyable, la ruina, emmenant ses plus jeunes et jolies pensionnaires au Maroc.
C'est avec le maigre pécule qu'elle put sauver du naufrage qu'elle vint s'enterrer dans ce bled. Grâce à sa cuisine et aux serveuses avenantes et peu farouches qu'elle recrutait, Baba Amirouche sut faire reconnaître son établissement comme le meilleur gîte d'étape entre Blida et Ghardaïa, par tous les chauffeurs et les voyageurs qui se dirigeaient ou revenaient du grand sud.
Je séjournai plusieurs jours à Laghouat avant de trouver un chauffeur qui accepte de m'emmener à Ghardaïa, qui sera le terminus de mon voyage.

Le M'zab
En effet, le Mzab fut pour moi une découverte extraordinaire. C'est à Mélika, à Beni-Izguen, à Bounoura que je fis une rencontre décisive, celle de la beauté architecturale à l'état pur, cette beauté qui inspira tant de grands architectes, en particulier mon compatriote Le Corbusier. Il est indéniable que les lignes très pures de la chapelle de Ronchamp lui furent inspirées par l'art ibadite.
J'eus la chance de visiter le M'zab en compagnie d'un homme hors du commun, celui-là même qui fit connaître au monde les merveilleux dessins rupestres du Tassili.
Étant un lève tôt, j'aime partir en promenade avant le lever du jour pour savourer la fraîcheur de la nuit avant qu'elle se dissipe. J'apprécie les teintes exquises et fragiles de cette "aurore aux doigts de rose" qu’on chanté Homère et les poètes grecs.
Veillant à ne jamais enfreindre les lois non écrites des traditions ibadites, - en particulier ne pas enjamber une tombe même dissimulée sous le sable - j'allais, Coran à la main, recueils de poèmes en poche, méditer auprès des mosquées des saints ou de leurs tombeaux.
L'inconnu me surprit assis sous un palmier, - unique arbre à trois cents mètres à la ronde - en train de parler tout seul, devant le tombeau de Sidi Bou Gdemma, fondateur de Ghardaïa.
Debout, un peu en arrière de moi, il regardait dans la même direction vers le bas de la colline d'où, montait vers nous, en musardant, cet escalier unique au monde, au tracé d'une beauté irréfutable.
L'émotion qui m'étreignait semblait partagée. Nous ne nous sommes pas regardés, pas parlé. Sans nous connaître, - je l'apprendrai plus tard - nous étions en résonance, nos esprits en communion.
Le voyageur inconnu s'en alla le premier. Je le suivis d'assez loin. Nos chemins se séparèrent au pied de la colline. Je traversai la palmeraie, il la contourna.
Nous nous sommes revus, le lendemain, sur la place du marché de Mélika la bien nommée (la reine). Je suivais du regard la silhouette élégante et frêle d'une jeune femme, dont le haïk d'une blancheur éblouissante ne laissait entrevoir qu'un unique et fascinant oeil noir.
Proche de moi, un homme élancé, vêtu d'une kachabia rayée, me sourit. J'étais trop timide pour répondre à son sourire.
Sous son regard insistant je reconnus l'inconnu de la veille. Nous ne nous parlerons pas encore ce jour-là.

Henri Lhote
Ce ne sera que le surlendemain, un peu avant l'aurore, attendant sagement l'ouverture de la porte de Beni-Izguen la ville sainte, que nous faisons vraiment connaissance. En effet, nul étranger ne pouvait alors séjourner dans la cité close après la nuit tombée.
Il se présenta : Henri Lhote. Ce nom ne me disait rien. Explorateur, inventeur des peintures rupestres du Tassili et du Hoggar on le considérait comme le spécialiste des Touaregs. Pendant quelques jours nous demeurons inséparables.
C'est en sa compagnie que je prends conscience pour la première fois de l'intérêt qu'un adulte porte à ce que je dis et à ce que je pense, et échange des idées avec moi d'égal à égal. Jusqu'à présent, j’avais toujours l'impression d'être l'élève, le cancre.
Un matin, tôt, avant le prière, il me fit rencontrer Sidi Ammi Saïd, un sage centenaire, aveugle, mais ayant encore toute sa tête.
Lhote m'emmena chez lui. Il logeait chez l'habitant, dans une famille nombreuse, où ces sectateurs puritains le considéraient comme l’un des leurs, lui offrant l'hospitalité sans la moindre méfiance. Il me fit rencontrer des personnes hors du commun, me désigna des détails qui ne m'eussent jamais effleurés, me fit éprouver l'harmonie de certaines ruelles, l'élégance de maisons d'apparence banale mais qui recélaient une originalité et une beauté incroyables.
Au cours de nos pérégrinations, mon nouvel ami ma parla longuement du Hoggar, de ses merveilles, et du personnage fabuleux qui les lui avait fait découvrir Conrad Killian.
Mais les émotions, les pensées, l'enthousiasme éprouvés dans ce haut lieu magique, en compagnie de ce guide hors du commun méritent d'être traités ailleurs que dans ce banal recueil de souvenirs anecdotiques. Comme j'espère vivre dix minutes encore ou jusqu’en l'an 2150, je prie mon honorable lecteur de patienter ou de se résigner.

Chance ou hasard ?
Je constate que j'ai eu beaucoup de chance. Souvent le hasard - mais y a-t-il un hasard ? - plaça sur ma route des personnes extraordinaires, juste à l'endroit et au moment où il fallait. Ionesco, Isidore Isou, Henri Lhote à Ghardaïa, Jean Guéhenno au Mont-Saint-Michel, Youki Desnos au café Les Méchants, Picasso avec son chien afghan sur le quai desGrands Augustins... et tant d'autres.
Adepte de l'auto-stop, je fus pris à bord de leur voiture par des personnalités considérables. Pour d'autres que moi, c'eût été la chance de leur vie. Mais je n'ai jamais su entretenir des relations suivies avec quiconque. Les rencontres se succèdent, les gens passent. Je ne m'attache pas. Je déménage souvent et fais de nouvelles rencontres.
Une des raisons de ce manque de liant résidait dans le mensonge. A chaque rencontre nouvelle, je racontais une nouvelle fable. Comment voulez-vous que je les revoie, que je les reçoive chez moi ? Je vivais dans le rêve et dans une chambre de bonne.
En quittant Ghardaïa et le Mzab, je ne fus plus tout à fait le même. Une case était venue s'ajouter à ma demeure.
Tout, dès lors s'agença parfaitement. La pièce manquante du puzzle venait d'elle même de se placer au bon endroit.
Un ingénieur, prospecteur minier, me ramena vers Alger à bord de son véhicule tout terrain. Il venait de Fort Flatters via Ouargla.
Je lui parlai de poésie et lui fis part de mon enthousiasme pour la vallée du Mzab et ses beautés architecturales.
Il s'appelait Jean. Jean Durand. Il m'écouta poliment. Puis, il me dit:
- Décidé de te décevoir, mon ami, mais tout cela c'est fini. La poésie, les paysages, l'architecture antique, c'est une période révolue. Nous allons vivre une révolution, une révolution technologique.
Ce pays, ce désert, cette population misérable végète sur une fantastique mine d'or. D'or noir. Ce pétrole regorge de richesses potentielles. Mais ceux qui vont venir mettre en valeur ces richesses immenses ne sont pas des poètes.
Ce sont des conquérants, des financiers, des spéculateurs, des prédateurs. Profite, mon ami, des dernières journées, des dernières heures de ce que tu considères comme la beauté, demain arriveront les bulldozers, les marchands, les gens de sac et de corde...
Jean Durand me déposa, deux jours plus tard, à l'embranchement de la route d'Aumale.

En route, il me parla lui aussi de Conrad Killian. Ainsi, pour la seconde fois au cours de ce voyage, je rencontrais quelqu'un qui avait connu cet aventurier mythique, le premier explorateur à traverser le Ténéré, délimitant la ligne de partage des eaux entre le bassin méditerranéen et celui du Niger, établissant la frontière entre la Lybie et l’Algérie, plantant le drapeau français en des régions non reconnues et non délimitées dans la bande d'Aouzzou et au Fezzan, où il avait reconnu sous les sables, une mer de pétrole. Ses compatriotes ne le prenant pas au sérieux, malgré d'incessantes démarches, il se déclara monarque de ces territoires non revendiqués, no man's land désertique aux confins de l'Algérie, de la Libye et du Tchad.

Alger paradis du sexe
Dans ces années d'après-guerre, Alger était la ville du sexe comme le sont devenus Bangkok, Manille, Cuba ou Rio de Janeiro. Les enfants y étaient beaux, pas farouches et se prostituaient pour très peu d'argent.
Le voyage était encore réservé aux personnes fortunées, on ne parlait pas encore de tourisme sexuel.
Mais tout ce que la vieille Europe comptait de pédophiles accourait en Algérie pour donner libre cours à ses vices.
Les grands artistes homosexuels d'André Gide à Montherlant passaient chaque année quelques semaines en Algérie sous prétexte de "voyages d'études".
D'ailleurs, les moeurs des autochtones s'y prêtaient. Si la famille musulmane était généralement exemplaire, élevait bien ses enfants, les maintenait sur le bon chemin, la misère venait trop souvent perturber ce bel ordre ancestral. Et puis beaucoup d'hommes étaient morts à la guerre laissant leur famille dans le dénuement.
Le yaouled représentait pour les pédés ce que la petite bretonne était pour l'amateur de chair fraîche parisien.
César le garagiste
Sur la route d'Alger, je fus pris en stop par un garagiste. Il me demanda si je savais conduire. Je lui dis évidemment que oui, comme tout bluffeur qui se respecte.
- Tant mieux, car je dois prendre en remorque une voiture en panne. Tu t'installeras au volant et tu tâcheras de maintenir la corde tendue pour éviter les embardées.
Durant quelques kilomètres, cela roula à peu près bien. Crispé au volant, je parvenais non sans mal à me laisser tirer sans incident.
Mais dès que nous abordons la route en lacet qui conduit vers la plaine, je ne sus plus maintenir la distance et, faillis à plusieurs reprises emboutir la voiture de tête. Le garagiste renonça à poursuivre l'expérience et ne m'en voulut pas de mon incompétence.
Il m'emmena chez lui, me fit dormir dans la chambre d'amis et, dès le lendemain, aux aurores, me proposa un job de grouillot dans son garage. J'acceptai avec enthousiasme car mes fonds étaient en baisse*.
* Je vous conterai sans doute un jour ce qu'il advint du magot trouvé à bord du paquebot lors de mon arrivée en Alger.
Je servais l'essence à la pompe, nettoyais les pare-brises, shampouinais les voitures et en aspirais l'intérieur. Aidant Malvina, son épouse, je pelais les patates, épluchais les légumes, confectionnais les sandwichs et préparais les casse-croûte des routiers, bref, je me rendais utile de toutes les façons possibles. Je mangeais à la table des patrons, les accompagnais au cinéma, au restaurant ou en ballade.
J'appris à conduire mieux (quoique sans permis), à connaître ce qu’une voiture avait sous son capot, à diagnostiquer une panne. Le dimanche, nous partions en excursion, et mes hôtes me firent visiter ce pays, le leur, qu'ils aimaient. Je me sentais bien chez eux. Ils me considéraient davantage comme leur fils que comme leur employé. Mais un jour tout cela prit fin. César revint d'Alger et me dit:
- Tu sais que tu es recherché mon grand ? Tu ne m'avais pas dit que tu étais mineur (on devenait majeur à 21 ans, en ce temps-là). Tes parents te recherchent.
Je me sentais moche d'avoir menti à de si braves gens. Tout penaud, gauche, honteux, je ne répondis pas.
César me tapota l'épaule et me dit:
- Ça ne fait rien, tu es un brave petit gars, travailleur et tout. Je te garderais bien avec nous, si tu voulais, je t'apprendrais le métier, mais vaut peut-être mieux pour toi que tu rentres chez toi à Genève et que tu reprennes tes études.
En attendant, il n'y a pas le feu. Dans dix jours je t'accompagnerai au consulat de Suisse où tu t'expliqueras.
Ces dix jours passèrent comme un rêve. Pour sûr que le travail était rude, mais César et son épouse ainsi que leur meccano kabyle étaient des gens heureux de vivre. Ils travaillaient dans la joie. Ils chantaient, racontaient de belles histoires à la veillée, organisaient des fêtes avec leurs nombreux amis.

Le dernier week-end, confiant leur établissement à Ahmed, ils m'emmenèrent visiter le Constantinois et ses merveilles. Ce fut un week-end de rêve.

***

Retour en Suisse
Le lundi matin, César m'accompagna au consulat de Suisse où je fus pris en charge par un fonctionnaire compréhensif et bon enfant, puis rapatrié. Sur le bateau je fus libre, sous le contrôle du commissaire de bord, mais dès l'arrivée à Marseille, c'est la police qui me récupéra.
Mis dans un train en partance pour Genève je fus confié à la surveillance d'un gendarme ravi de ce voyage. En général, il n'avait pas affaire à un adolescent fugueur mais escortait de dangereux malfaiteurs. Il me raconta d'ailleurs quelques histoires vécues terrifiantes telle que celle qu'il vécut lors du convoyage vers une prison centrale d'un bagnard noir évadé de Cayenne, réputé anthropophage et qui le mordit au visage lui arrachant le nez avec ses dents.
Effectivement, le nez du brave gendarme était un peu de guingois et avait une forme bizarre. Après cette fugue, M.Dupertuis décida que j'étais trop indépendant pour rester dans sa pension et suggéra à mes parents de me trouver une chambre à Genève, ce qui me ravit, non pas que je sois jamais senti mal ou brimé à la Pension Violette, mais parce que j'avais besoin de toute ma liberté, pour le meilleur et pour le pire.

Abandon des études
En 1949, je n'achevai pas ma terminale et refusant de retourner vivre à Genthod, je trouvai très vite du travail. J'avais dix-huit ans. Mon premier job fut homme à tout faire chez Pierre Stooss, l'importateur de Coca-Cola pour la Suisse romande.
A la fois magasinier, comptable, secrétaire, manoeuvre, goûteur et balayeur, je secondai le patron qui n'avait que trois employés: deux chauffeurs-livreurs qui parcouraient toute la Suisse romande pour ravitailler les différents points de vente et moi, grouillot à tout faire.
Une fois par mois, Stooss recevait des États-Unis, sous pli recommandé, la précieuse poudre brevetée, dont la composition tenue secrète depuis cinquante ans, permettait, en la mélangeant à de l’eau pure, de reconstituer le populaire breuvage.
Il s'enfermait alors dans son laboratoire et passait une heure ou deux à parfaire la mystérieuse opération. Après quoi, les cuves d'inox pleines, nous testions le Coca-Cola primeur avant de passer à l’embouteillage manuel.
Je ne demeurai que quelques mois chez Stooss. Mais j'y appris énormément. Quelques économies en poche, ne me souciant guère de mon avenir et de mes études, je donnai mon congé pour aller vagabonder sur les routes.
C'est à peu près à la même époque que Louis Armstrong en tournée fit un récital au Victoria Hall, une célèbre et très belle salle de concert genevoise (qui brûla depuis lors).
Après le concert, nous réussîmes à entraîner Satchmo à l'Estaminet St Germain, dans la vieille ville. Il nous subjugua par son franc parler, son énergie, sa joie de vivre. Nous étions étudiants et pour la plupart un peu "marxistes").
Il nous dit qu'il fallait être fier de son pays, de sa classe sociale, de sa race. Que la diversité était une force et une richesse. Que lorsqu'on lui refusait une chambre d'hôtel dans un palace, il ne se révoltait pas, n'insultait pas son interlocuteur, mais se disait en lui-même qu'il lui fallait absolument être le meilleur chanteur, le meilleur musicien de jazz de la planète, non pas parce qu'il voulait être riche, prouver la supériorité des Noirs, mais parce qu'il voulait montrer par son talent, sa volonté, son charisme, qu'un Noir pouvait lui aussi donner de la joie aux autres peuples que le sien, provoquer l'enthousiasme des Blancs pour une musique et des chansons de pauvres noirs.

Qu'une femme noire pouvait être aussi belle qu'une femme blanche, qu'un homme noir aussi intelligent qu'un blanc. C'est une leçon que je n'oublierai jamais!

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