lundi 5 décembre 2016

7) ESCAPADES HORS DES FRONTIÈRES - 1946-1950


 Pension Violette


Notre école expérimentait le système d'éducation très libéral de Montessori. La discipline et les notes étaient administrées par les élèves eux-mêmes sous la houlette d'un chef de classe nommé par les professeurs et les élèves.
C'est ainsi que, avec la complicité de Philippe et Florence nommés successivement chefs de classe, je pus me livrer à de petites escapades buissonnières vers les villes qui m'attiraient Genève et Lausanne.

Complexé et, tout à la fois d'une fatuité extrême, moi qui n'avais pas un rond, je réussissais grâce à de petits larcins à voyager en première classe, à déjeuner dans des restaurants chic, à m’endimanché. Bizarre.

La France aussi m'attirait. Dès que les frontières furent entrebâillées, fin 1944 début 1945, j'allai dans la zônette, à Ferney-Voltaire ou à Divonne, petites bourgades que je ne reconnaissais pas. Avant guerre, elles m'avaient paru des cités opulentes, aujourd'hui elles m'apparaissaient pauvres, sales et sans intérêt. (Bien des années plus tard, soigneusement restaurées, Gex, Ferney et Divonne sortiront de leur gangue plus belles qu'avant).
Le tracé des frontières entre la Suisse et la France établi lors du Congrès de Vienne avait délimité une zone franche autour du canton de Genève suivant logiquement la ligne de crête du Jura d'un côté, du Salève de l'autre.
Durant quelques mois, à la pension Violette, Gérard fut mon meilleur ami. Fils d'un photographe parisien il gardait la nostalgie de la France. Trafiquants au petit pied, nous nous rendions souvent à bicyclette dans le pays de Gex, transportant de Suisse des produits encore introuvables en France comme le bon café ou le chocolat, des chaussures Bailly, des médicaments et en ramenant des vins rares, de vieux alcools ou de petites antiquités acquis à des prix dérisoires et que nous revendions en Suisse avec profit.
Gérard était gourmet. Il aimait la bonne chère et connaissait les bons vins. Il avait du goût, aimait les bibelots et les meubles anciens, collectionnait gravures, photos, cartes postales abondantes à cette époque. A midi, nous déjeunions dans d'excellents restaurants en dégustant des plats rares accompagnés de vins exceptionnels.
Contrairement à moi, Gérard ne s'intéressait guère à la musique classique, à l'opéra, à la poésie, à la peinture ou à la sculpture. Il réservait son enthousiasme et sa passion aux sciences exactes et aux arts d'ornement. L'architecture moderne était son dada.
Ensemble, autour d'une bonne table, nous refaisions le monde. Gérard prétendait qu'il fallait enlever le pouvoir aux politiques et le confier aux savants. J'affirmais pour ma part que l'on pouvait changer la face de la terre et transformer le monde en diffusant sur les places publiques et en tous lieux Mozart et Beethoven.
Nous discutions et nous nous disputions durant des heures en mangeant des plats exceptionnels et dégustant de grands bourgognes. Ah! les Pommard 1927! les Châteauneuf-du-Pape d'avant la guerre de quatorze! les Vosne-Romanée presque centenaires! qu'adolescents fauchés, nous avons bus en ce temps-là. Parfois, dans un rêve, je retrouve fugitivement la saveur exceptionnelle de ces grands vins nobles.

Une mystérieuse inconnue
Entreprenant la rédaction de ces souvenirs, je me suis proposé de tout dire, alors pourquoi cacher quelques turpitudes qui commises aujourd'hui prêteraient à sourire.
Au printemps ou à l'automne, lorsque je rentrais seul de la gare par la "route suisse", le long du lac, à la nuit tombée, je prenais un plaisir extraordinaire à me branler, chantant à tue tête, jusqu'à ce qu'une jouissance intense me submerge et propulse mon sperme à deux ou trois mètres devant moi.
Parfois, la lueur lointaine d'un phare m'obligeait à interrompre ma masturbation et à remballer mon outil.
Par une nuit de brouillard intense et sans lune, que je m'adonnais à ce menu plaisir, j'entendis derrière moi un pas rapide et sonore qui se rapprochait. Pris d'une crainte irraisonnée, j'accélérai le pas, sans cesser de me palucher, car cette menace diffuse ajoutait inconsciemment du piment à la situation.
Le bruit des pas diminua d'intensité mais je sentais une présence derrière moi, de plus en plus proche. A un moment donné, au bord de l'orgasme, une ombre silencieuse au visage pâle dans son voile noir, parvint à ma hauteur, me dépassa, sans tourner la tête.
Haletant, je vis se dessiner en ombre chinoise sur le halo lumineux des phares d'une voiture venant à notre rencontre, la silhouette élégante et mince d'une femme qui tourna brusquement à droite sur la route de Bois-Bougy pour disparaître aussitôt comme un fantôme.
Le lendemain, j'appris qu'une riche pensionnaire de la Métairie, clinique psychiatrique renommée dont le parc qui jouxtait celui de La Violette, s'était échappée durant la nuit.

La Libération
Je ne me souviens plus très bien comment je me suis retrouvé à Genève, le 8 mai 1945, seul, balloté au milieu d'une foule en liesse venue envahir les rues basses pour fêter la Libération. C'était la première fois que je participais à un tel événement. Une véritable folie. Une complète et joyeuse anarchie.


La Suisse n'avait pas vraiment souffert de la guerre. Quelques restrictions. Un peu de claustrophobie. Sa neutralité avait été à peu près respectée par les belligérants. Quelques accidents: Un bombardement sérieux sur Schaffouse de la part de Alliés détruisant la gare suisse d'où partaient les convois de wagons plombés allemands vers l'Italie via le tunnel du Gotthard. Des escarmouches frontalières entre armée suisse et Allemands. Un épisode tragi-comique qui aurait pu mal tourner: l'enlèvement durant quelques heures du général nazi Schellenberg par les services spéciaux suisses sous les ordres du colonel Masson.
Mais ce jour-là, Genève faisait la fête, faisait allégeance aux vainqueurs.
Durant la guerre, l'opinion du peuple suisse, en majorité très attachée à la neutralité, semblait pourtant assez divisée. Beaucoup de Suisses-allemands (les "Stofifres") admiraient l'ordre et la discipline des Allemands. La plupart des Suisses romands, par contre, (les "Welchs"), penchaient en faveur des Alliés. Ma famille, on l'a vu, préférait l'ordre allemand à l'anarchie. Pour moi et mes amis, c'était généralement le contraire.

Voyage en Italie (1946)
La sœur de Georges Dupertuis ayant épousé un riche Américain d'origine napolitaine, demeurait en Amérique. Elle n'avait pas revu son frère, depuis la guerre. Elle débarqua en Suisse en 1945 et proposa à son frère de l'accompagner en Italie, visiter sa belle-famille qui vivait chichement, au-dessus d'Amalfi.
Je ne sais qui paya le voyage, - certainement l'Américaine - mais nous voilà embarqués à trois adultes et dix adolescents, pour cette immense et fabuleuse expédition que représentait alors un voyage aux Italies.
Un tel déplacement, tout juste après la guerre, ce n'était "pas de la tarte". Sortis du cocon suisse où rien ne manquait et où tout fonctionnait avec précision, nous allions, dès le Simplon franchi, découvrir l'incroyable poésie du désordre italien.
Il est vrai que pour un Helvète, si l'Italie représentait avant tout le soleil, la beauté des maisons et des monuments, l'exubérance des paysages, une végétation quasi tropicale, il trouvait ses habitants un peu bruyants, désinvoltes, exaltés et pour tout dire, un peu fous. Le Suisse moyen d'alors qui ne voyageait guère, ne connaissait de l'Italien que l'immigré, le larbin, le sous-prolétaire que l'on exploitait le "Tchinque" comme on disait en Suisse alémanique, le "Rital" ou le "macaroni", en Romandie.
Ce voyage dura deux jours, à travers des paysages magnifiques et des gares en ruines. L'immense verrière de la gare de Milan à l'état de squelette laissait passer sans le filtrer un soleil brutal, dont les rayons éblouissants rôtissaient vifs les voyageurs hébétés attendant leur train durant des heures. Cette lumière vive projetée à travers les vitres pour la plupart détruites, formait sur les quais défoncés de curieuses arabesques de lumière.
C'est là que je saisis pour la première fois la beauté de l'art informel, du dessin abstrait. La belle gare de Florence-Prato, en marbre rose, à l'état de ruine antique, dont on devinait la splendeur ancienne à ses beaux restes.
Une atmosphère d'une légèreté à nulle autre pareille. La beauté éclatante des femmes de Florence, leur élégance naturelle, leur port de tête gracieux, surprenaient après la vision triste des foules du nord.
Et notre joie de petits rustauds provinciaux confrontés à la gouaille communicative des titi toscans, répétant après eux des formules coquines ou à double-sens à des passantes qui ne s'en formalisaient guère.
- Signorina, se mi voi, que citta è Prato ?Roma termini, atteinte après des dizaines d'heures, caverne noire où venait s'enfoncer un train blanc de poussière et fatigué, après l'interminable traversée d'un paysage calciné.
Seule à peu près épargnée d'entre toutes les gares italiennes, Roma termini nous parut immense, cosmopolite et solennelle. En arrivant à Rome, nous avions l'impression d'avoir traversé un autre monde et d'arriver au but de notre interminable voyage.
L'avantage de cette lenteur, était que nous pouvions découvrir chaque détail des régions traversées, que nous parlions aux autochtones, - surtout avec les mains - partager avec eux le poulet et le vin de l'amitié.
Les passagers voyageant comme nous en troisième classe, semblaient d'origine modeste, mais ils étaient généreux et causants.
A Rome, nous n'avons fait que changer de train. J'étais déçu de ne pouvoir visiter les villes traversées. Milan, Florence, Rome, Naples ne se présentèrent à nous que sous l'aspect un peu triste de gares endommagées et sales.
Je retrouverai cette curieuse impression de frustration en lisant le roman de Charles Williams, Fantasia chez les ploucs, dont le jeune héros suivant son oncle bookmaker ne verra de l'Amérique parcourue dans tous les sens que les champs de courses.
Plus tard aussi, dans les années soixante, où un ami fonctionnaire de l'IATA, me permit de faire quelques voyages express autour du monde sans bourse délier, lors desquels je ne connus vraiment que des aéroports.
De Rome à Naples, le train mit plus de neuf heures, roulant souvent au pas, durant des kilomètres, sur des voies ferrées uniques en cours de reconstruction, franchissant des vallons calcinés sur des viaducs branlants.
C'était l'été, il faisait très chaud et les paysages aux terres ocres nous semblaient désertiques.

Un essaim d'abeilles sauvages
A un moment donné, un essaim d'abeilles sauvages et agressives fit irruption dans le wagon par une fenêtre ouverte pour s'en échapper aussitôt par une autre. Je voyageais dans le sens de la marche, allongé dans le filet à bagages. Prisonnière de ma chemisette, un insecte me piqua douloureusement.
En quelques minutes, son poison fit effet et me voilà pris de fièvre et de tremblements. Mon visage, mes jambes et mes bras se couvrirent de cloques impressionnantes. Inondé de sueur, je me mis à claquer des dents. Mlle Châtelain se mit à me soigner avec la petite pharmacie du bord, compresses d'eau camphrée et alcool.
Mais cela ne suffit pas à enrayer mon mal spectaculaire. Une mamma me donna à boire du vin de Marsala, un marin me fit avaler un coup de grappa. Mais je tremblais de plus en plus et mes cloques faisaient peur à voir. Ahanant, soufflant et crachant de la fumée noire, le train atteignait péniblement le sommet d'une côte où l'on devinait une bourgade empoussiérée et assoupie.
Un voyageur tira la poignée de l'alarme et le convoi s'arrêta dans une petite gare vide... Mais, en quelques instants, alertés par des gamins en embuscade, des gens surgirent de partout pour voir cette bête curieuse, le rapide Rome-Naples, immobilisé dans la gare de leur village. Le conducteur du train accompagné d'un contrôleur vinrent aussi aux informations.
De longues palabres s'engagèrent. On demanda un médecin. Mais il n'y en avait pas. Le dottore faisait probablement la sieste. Alors, une matrone prit les affaires en mains, m'examina sans façon, coincé au milieu des voyageurs et des badauds, prit mon pouls et fit venir une bonbonne de vinaigre de vin frais si puissant qu'il piquait les yeux. Et, après m'avoir fait déshabiller, elle me baigna le corps de son vinaigre.
Le remède fut efficace car la douleur s'apaisa, les cloques diminuèrent de volume et mes tremblement disparurent. Le train repartit, accéléra un peu pour regagner le temps perdu, ce qui ne l'empêcha pas d'arriver à Naples avec deux heures de retard sur l'horaire.
De la gare de Naples, un vieux car poussiéreux, brinquebalant et poussif nous emmena à Amalfi par la route de Salerne. Nous croisons des milliers de piétons, surtout des femmes, chargées comme des baudets, portant en équilibre sur leurs têtes d'incroyables paquetages.
Les bicyclettes elles, semblent réservées aux hommes. Des centaines d'attelages d'ânes, de mulets et plus rarement de chevaux couverts de taons et de mouches, traînent derrière eux de ravissants chariots décorés de beaux dessins multicolores.
Scènes champêtres ou citadines, châteaux, ruines romaines, portraits de femmes belles à couper le souffle, peints à l'ancienne. Chacun d'eux semblait une œuvre d'art. Beaucoup de ces décors sont naïfs, mais la plupart sortent du pinceau de talentueux artistes.
Parfois, ici et là, des camionnettes bruyantes, croulant sous des pyramides d'oranges, de citrons, de melons, de pastèques, tentent de se frayer un passage au milieu de cette marée de véhicules à coups d'invectives et de coups de klaxons rauques.
Quelques voitures particulières hautaines, pilotées par des chauffeurs de maître guindés, passent silencieuses et rapides, dans cette cohue, sans avoir à abuser de l'intimidation sonore pour qu'elle s'écarte respectueusement devant elle. A leur bord, des hommes d'un autre monde, endimanchés et sérieux, et des femmes en chapeaux, mystérieuses, abritées derrière des voilettes de tulle qui leur dissimulent le visage.
L'autobus nous laisse au bord de la mer. Sur le parapet de pierre, j'entrevois un Anglais entre deux âges, en short, qui se gratte les couilles en exhibant son large sexe épais, au repos, sous les yeux espiègles de gamins intéressés par le spectacle. C'est à pied, sous un soleil ardent, que nous gravîmes entre deux haies de figuiers de barbarie, le chemin poussiéreux grimpant dans la montagne.

Un paysage à couper le souffle
Quant aux bagages, ils furent confiés à trois pauvres mulets efflanqués. Au bout de deux heures de marche, nous atteignons un village de terre battue, d'allure africaine, beau à couper le souffle. Les maisons faisaient corps avec le paysage. On eût dit qu'elles avaient été sculptées dans le sol ocre.Une végétation merveilleusement exotique avec ses orangers et ses citronniers couverts de fruits, ses figuiers regorgeant de figues mûres, ses bananiers et ses palmiers. Les jardins étaient séparés par des haies épineuses d'aloès arborescents ou de figuiers de barbarie. En voyant arriver les étrangers tant attendus, les femmes et les enfants coururent se cacher à l'abri des maisons.
Il faut dire que sous son chapeau de paille immense, Olga l'Américaine avait grande allure et de quoi impressionner. Et notre cortège d'adolescents turbulents qui poussaient des cris de surprise à chaque nouvelle découverte avait de quoi effrayer cette population simple et méfiante.
Ce qui me frappa, ce fut de voir les murs de pierre et les toits plats des terrasses couverts de tomates mises à sécher au soleil, et les tomates elles-mêmes, couvertes de mouches...
L'accueil de la famille Coppola se révéla fantastique embrassades à n'en plus finir, cris et larmes de joie, apparitions soudaines de dizaines d'enfants jaillis de partout, de voisins timides et tant soit peu effarouchés...
Chez nous, en Suisse, nous n'étions pas habitués à ces exubérances...
Nous fûmes mis à l'aise, on sortit de grosses galettes, des dames-jeannes paillées de vin frais, des assiettes de salami, des corbeilles de fruits et, ce fut immédiatement la fête dans ce village d'apparence pauvre... voire misérable à nos yeux de petits Suisses gavés de crème et de lait.
Comme nous avions soif, on nous invita à boire un vin du pays qui eut tôt fait de nous tourner la tête. Les gamines ne nous quittaient pas des yeux comme si nous étions des bêtes curieuses, nous suivant partout.
Les matrones volubiles et rieuses nous serraient dans leurs bras nus sentant fort et nous couvraient de baisers, façons auxquelles nous n'étions guère habitués. En ce temps-là, chez les Helvètes, on embrassait peu. Seul le baiser du soir, dans le lit, privilège maternel, était devenu une habitude. Les domestiques et les nourrices se montraient plus affectueuses.
Le soir, la tante d'Amérique, me suggéra d'accompagner ses nièces à la rivière pour la corvée d'eau. Elles marchaient pieds nus, d'un pas dansant, de grandes cruches élégantes en équilibre sur leurs têtes...
La rivière alimentée par une source jaillissant de la montagne, était claire, fraîche, pleine de truites sauvages. J'appris aux gamines à les attraper à la main, comme je le faisais dans les ruisseaux de chez nous, ce qui les épata et tissa entre nous des relations privilégiées.
A la tombée de la nuit, nous dînâmes aux chandelles sur la terrasse, aux sons de la viole et des chansons napolitaines.
Les jours passaient très vite. Quelques excursions nous conduisirent à Capri. Le bleu irréel de l'eau de la Grotta d'Azzura me rappela celui du Blausee.
La ballade dans les rues embaumées de cette île de rêve, resteront toujours gravées en moi. Je déclamais à haute voix les poèmes de Lamartine, de Shelley et de Byron que j'avais notés sur un carnet qui ne me quittait pas.
Jamais plus je ne retrouverai le goût exquis de ces pâtes à la sauce tomate confectionnées par les mamas, parfumées à l'huile d'olives, au basilic et aux chiures de mouches.
Ce voyage en Italie, à la fois immense dans le temps et trop bref, restera gravé dans ma mémoire comme un instant lumineux.

Le collège de Genève (1948-1950)
Vers la fin de la troisième au Collège de Nyon, j'avais le choix soit aller au Collège de Lausanne comme la plupart de mes camarades, soit m'inscrire au Collège de Genève, - l'antique Collège Calvin, - en interrompant bêtement l'année d'études en cours trois mois avant le diplôme.
C'est cette dernière voie que stupidement je choisis, car je rêvais de Genève, la ville la plus animée, la plus libre, la plus sulfureuse de toute la Suisse. Personne ne me conseilla vraiment, j'étais à peu près libre de mes décisions.
Ma mère n'avait pas d'avis, mon beau-père s'en foutait, pourvu que je ne réintègre pas le foyer pour venir perturber le train-train étriqué de la famille Schmutz.
Comme il arrivera souvent dans ma vie, des deux branches de l'alternative qui m'était offerte, je prendrais la décision la plus sotte. Je demeurai à la pension Dupertuis tout en me rendant chaque jour à Genève par le train. Je me trouvais en plein âge bête. Voici quelques souvenirs de cette curieuse période de ma vie.

Heidi
Un jour, dans la rue, en allant reprendre mon train à la gare Cornavin pour retourner à la pension, mon regard croisa celui d'une fille fragile, aux hanches minces, aux cheveux coupés court à la garçonne encadrant un visage rond aux grands yeux verts.
Durant quelques instants nous sommes restés figés, comme fascinés l'un par l'autre. Je ne sais qui d'elle ou de moi fit le premier geste, prononça le premier mot.
Toujours est-il que, quelques instants plus tard, je me suis retrouvé dans un atelier de peintre, au septième étage d'un grand immeuble laid. L'atelier, très clair, à l'immense baie vitrée sans rideaux, comportait un petit lit étroit, monacal, recouvert d'une couverture rouge, un grand chevalet, deux tables bancales, une chaise. La palette multicolore négligemment placée sur un meuble bas, me fascina.
Derrière un paravent je devinais un point d'eau. Heidi attrapa un carnet de croquis et se mit à me dessiner, à toute vitesse, à grands gestes nerveux. Puis, elle se glissa derrière le paravent. J'entendis de l'eau couler.
Lorsque la jeune fille reparut, elle était nue. Ainsi, elle n'avait pas l'air d'une jeune fille, ni d'une femme en chair et en os. Elle semblait sortir d'un tableau moderne, d'une toile de Picasso ou de Braque, elle avait l'air d'un Matisse. Habillée, Heidi arborait un physique ordinaire.
Nue, son corps devenait lyrique. - Déshabille-toi me dit-elle. J'obéis comme un robot. Elle me croqua encore et encore à grands traits, tandis que je me tenais debout devant elle, un peu gauche, un peu gêné, intimidé par l'énergie et la beauté mystérieuse qui émanait d'elle.
D'emblée, dès la première heure, je me sentis le jouet de sa volonté. Et, ce jour-là, c'est elle qui me fit l'amour, à sa manière, à la fois douce et brutale, à son rythme, dirigeant les opérations selon son plaisir. Je la vois encore, assise sur moi, levant et abaissant de plus en plus rapidement son bassin sur mon sexe, m'éperonnant de ses talons au rythme de sa jouissance. A un moment donné, la tête renversée en arrière, ses mains tendues à bout de bras rivées à ma poitrine, elle se figea dans un cri rauque tandis que je vis ses jolis seins ronds et fermes se hérisser de chair de poule et s'iriser de sueur.
Quand elle redescendit de son petit nuage, son visage était très beau et ses grands yeux étonnés parurent me découvrir.
Durant un mois ou deux, chaque soir, avant de reprendre mon train pour Nyon, je grimpais allègrement la centaine de marches qui conduisaient à l'atelier de Heidi.

Théoriquement, les artistes n'avaient pas le droit d'habiter ces ateliers sans confort, ils étaient réservés au travail. Mais la plupart des jeunes peintres dormaient là, parfois enfermés pour la nuit par le concierge de l'immeuble. Je ne sais si Heidi a fait carrière, si elle devint une artiste appréciée. En tout cas, j'aimais ses dessins, ses toiles lumineuses, ses petites sculptures de terre cuite. Mais dire que j'ai oublié jusqu'à son nom.

Randonnées à ski
Inscrit au ski-club de Genève, je passai des journées grisantes à la montagne sous la houlette d'Ernest Hofstetter, le directeur du club, ancien champion de ski, ami de Lambert en compagnie de qui il avait vaincu quelques sommets tant dans les Alpes que dans l'Himalaya.
Je me souviens d'un jour de brouillard où, benjamin de l'escouade, gelé, tremblant, perdu dans la purée de pois du sommet de la Dôle, j'étais au bord de la crise de nerfs. Ernest confia mes skis et mes bâtons à son moniteur et m'ayant pris sur ses épaules, fonça grand schuss vers la plaine.
Serrant de mes bras son cou à l'étouffer, j'éprouvai l'une des plus peurs les plus grisantes de ma vie. Et je me souviens de son grand rire, lorsqu'il me déposa à terre, m'administrant une grande tape amicale dans le dos... De sa belle voix traînante et grave aux accents alémaniques il s'exclama - Pas possible petit “salopiot“, tu as pissé de trouille dans ton pantalon.

Les tortues irradiées
Au Collège de Genève, je me passionnai pour les sciences naturelles. Nous avions un professeur remarquable qui donnait des cours magistraux dans plusieurs facultés de médecine et de sciences de Suisse romande. Durant une année entière, il nous enseigna tout ce qu'il savait sur les ténias (le ver solitaire), sa spécialité.
Soixante-douze heures de cours de science naturelle consacrés à cet unique animal, cela marque un collégien... La préparation minutieuse des tissus, leur examen au microscope, me plut tellement que, durant quelques mois, je décidai de devenir chercheur...
Longtemps, les dessins très réalistes et fortement grossis des différentes variétés du ver solitaire hantèrent notre imagination.
Une seule fois, notre prof, nous parla d'un autre animal. A cette époque, (fin des années quarante), il était beaucoup question de bombe atomique. Sur le vaste bureau de l'amphithéâtre des sciences du collège, il y avait un aquarium marin où se mouvaient une demi douzaine de petites tortues d'eau.
Notre professeur leur portait un très grand intérêt car, disait-il, elles venaient des Iles Marshall, la région du Pacifique où les Américains testaient leurs bombes atomiques. Il nous informa que ses observations portaient sur d'éventuelles mutations.
Un jour, un de nos camarades, vit la même variété de tortues en vente dans un magasin d'aquariophilie, le premier de la ville. Il y en avait de plusieurs tailles, de la plus petite que nous possédions à l'amphi jusqu'à des spécimen de la grandeur d'un poing fermé.
L'idée nous vint de mystifier notre prof, en échangeant cinq de ses tortues contre de plus grosses. Après nous être cotisés, l'un de nous réalisa l'opération dans le plus grand secret.
Le mardi suivant, nous constatons avec jubilation que notre prof, tout en poursuivant son cours magistral sur le ténia, va souvent jeter un œil dans l'aquarium et fait une brève allusion à ces petites tortues qui, nous dit-il, grandissent très lentement.
La semaine suivante, deux de nos camarades échangent à nouveau cinq bestioles avec le même nombre d'une taille encore au-dessus.
Cette fois, à la fin de notre cours, notre professeur nous faisant venir autour de l'aquarium, nous fait part de sa conviction que l'influence des irradiations atomiques sur le milieu marin, pouvait aller jusqu'à une transformation génétique...
Nous opérons six fois de la même manière, dans la plus parfaite impunité. Laissant à chaque fois la tortue témoin en compagnie de ses aînées.
Durant ce laps de temps, les tortues ont plus que doublé de volume.
Fin juin, à la veille des grandes vacances, notre professeur très excité, nous informe qu'il va adresser un rapport à l'Académie des sciences et aux publications scientifiques internationales, sur les étonnantes mutations observées chez des tortues ayant probablement été irradiées aux abords de l'atoll de Bikini alors que la tortue témoin n'y aurait pas été soumise.

Le mot inconnu
J'ai toujours éprouvé un grand amour pour les dictionnaires. Un jour, je découvris dans le Petit Larousse un mot qui sonnait bien et que je ne connaissais pas.
Je m'enquis autour de moi nul n'avait entendu ni vu écrit le mot "étron".
Ce mot était inconnu en Suisse romande. Nous décidons alors de faire une nouvelle farce à notre professeur de sciences naturelles, l'inénarrable et célèbre professeur...
Nous nous cotisons une fois encore et rédigeons l'annonce suivante Important laboratoire pharmaceutique, recherche étrons de chats et de chiens en parfait état de fraîcheur. Bonne récompense.
Adresser les envois à M. le professeur X qui transmettra." A notre grande joie, l'annonce parut dans la première édition de la Tribune de Genève.
Dans la seconde, un carré blanc l'avait remplacée. Nous n'avons jamais sû combien d'étrons notre prof avait reçus et nul ne nous inquiéta pour cette mauvaise blague. Toujours l'impunité... qui encourage.

Le coup de l'allumette
Pour nous rendre intéressants aux yeux des passagers et de nos copines féminines, mes camarades et moi avions inventé un jeu stupide qui consistait à sortir une allumette de sa boîte, de la serrer avec le médius de la main gauche, debout, tête contre la plaquette d'allumage soufrée.
Alors, d'une pichenette d'un doigt de la main droite catapulté sur le pouce, nous l'expédions par la fenêtre ouverte du wagon.
La pression de l'air renvoyait l'allumette vers l'intérieur du wagon où nous évitions son brûlant contact en riant de joie et nous bousculant. J'étais devenu très habile à ce jeu stupide.
Un jour, l'allumette enflammée revint tel un boomerang embraser la superbe chevelure de l'une de nos camarades. Nous réussîmes à éteindre le feu sans trop de casse, ce qui mit brusquement fin à ces expériences.
Le curieux de cette affaire fut que ma dextérité manuelle à ce jeu m'aida plus tard à maîtriser le maniement des baguettes dans un restaurant oriental.

Mes vocations
Le coup du microscope. Comme tout adolescent, j'ai changé plusieurs fois de vocation. Missionnaire à douze ans, alpiniste à quatorze (je venais de rencontrer Raymond Lambert), poète à quinze ans (après la découverte des Fleurs du Mal), puis, tour à tour instituteur, aviateur, inventeur, médecin, biologiste, archéologue, reporter, révolutionnaire professionnel.
Mais écrire fut de tout temps ma vocation première. A Château-d'Oex déjà j'avais fondé l'Académie du Pays d'en Haut qui éditait un bulletin manuscrit, soigneusement calligraphié en deux couleurs.
Au collège de Nyon, je publiai les Annales de la Côte, un périodique illustré qui paraissait quand il pouvait. Les dessins gravés sur linoléum étaient imprimés à la presse à bras sur les feuilles dactylographiées tirées à la ronéo. Je n'ai rien gardé de tout cela et je ne le regrette pas... Mais quelle joie de créer.
A seize ans, décidé à devenir biologiste ou médecin, je demandai à mon père un microscope. Et pas n'importe lequel, un vrai microscope professionnel. Mon père, toujours trop bon puisa dans ses économies pour me l'offrir.
Cet appareil valait trois mille francs (suisses). Une somme importante pour l'époque. Durant quelques jours, je fus complètement fanatisé par la recherche.
Tout liquide, tout ce qui pouvait se glisser entre les deux lamelles de verre sous les lentilles de l'appareil fut examiné avec enthousiasme et attention. Je découvris qu'une goutte d'eau était "habitée", qu'une trace de sang se peuplait d'étranges corpuscules se tortillant en tous sens, qu'une feuille grossie trente fois présentait d'étranges architectures et des couleurs inattendues, qu'un mince copeau de fromage devenait un troupeau de vers grouillant sous le microscope.
La vision fantastique de ce monde inconnu m'intéressa uniquement par son étrangeté et sa beauté, par l'impression, les sensations esthétiques, pas du tout par les explications scientifiques qui en découlaient.
Comme tout ce que j'entreprenais, je m'y consacrai durant quelques semaines, quelques mois, puis je passais à autre chose... et je revendis le microscope qui valait en fait un an et demi d'un salaire moyen, avec une forte perte. La leçon ne me servit guère par la suite. Il m'arriva souvent dans la vie de faire des achats dispendieux et inutiles.
Zino Davidoff
En entrant au Collège de Genève je commençai à fumer la pipe. Sur mon chemin se trouvait la boutique de Zino Davidoff qui devait devenir bientôt le roi mondial du Cigare.
En ce temps-là sa boutique de la rue Verdaine était modeste et le monde entier ne venait pas encore choisir les havanes chez lui. Il me conseilla un tabac en grain, légèrement parfumé, qu'il vendait au poids sous le nom d'American mixture, offert en vrac, pas très cher. Je restai fidèle à ce mélange durant des années.
Zino, je m'en souviens, ne fumait jamais de cigares dans sa boutique, mais des "Brunette" une cigarette suisse de chez Burrus.
Un jour qu'il était en veine de confidences, il me raconta quelques anecdotes sur sa vie.
Les débuts de son père à Saint-Pétersbourg. L'exil à Bâle après la révolution d'octobre.
Comment son père avait gagné son premier million en spéculant sur les tabacs et le café... avec le père d'un certain Aristote Onassis...
Zino allait choisir lui-même ses cigares à Cuba et ses tabacs à pipe dans les meilleures plantations américaines.
Sa chance date de 1960, année de la prise de pouvoir de Fidel Castro à Cuba et de l'exil des richissimes propriétaires des grandes plantations de tabac spoliés par le nouveau régime. Les Etats-Unis boycottant Cuba, le marché du cigare s'effondra. Zino Davidoff qui avait ses habitudes sur place se vit confier l'organisation et la commercialisation des meilleurs terrains. Il fit fortune.


********





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire