lundi 5 décembre 2016

11) Tome 2 - PARIS POUR TOUJOURS - 1954-1960


APPRENTI VAGABOND



Second voyage à Paris (1951)
Deux ou trois mois plus tard je retrouverai Nadir à Paris, étudiant à Sciences-Po. Je me trouvais dans une période de grande dêche et vivais un jour chez l'un, le lendemain chez l'autre.
Le jeune iranien vivait à l'aise, dans un confortable deux pièces du dix-septième arrondissement. Spontanément, il m'offrit de partager le gîte et le couvert, me donnant pour le déjeuner des tickets pour le restaurant universitaire du Parc Monceau.
Me voyant plutôt dépourvu de vêtements décents, et ayant la même taille, il alla jusqu'à me prier de choisir dans sa garde robe bien pourvue les vêtements ou les chaussures que je désirais.
Il m'invita à recourir au besoin à sa bourse et, pour ne pas me gêner, il laissa toujours quelques milliers de francs à ma disposition dans le tiroir de ma table de nuit.
Nadir faisait tout cela naturellement, en toute simplicité, en Bahaï...
Ce fut Nadir qui me présenta Sadeq Hedayat (1903-1951), un écrivain iranien qu'il admirait beaucoup et dont il affirmait que c'était le plus grand auteur de son pays depuis Firdousi. Sadeq vivait pauvrement dans un petit logement du 18e arrondissement. Le regard hagard, pathétique, insoutenable dont il me gratifia, me hante encore. Il se suicida quelques semaines après notre visite (1951).
A ma très grande honte, je dois avouer que je ne récompensai en rien la générosité et la gentillesse de Nadir.
Car, après avoir abondamment profité de ses largesses et de son hospitalité durant plusieurs semaines, je m'en allai un jour de chez lui, sans prendre congé, emportant l'argent du tiroir de la table de nuit, un manteau de cachemire, un costume prince-de-galles tout neuf et deux paires de chaussures, sans parler du reste... Tout cela pour aller vivre chez Natacha, une fille un peu folle, qui s'enticha de moi durant quelques jours avant de me mettre à la porte.
Durant quelques semaines je craignis qu'il n'ait porté plainte et la simple vue d'un policier me terrorisait.
Mais Nadir était un gentleman, il fut certainement déçu de ce comportement mais ne se serait pas abaissé à me dénoncer...
C'est avec Natacha que je découvris le Théâtre de la Huchette. Un certain M. Pinard, tonnelier à Tours, s'était découvert une passion pour le théâtre et pour les jeunes actrices.
N'ayant pas suffisamment de fortune pour acheter un véritable théâtre, il se contenta de transformer lui-même une épicerie en salle de spectacle.
C'est là que fut créée La Cantatrice Chauve d'Eugène Ionesco. Je sympathisai avec l'auteur qui m'invita dans son pied à terre de la rue de la Terrasse, au fin fond du XVIe.
Son épouse, petite bourgeoise insignifiante n'aimait guère ses fréquentations, ne comprenait pas notre humour.
Elle détestait cordialement Isidore Isou, ce Juif, qui salissait tout.
En 1952, j'assistai à la "première" des Chaises. Sept spectateurs Arthur Adamov, Isidore Isou, Alexandra et moi, plus l'ouvreuse et un couple de provinciaux qui ont payé leurs places. Au bout d'un quart d'heure où il ne se passe rien Adamov se lève et s'exclame «Personne sur la scène Personne dans la salle Génial» Le couple de provinciaux veut se faire rembourser leurs places. L'ouvreuse les approuve C'est un scandale...
Je proposai à Ringier un reportage textes et photo sur Eugène Ionesco qui parut dans la presse suisse.
Comme toujours, je n'avais pas le goût d'entretenir mes relations.
Je perdis Ionesco de vue durant des années, assistant de loin à son succès grandissant.
Un soir pourtant, nous nous revîmes lors d'une réception rue Sébastien Bottin. Me reconnaissant dans la foule, Ionesco me présenta à ses amis comme "un découvreur", car dit-il, voilà celui qui le premier a compris mon théâtre et me consacra un article élogieux.

Le militant vagabond
A un moment donné, je voulus absolument me rendre en Union Soviétique pour aller voir sur place cet homme nouveau et cette vie nouvelle, dont je vantais avec enthousiasme les délices et les qualités à tous ceux que je tentais de convertir au marxisme.
Comme j'avais peu d'argent, j'espérais voyager en auto-stop comme je le faisais déjà depuis quelques années, chaque été.
Je me rendis donc au consulat d'Union soviétique à Genève où le préposé aux visas fut très étonné de ma demande.
Au bout d'une quinzaine de jours, j'essuyai un refus motivé, pour raison de reconstruction, le tourisme en URSS n'est possible qu’en voyage organisé. Têtu, je me rendis à Berne, à l'Ambassade d’URSS, un jour qu'Armand se rendait à une cession du Palais fédéral. Là, on me pria de faire ma demande au consulat de Genève, seul compétent.
De guerre lasse, je m'ouvris de mon projet auprès du secrétaire des Jeunesses du Parti du Travail qui me dit, un peu embêté Tu sais, nous sommes nombreux sur une liste d'attente pour un voyage organisé en URSS. Mais on nous répond toujours que c'est prématuré, que le guerre a fait de gros dégâts et que les camarades de là-bas ont autre chose à faire que d'accueillir des touristes, mais tu peux toujours t'inscrire.
Cette réponse ne me satisfit point. Comme j'avais prévu pour l’été un voyage en stop de deux à trois mois, je me dis que j'allais me rendre en Norvège ou en Finlande, et de là, tenter le passage en clandestin.
Je me rendis donc en Suède via l'Allemagne, empruntant la vallée du Rhin. Je traverse des villes encore en ruines mais en pleine reconstruction.

Trafiquant à Copenhague
Copenhague. Ville gaie, magique. Nous passons nos nuits à Tivoli une sorte de Luna Park tout à fait à part, ne ressemblant à aucun autre lieu de plaisir de l'époque.
A Tivoli se retrouvait alors toute la jeunesse danoise. Une jeunesse saine, libre, pas farouche. Lorsqu'une fille ou un garçon se promenaient à Tivoli, c'était pour faire des rencontres. Ici pas de prostituées, mais des filles qui s'offrent pour le plaisir.
Je reste quelques semaines à Copenhague. Mais la vie de perpétuelle fête entame vite mon pécule. Mes fonds diminuent dangereusement.
Un jour, Giacomo, un Italien très typé, regard de velours et barbe de Jésus, se prétendant descendant en ligne directe de Casanova, chevalier de Seingalt, me propose de gagner beaucoup d'argent sans avoir grand chose à faire. Il ne me dit de quoi il s'agit, mais pour moi, ça tombe à pic. Il ajoute:
- Si tu as des copains ou des copines dégourdies, amène-les.
Naïf, j'entraîne quelques camarades de l'Auberge de Jeunesse dans la combine. Pietro nous donne rendez-vous à Tivoli et , le jour dit, nous remet à chacun une liasse de dollars. Des billets de dix dollars.
Cent dollars à chacun!
- Voilà votre mise de fond. C'est mon investissement. Le travail consiste pour vous à consommer une bière dans un bar, à acheter un paquet de cigarettes ou du chocolat ou même une plaquette de chewing-gum avec des dollars, en prétextant que vous n'avez plus d'argent danois. On va vous rendre la monnaie en couronnes... Et on partage, moitié pour vous, moitié pour moi.
- Mais c'est sûrement une affaire malhonnête, objecte un jeune Allemand. De l'argent volé ou des faux billets.
Giacomo l'attrape par le col de sa chemisette, plante son regard dans le sien et lui crache:
- Laisse tes dollars ici, et fous le camp T'es trop con!
A nous, il précise: - Rendez-vous ici, à dix heures du soir. Mais, n'oubliez pas que si l'un de vous n'est pas exact, je le retrouverai...
Avec Ringo, un jeune Canadien et Julia une Hollandaise peu farouche, nous tentons d'écouler nos billets de la manière indiquée par l'Italien.
Pour moi, ça marche plutôt bien. Une bière, un café, deux chewing-gums et une partie de flipper et voilà cinquante dollars écoulés. Lorsque je tente de fourguer le sixième billet en achetant un billet de loterie, le vendeur me propose de me changer tout ce qui me reste. Pendant deux jours, je visite Copenhague, puis Elseneur sans problème, changeant ici et là mes billets. Je vis à mon aise, change chaque jour de fille, et, en moins d'une semaine, je me refais une santé financière.

La petite sirène de Copenhague



Un soir du début de l'été 52, sur la "Lange Linie", long quai promenade du bord de mer, je fais la connaissance de Rose-Marie Leuch, une jeune suisse-allemande, fraîche, svelte et appétissante que je tente de conquérir à la hussarde.
C'est l'époque des nuits claires et chaudes où le long crépuscule s'étire jusqu'à minuit.
A peine disparu, le soleil se déplace juste sous l'horizon baignant la ville dans une étrange lumière bleue.
Si je parviens, après une grande heure d'efforts à caresser la poitrine de la jeune fille, elle ne se laisse embrasser qu'après bien des résistances. Et j'eus beau faire, cela n'alla pas plus loin.
La nuit était tiède. Nous étions assis sur un banc. A quelques pas, sur son rocher, la petite Sirène de bronze souriait sous la pleine lune.
Elle ressemblait à Rose-Marie. Très excité par cette résistance, je fis mille tentatives pour séduire la jolie Suissesse. En vain. Mon slip garda les traces de mon exaltation.
Le quai est désert, seuls, au loin, vers le nord-est, des bateaux de pêche ou de commerce vont et viennent lentement disparaissant derrière une longue digue noire qui s'achève sur un phare.
A plusieurs reprises je suis dérangé dans mes approches et mes prospections par le passage de deux promeneurs nocturnes qui conversent en allemand.
Ils déambulent lentement, leurs chaussures craquent et martèlent le macadam, leurs voix se détachent claires et précises dans le silence de la nuit. Leur conversation semble sérieuse.
Au moment où je tente pour la nième fois de glisser une main tremblante de désir sous la jupe de la jeune fille, j’entends distinctement quelques mots prononcés par l'un des deux noctambules.

Promenade de deux philosophes
«...la religion use d'un langage à base d'images et de paraboles. Son langage ne parvient pas à représenter la signification même des choses... mais ces images sont en corrélation avec le problème des valeurs... ces paraboles imposent à l'intelligence une connotation morale...».
Leurs pas s'éloignent. Je reprends mon affaire. Petits bisous tendres, caresses légères pour voir jusqu'où je peux aller… Rose-Marie ne bouge pas, ne bronche pas, se laisse faire mais stoppe net tout geste trop audacieux. Pourtant elle accepte mes baisers sur ses lèvres tièdes, elle tolère que mes paumes enveloppent ses seins durs sous la laine douce de son pull.
Au loin, comme dans un rêve, un paquebot passe lentement derrière le phare, tous feux allumés, tous les hublots de ses cabines illuminées, magnifique et silencieux.
Sous mes mains le corps de la jeune fille frissonne. A chaque nouvelle tentative elles gagnent du terrain. Je sens que la citadelle va se rendre, que je vais la prendre...
Mais, déjà le bruit des pas sur le quai reprend, les voix des deux philosophes bavards viennent perturber le silence. L'une d'elles, plus haute, un peu pointue, métallique susurre:
«C'est dans l'abîme que demeure la vérité. Mais existe-t-il un abîme et existe-t-il une vérité? Et cet abîme a-t-il quelque chose à voir avec la question de la vie et de la mort ?»
Mes mains se figent, sous moi le corps de Rose-Marie se raidit à nouveau... la magie est rompue, tout va être à reprendre. Je les aurais tués ces types...
Les deux ombres passent à nouveau devant la petite Sirène de bronze qu'éclairent par instants le pinceau lumineux du phare.
Les pas s'éloignent, lentement et mes mains reprennent leur prospection, mes lèvres leurs travail de séduction.
Mais l'interruption a fait baisser la tension, retomber la température.
Et voilà que les deux bougres reparaissent, toujours parlant à voix précise, mi haute, dans le crépuscule bleuté de minuit.
«Le problème des valeurs, c'est la seule question importante: Que devons-nous faire? A quoi devons-nous aspirer? Comment devons nous nous comporter? Le problème est donc posé par l'homme et par rapport à l'homme. C'est le problème de la boussole qui doit orienter nos pas à travers la vie... cette boussole... les religions et les idéologies l'ont appelée "conscience", "bonheur", "devoir", "volonté divine", « sens de la vie"...»
Cette fois ma tentative de séduction est bien foutue. La jeune fille s'est barricadée, mes mains lasses de prospecter abandonnent le terrain.
Nous finissons par nous endormir sur le banc, Rose-Marie dans mes bras.
Nous nous quittons au petit jour, jurant de nous revoir. Elle me donna son adresse à Zürich. Je ne pus lui donner la mienne car je n’en avais plus. Je vivais sans domicile fixe, comme l'oiseau sur la branche.
Durant cette nuit, sur ce quai désert de Copenhague, si j’avais échoué dans la conquête de Rose-Marie, c'était pas la faute à n'importe qui!
Cinquante ans plus tard, lisant l'admirable ouvrage “La Partie et le Tout“ de Werner Heisenberg, j'y retrouve presque mot pour mot la relation d'une conversation qu'il eut sur ce même quai de Copenhague, par une nuit de l'été 1952, avec son ami Wolfgang Pauli.
Ce fut donc le bavardage nocturne de deux des plus grands physiciens de notre époque qui me cassa le coup cette nuit-là et m'empêcha de conquérir Rose-Marie.
Quant à mon séjour à Copenhague, il ne se prolongea guère.
Souvent, les meilleures combines tournent mal.
Un soir, à Tivoli, j'aperçus de loin des policiers emmenant Giacomo et deux autres de mes camarades... Cela sentait le roussi.
Je ne retournai pas à l'Auberge de Jeunesse ce soir-là, priai une amie de la bande de récupérer mon barda, et partis pour la Suède par le premier ferry.
A la sortie de Malmö, je fus pris en stop par un officier suédois qui rejoignait sa base militaire près de Stockholm.
Nous avons sympathisé. Il parlait bien l'allemand. Il se montra épaté de mes expéditions lointaines avec si peu d'argent.
Il me demanda :: - Es-tu déjà monté à bord d'un avion ? Je ne sais pas pourquoi je lui mentis.
- Non, pas encore, mais je voudrais bien.
Il me proposa alors de m'emmener comme passager à bord de son avion d'entraînement.
Devant mon enthousiasme, il me dit : - Il faudra que je convainque mon chef direct, mais je ne pense pas qu'il pourra me refuser ça. Je lui dirai que tu es un cousin suisse. Comme nos deux pays sont neutres, je pense que ça collera.
En effet, ça colla, et me voilà posant mon sac à dos au mess des officiers, dînant à leur table, et couchant dans leur dortoir. Le lendemain, après une visite médicale assez approfondie, je fus déclaré apte à voler. Un militaire me remit une combinaison de vol que j’enfilai avec délices.
Une demi-heure plus tard me voilà à bord d'un avion d'entraînement, survolant un paysage extraordinaire, un enchevêtrement des cours d'eau et de lacs, avec pour toile de fond une mer aux côtes déchiquetées.
Et partout des îles, petites ou grandes, des forêts immenses. Le roi de Suède était devenu mon cousin. Le voyage me sembla beaucoup trop court.
J'aurais volé durant des heures. Une fois au sol, mes nouveaux amis arrosèrent à l'Aquavit ce qu'ils pensaient être mon baptême de l'air. Au bout de six verres j'étais rond.
Mon ami aviateur m'accompagna jusque sur la route de Stockholm où, en uniforme d'aviateur, il leva le pouce pour moi.
La première voiture s'arrêta et me prit à son bord.
A Stockholm, où je m'étais déjà rendu l'été précédent, j'allai loger à l'Auberge de Jeunesse, en banlieue, où l'Aubergiste m'accueillit à bras ouverts. Lorsque je lui racontai mon aventure, il en resta baba.
Mais, je voyais bien que mon histoire l'intriguait. Au bout d'une minute ou deux, il me dit :    «- Et ils ne t'ont pas touché ?»
- Comment ça ?
- Enfin, pourquoi cet officier t'aurait-il pris à son bord s'il ne voulait pas te sauter ?
J'étais abasourdi.
- Comment ça, sauter?
- Mais enfin, grand crétin, tu ne sais pas qu'ici tous les militaires de carrière sont un peu pédés ?
A cette époque, j'étais encore immensément naïf. Jusque là je n'avais eu affaire qu'une seule fois à un "déserteur du chemin des dames", en faisant du stop.
Traversant la Champagne, un curé (ils étaient alors en soutane) m'avait transporté jusqu'à Reims et s'était proposé de me faire visiter la cathédrale de fond en comble.
L'homme était très cultivé. Une fois dans la sacristie, il laissa libre cours à sa libido et m'exhiba sans prévenir son popol en érection.
Je pris mes jambes à mon cou. Et, assez secoué, je montai dans le premier autobus venu pour sortir de la ville au plus vite, craignant que tous les curés de la ville me prennent en chasse... Me voilà en route pour l'Alsace.
Depuis, je n'ai jamais eu l'occasion de visiter la cathédrale de Reims...
Je jurai à mon ami l'Aubergiste qu'il ne s'était rien passé de ce genre, que tous les aviateurs suédois s'étaient montrés aimables à mon égard, sans le moindre geste équivoque à mon encontre.
Plus tard, lorsque je raconterai mon aventure à des pilotes, ils prétendront tous qu'il existe très peu de pédés parmi les aviateurs, qu'ils aiment trop les filles pour cela.

Laveur de morts
Je restai peu de jours à Stockholm, le temps d'essayer de renflouer mes finances. A l'Auberge de jeunesse, un étudiant en médecine, me dit qu'il existait un moyen de gagner rapidement beaucoup d'argent si je n'avais pas peur de me salir les mains. Je lui dis que cela m'intéressait.
- Le travail consiste à laver les morts à la morgue d'un hôpital de la ville. Travail plutôt original mais bien payé. En fait, précisa-t-il, au moment des vacances, les Suédois se ruent vers les pays du sud et ce travail ne trouve plus guère d'amateurs parmi mes compatriotes.
- Je suis preneur lui dis-je.
Il me présenta un de ses amis, étudiant en médecine comme lui, qui effectuait ce job en interim pour payer ses études. Il voulait passer un week-end tranquille au vert avec une fille et cherchait un remplaçant.
- En trois jours, tu vas gagner autant qu'en un mois à la plonge.
Je me rendis à l'heure dite à l'adresse indiquée, dans l’annexe d'un grand hôpital. Une hôtesse me conduisit vers un laboratoire où s'activaient une vingtaine de garçons et de filles, d'allure plutôt jeunes, en blouse blanche et portant un masque nasal qui dissimulait leur visage.
- C'est pour le job dit-elle. Un nouveau candidat pour laver les morts. Un Suisse.
L'ambiance ici semblait joyeuse et décontractée. Seul reproche cela sentait un peu trop le formol à mon goût.
En approchant des tables autour desquelles les jeunes gens s'affairaient, je m'aperçus qu'il s'agissait de dissection. Ici et là je reconnus un bras, un pied, un crâne humains écorchés...
C'était à la fois bizarre et répugnant.
Mais les jeunes filles et les garçons paraissaient travailler dans la joie et la bonne humeur.
A un moment donné, le plus âgé me dévisagea avec intérêt. Après qu'il eut promené son regard acéré sur toute ma personne, il dit:
- Je pense que ce jeune homme fera l'affaire. Marta et Isa, occupez-vous de lui.
C'est en tout cas ce que je retins de la conversation, qui se déroulait en suédois langue qui ne m'était pas encore très familière.
Les deux jeunes filles m'emmenèrent dans une pièce attenante au laboratoire et m'invitèrent à me déshabiller.
Interloqué, je les regardai d'un air interrogatif.
- Si Si, Il faut te déshabiller mon grand, me dit Marta en français.
Pour laver les morts, il faut revêtir une tenue stérile, adéquate. Il faut même ôter ton slip.
Une fois que je fus nu, Isa et Marta, le visage toujours dissimulé derrière leur masque, déroulèrent prestement des bandelettes autour de mes jambes et, maintenant mes bras serrés le long du corps, firent de même avec le haut.
De plus en plus intrigué, je me demandais dans quel traquenard j'étais tombé. J'eus l'impression d'être transformé en momie.
Lorsque je compris, il était déjà trop tard. Les bandelettes de plâtre s'étaient solidifiées, emprisonnant mon corps des pieds à mon cou.
Seuls restaient à l'air libre le visage et le sexe.
Quatre étudiants surgirent alors du laboratoire, s'emparèrent de moi et me transportèrent en gloussant sur la table de dissection de leur amphi.
Hilares, leurs camarades ayant mis bas leurs masques, mais armés de scalpels, de bistouris, de couteaux, de scies et de hachettes, se mirent à gesticuler bruyamment autour de moi, en chantant des chansons de salle de garde.
Durant une bonne demie heure ces braves apprentis toubib s'amusèrent sans trop de méchanceté, à mes dépens. Prétendre que je me sentais à mon aise serait trop dire. D'autant plus, que, entre deux chansons, les carabins buvaient de grandes rasades d'aquavit et devenaient de plus en plus exubérants.
Une fille vint auprès de moi et m'embrassa sur la bouche. Une autre vint cajoler mes bijoux de famille affichant la plus grande modestie. Leurs camarades dansèrent autour de la table en hurlant instruments chirurgicaux en mains.
Le monôme se termina assez tard dans la nuit par une joyeuse bacchanale et sombra dans une saoûlographie quasi générale.
L'état d'ébriété des garçons me permit de prendre une revanche méritée. Une fois libéré de mon plâtre par les mains habiles de mes tortionnaires, j'eus droit à une bonne douche et me sentis plus présentable.
Au pavillon des internes, la jolie Maria m'invita à partager sa chambre pour le restant de la nuit. Ce fut mon unique récompense pour mon travail de laveur de morts grâce auquel j'avais espéré naïvement renflouer mes finances.
Lorsque je racontai à mes camarades de l'Auberge de Jeunesse ma roborative mésaventure, ils s'esclaffèrent. Mais l'un d'eux me souffla une idée : écrire pour un journal une version réaliste mais farfelue de ce job, sur fond de drame social.
J'inventai la nouvelle ci-après qu'une amie traduisit en suédois, puis en anglais.
Une petite agence de presse accepta de diffuser l'article sur son réseau.

Travail d'été : Laveur de morts
«Ayant besoin d'argent pour poursuivre mon voyage en stop, un ami suédois me proposa un remplacement à la morgue d'un hôpital de la ville pour un job très bien payé «laveur de morts». Je passai deux jours auprès du préposé au toilettage des cadavres qui partait en vacances, pour me familiariser avec ce travail un peu spécial.
En fait, il s'agit-là d'une besogne minutieuse, mais n'exigeant pas de compétences médicales.
L'offre ne précisait pas qu'en tant qu'intérimaire, le travail me serait payé à la pièce, alors que le préposé au poste était salarié au mois.
A la fin, je touchai cinquante couronnes suédoises pour avoir lavé cinq cadavres. Bien moins que la somme espérée.
Mon activité consista à faire la toilette de deux hommes et trois femmes. L'une d'elles était vraiment jolie, - un péché qu'elle soit morte si jeune.
Des deux hommes, l'un vieux, gros, gras et chauve me parut un peu ridicule. Dans ce cas, mon travail me rappelait le lavage du cochon familial, que le charcutier ébouillantait après sa mise à mort pour lui racler la couenne...
Je dus être l'un des derniers étrangers de passage à pratiquer ce travail. Car, quelques mois plus tard, un journal de Stockholm, le Dagens Nyheter dénonça dans un reportage sur les travaux d'été, cette habitude hypocrite des fonctionnaires suédois de se défausser sur des étrangers de certains travaux pénibles.
Il révéla dans la foulée la sous-traitance du toilettage des cadavres et le scandale répugnant de défuntes violées post mortem par des immigrés en état de manque et de frustration.»
L'article ne parut jamais en Suède, mais fut publié dans des journaux populaires de Norvège, du Danemark et de Finlande.
Après la lecture de cet article, des amis Suédois à qui j'avais fait part de tous les petits jobs originaux qui me permettaient de survivre lors de mes lointains voyages, me surnommèrent le "profiteur des mortes" ou le "violeur de défuntes".
C'est à Stockholm que je fis la connaissance de Fabien Sorgente. Fabien, respirait la distinction. Élégant, toujours vêtu à quatre épingles, portant cravate, même dans notre milieu de bohèmes aventuriers au petit pied logeant à l'auberge de jeunesse. Il gardait un maintien altier, courtois, une noblesse naturelle, un langage châtié tout en restant ouvert, généreux et des plus chaleureux.
Etudiant, il parcourait le monde "pour ma gouverne" comme il disait, voulant voir les gens et les choses non seulement à travers les livres mais par ses propres yeux.
Pour ne pas demeurer idiot, il travailla également quelques jours, soit à la plonge, soit aux cuisines, sans jamais déroger à attitude royale.
Il nous faisait mourir de rire en nous contant ses relations avec le petit personnel et les petits chefs des établissements qui l’employaient, les conversations inénarrables que suscitait leur mutuelle incompréhension.
Je revis Fabien à Paris, rue Lagrange près de Notre-Dame où il m'hébergea quelque temps dans le luxueux appartement de ses parents.
C'est là que je fis la connaissance d'une vraie pipelette, d'une de ces adjudantes de maison à laquelle il fallait montrer patte blanche avant d'accéder à l'ascenseur de l'immeuble dont elles étaient les vigilantes gardiennes. Je me souviens comment Fabien m'apprit à ouvrir sans bruit la porte cochère, puis à ramper sous le cordon qui barrait l'entrée afin d'éviter de réveiller la concierge qui eût pu m’en refuser le passage bien que je fusse l'hôte du fils du propriétaire.
Fabien, lors d'un voyage à Genève, rencontra les Dubal, dont il devint l'ami. Je n'ai jamais revu Fabien qui, ses études terminées, travailla dans le pétrole, à Bagdad...

En route pour le Cap Nord
Sac au dos, à la tête de ce que je considérais alors comme une véritable fortune, me voilà à nouveau sur la route. Je me souviens qu’à la sortie d'Uppsala, je fus pris sous un véritable déluge d'eau... Je me réfugiai sous un pont, mais la route en cuvette ne m'offrait qu'une piètre protection. L'eau ne tarda pas à monter si vite que je me retrouvai bientôt pris au piège, avec de l'eau à mi-mollet. Il y avait très peu de circulation. Soudain, une grosse voiture venant de la ville fonça dans la cuvette, soulevant une vague d'eau telle que j'en fus submergé.
De l'autre côté, l'automobile stoppa et, malgré l'averse qui redoublait de force, le chauffeur courut dans ma direction, abrité sous un vaste parapluie.
Il me fit signe de le rejoindre.
Il me parla en anglais, me pria de l'excuser de m'avoir trempé, et me proposa de monter à son bord. Il me demanda où j'allais. Je lui dis Finlande. Il ne s'étonna pas de cette destination lointaine, à plus de mille kilomètres d'où nous étions.
Il me dit simplement : - Je vais mettre du chauffage pour que vous puissiez vous sécher. Je vais à Skelleftea, c'est assez loin, nous serons vraisemblablement obligés de dormir en route, la route n’étant pas très bonne après ces pluies.
Mon compagnon de route était très sympathique. Il me fit raconter mes voyages. Il me confia qu'il était exportateur de bois et consul de je ne me souviens plus quel pays dans cette ville dont le port exportait du bois vers toute l'Europe.
Après avoir dîné et couché dans un hôtel d'Umea, nous atteignons Skelleftea en fin de matinée.
Il m'invita à résider chez lui, dans une superbe maison de bois ancienne, aux poutres sculptées et décorées.
Je fus traité comme l'enfant de la maison, et la jeune épouse de mon hôte ne s'insurgea pas de l'intrusion dans sa demeure du vagabond des routes que j'étais.
En fait, lorsque je voyageais en stop, j'étais relativement bien équipé : tente Himalaya, sac de couchage fourré d'eider, et, seul luxe un costume infroissable, une chemise blanche et une cravate. Cela prenait beaucoup de place mais me permit souvent de faire bonne figure lorsque j'étais invité chez l'habitant.
Le consul et son épouse furent épatés de me voir en tenue de ville après le bain, alors qu'à l'arrivée je ressemblais à ce que j'étais : un auto-stoppeur commun, aussi négligé que les autres.
Aujourd'hui, ce genre d'aventure semble improbable. L’hospitalité n'est plus ce qu'elle était. A la fin des années quarante et jusqu’aux années soixante, un jeune pouvait faire le tour du monde presque sans bourse délier.

Soirée de gala
Le soir, il y avait réception chez les Hällström.
Les femmes étaient en robes longues très décolletées, les hommes en smoking. J'étais à peu près le seul jeune étranger dans cette assemblée de notables. Des invités curieux se demandant si je faisais partie de la famille, mes hôtes leur racontèrent le plus naturellement du monde les circonstances de ma présence chez eux.
Dès lors, je fus le point de mire.
Les Suédois boivent sec. Aussi, ravis d'avoir un jeune cobaye pour expérimenter sur lui les vertus des leurs alcools et de quelques spécialités gastronomiques du cru, ils me firent avaler quelques surströminge, ces harengs de la baltique faisandés et marinés au piment qui emportent la bouche, et dont on ne parvient à éteindre le feu qu'à coup d'aquavit. Un gros Havane en accompagnement, et à minuit, j'étais à peu près out même si je m'efforçais de tenir debout.
Après le départ de ses invités, le Consul m'avoua que certains de ses hôtes avaient pris des paris sur ma capacité à supporter leurs préparations. En fait, ils avaient tous perdu, car tous avaient parié sur ma défaite.
Après dix-sept petits poissons en putréfaction plus forts que notre "schabziger" national, accompagnés de dix-sept vodkas et aquavits, je devais normalement être ivre-mort. Je ne l'étais pas.
Le lendemain, un peu fatigué, je repartis sac au dos pour la Finlande, lesté de munitions de bouche et de cadeaux divers, notamment un pull de laine de chien polaire, d'une souplesse et d’une légèreté incroyables.

La Finlande
En Scandinavie, en ces temps-là, bien que la circulation fût clairsemée, un stoppeur ne poireautait guère au bord de la route.
Souvent, les autos ou les camions s'arrêtaient à ma hauteur, me demandaient où j'allais et, si c'était le soir, me proposaient de m'héberger.
Ce jour-là, après quelques sauts de puces de quelques kilomètres, je tombai sur le bon cheval. Une voiture immatriculée en Finlande.
A son bord, un homme seul, d'entre deux âges, plutôt costaud, d'allure cossue et peu loquace. Il bredouilla quelques phrases en finnois et me fit signe de monter.
Toute conversation tournait court car le type ne parlait ni l'allemand, ni l'anglais et moi je baragouinais juste quelques mots suédois, certainement pas avec le bon accent. Apparemment, il ne connaissait que le finnois.
Dépliant ma carte routière sur les genoux, je lui désignai du doigt Genève, d'où je venais et Haparanda la ville frontière où je désirais me rendre, puis Rovaniemi, la cité du nord, sur le cercle polaire.
Il hocha la tête, d'un air entendu et nous voilà roulant sur une route assez bien entretenue, entre mer et forêt, sur des centaines de kilomètres. Il s'arrêta devant un restaurant, me fit signe de le suivre, mais je lui montrai mon pique-nique et lui proposai de le partager. Il avait lui aussi quelques provisions.
Ainsi ce fut à la hauteur de Luleo, au bord de la mer, dans un endroit idyllique, que nous pique-niquâmes en silence mais de bon appétit. Le Finlandais avait du vin et de l'aquavit, moi d’abondants reliefs de la réception de la veille chez le consul. Nous mîmes tout cela en commun et ce fut un véritable festin.
En général, mon régime de stoppeur était plutôt frugal. Du pain, du lait et du fromage, quelques fruits me suffisaient pour survivre, et je ne buvais ni vin, ni alcool, sauf par politesse, quand on m'en offrait. Ce jour-là, je refusai toute boisson alcoolisée.

Rovaniemi
A la frontière, juste après le poste de douane, la route faisait un curieux 8, car en Finlande on roulait encore à gauche.
Nous arrivâmes à Rovaniemi assez tard dans la soirée mais il faisait grand jour. Le soleil à califourchon sur l'horizon refusait de se coucher.
A l'entrée de la bourgade, mon conducteur stoppa et tira quelques billets de banque finlandais de son portefeuille et les fit crisser entre ses doigts.
Je pensai qu'il voulait que je le dédommage pour son trajet, ce qui arrivait quelquefois dans les pays méditerranéens mais rarement en Scandinavie.
Il inclina sa tête sur le dos de sa main ce que j'interprétais comme la demande de l'endroit où je pensais dormir.
Je lui dis "Police", "Polizei", "Politie". Il parut comprendre ce mot et démarra. Rovaniemi avec ses maisons de bois peintes, très disséminées, avec peu d'arbres, n'était pas encore devenue la tanière commerciale du Père Noël. La bourgade ressemblait à une de ces cités pionnières du Far-West que l'on voit dans les Westerns.
Le poste de police était un grand bâtiment isolé devant lequel un homme en uniforme montait la garde. Le chauffeur descendit de voiture et s'entretint à mon sujet avec le policier.
Au bruit de la palabre, un autre homme sortit du bâtiment. Un gradé me sembla-t-il. Il parlait allemand, anglais et même un peu le français.
A ma demande, il m'expliqua que mon chauffeur souhaitait me payer l'hôtel, car il avait été très heureux d'avoir un compagnon de route...
Je lui dis que c'était très aimable à lui, mais qu'en général je logeais dans les auberges de jeunesse, sous la tente, mais jamais à l'hôtel hors de portée de ma bourse.
Le policier rit et me dit que j'étais probablement aussi fou que le Français à moto qui voulait aller au Cap Nord et qui s'était arrêté à Rovaniemi depuis un mois à cause des filles!
Il m'informa qu'il n'y avait pas d'Auberge de Jeunesse dans la ville, mais que je pouvais bénéficier gratuitement du gîte et du couvert dans le bâtiment de la police. Dortoir, douches et cantine étaient à ma disposition. En attendant, il me proposait de me conduire au bal, où je retrouverais le Français...
J'était assez fatigué, mais curieux de rencontrer un autre coureur de route. Je pris congé de l'aimable automobiliste qui m'avait amené jusque là et je le vis presque déçu de n'avoir pu davantage me rendre service.
Je posai mon sac dans le vaste dortoir qui semblait inoccupé, pris une agréable douche chaude et me changeai. Le policier m'embarqua à bord d'une sorte de command car, un kilomètre plus loin.
- la cité semblait peu peuplée mais très étendue - un grand bâtiment isolé, d'où sortaient des bouffées de musique et de rires.
L'agent de police parla à la préposée du club, paya mon entrée et, avant de me souhaiter bonne nuit, il me dit que je trouverais sûrement quelqu'un pour me raccompagner...
A l'intérieur, une grande salle rectangulaire, avec des dizaines de filles, toutes plus blondes et jolies les unes que les autres et quelques garçons. Il y avait là au moins quatre fois plus de filles que de garçons.
L'ambiance était joyeuse et animée, et mon entrée ne passa pas inaperçue. Le policier avait dû dire qui j'étais et d'où je venais.
Aussitôt, ce fut la ruée...
J'étais alors un grand timide et je dansais rarement car je ne savais pas. De voir dix filles m'inviter à danser me fit rougir et perdre contenance. Heureusement Jean, le motard français vint me tirer un instant de leurs griffes en me parlant comme si nous étions de vieux amis.
- Te bile pas, elles sont toujours comme ça. Excitées mais pas méchantes. Au contraire. Tu verras. Ce sont des affaires. Et pas jalouses. Laisse-toi embarquer par Maiju, la jolie petite blonde toute menue. C'est la soeur d'Elina, ma copine...
Jean se sentait dans cette ambiance comme un poisson dans l'eau. Il chuchota quelques mots à l'oreille de Maria-Elina qui alla parler à sa soeur.
La jeune fille, souple comme une liane vint se lover contre moi et m'entraîna dans un slow. Elle était si petite que ses cheveux n'arrivaient pas à mon menton. Je dansais très mal, ou plutôt je ne dansais pas du tout. Je ne savais pas danser.
J'aurais aimé apprendre. J'enviais les bons danseurs. Mais, comme je l'éprouvai tout au long de ma vie, quelque chose en moi "refoulait", se repliait sur soi, m'empêchant de me réaliser pleinement.
Comme tous les timides je parle beaucoup, je coupe la parole aux autres, j'affabule, je mythomane, j'amplifie...
Cette jeune fille que je tenais dans mes bras, dont je sentais la tiédeur, la joie de vivre, la formidable pulsion qui l'animait, je la voulais.
Au petit matin, le soleil était toujours là, un peu plus haut sur l'horizon.
Jean me dit - Viens dormir chez Maiju. Je couche chez Marie, tu verras leurs parents sont très sympa. Ils ne voient pas d’inconvénients à ce que je fasse l'amour avec elle sous leur toit.
Mes affaires étant à la caserne de la police, j'allai dormir là-bas, dans le grand dortoir dont j'étais le seul occupant.
Jean vint me chercher avec sa moto. Les parents d'Elina et de Maiju, étaient des gens simples mais de coeur. Toute la famille Pekkinen d'ailleurs était faite du même bois. Forestiers de père en fils, ils aimaient leur pays de lacs, de forêts et de neige. Pour rien au monde ils n'auraient quitté leur Laponie natale.
Jean m'avoua qu'il se sentait vraiment très bien ici et qu’il appréhendait l'arrivée de la pièce de rechange indispensable, qu’au fond, il n'avait pas tellement envie de repartir.

Lorsque je lui demandai pourquoi ici il y avait plus de filles que de garçons, il me dit que la Finlande avait terriblement souffert de la longue guerre qu'elle avait soutenue avec l'URSS, qu'il y avait eu des dizaines de milliers de tués et de disparus, que toute une génération avait été fauchée à la fleur de l'âge.

Au pays des Lapons
Lorsque, quelques jours plus tard, je dis que je partais pour le nord-est, Maiju se proposa de m'accompagner. Mais, bien qu'elle fût une délicieuse compagne, que nous nous entendions très bien malgré la barrière de la langue, je ne tenais pas à m'encombrer même de la plus jolie fille du monde car mon objectif était de passer en URSS.
Clandestinement, s'il le fallait. C'était mon idée fixe. Idée folle...
Je n'osais avouer le véritable but de mon voyage à mes amis finlandais, anticommunistes convaincus qui n'auraient pas compris mes motivations.
Je disais, que je désirais me rendre en Laponie pour voir les lapons et, si possible, me rendre au Cap Nord.
Par l'entremise des Pekkinen, j'entrai dans la filière des forestiers et je pus, de chantier en chantier, remonter jusqu'à quelques dizaines de kilomètres d'Ivalo. Les pistes quoique à refaire après chaque hiver étaient bien entretenues. Certaines portions étaient recouvertes de bois et l'on roulait sur un véritable plancher.
Là, je vécus un épisode du plus haut comique. Je marchais sac au dos sur le bord de la piste espérant qu’un véhicule quelconque me prendrait à son bord. Mais dans cette région, remontant vers le nord, il passait au mieux une dizaine de voitures tout terrain et de camions par jour. Soudain, j'entendis derrière moi le bruit sympathique d'un moteur et, en me retournant, le pouce levé, je vis apparaître une Alfa-Romeo décapotée avec deux joyeux Italiens un peu rondouillards à son bord.
L'auto s'arrêta pile, cinquante mètres devant moi, recula en une bruyante marche arrière.
Sur mon sac à dos j'arborais les couleur de mon pays, croix blanche sur fond rouge.
- Svizzero, hei Noi siamo Milanese. Dove andiate ?
- Capo Nordo.
- Anche noi Vieni!
Je montai à côté du conducteur tandis que son camarade s'allongeait nonchalamment sur la banquette arrière.
En chemin, ils m'apprirent leur destination le Cap Nord avec comme but d'y chasser l'ours blanc. Ils avaient fait le pari avec des camarades milanais de ramener une dépouille... Ils me montrèrent leurs fusils à lunette, leurs munitions d'une calibre capable de foudroyer un éléphant...
En ce temps-là, la télévision n'existant pas, les connaissances géographiques restaient sommaires.
Et apparemment ces sympathiques Italiens ignoraient que le cap Nord se trouvait sur une île et qu'il y avait belle lurette qu'il n'y avait plus d'ours blancs en Scandinavie, qu'il fallait aller en Islande ou au Spitzberg pour en rencontrer...
A Ivalo je dis à mes sympathiques chasseurs d'ours que j’allais essayer de séjourner auprès des Lapons...
Nos routes se séparaient là. Pour gagner la Norvège, ils allaient emprunter la piste à l'ouest du lac Inari, et, pour me rendre en URSS, il me fallait passer à l'est à travers une réserve Lapone.
Au fond, j'étais aussi jobard qu'eux avec leur idée fixe de chasse à l'ours et moi, mon espoir de visiter la Russie dont l'ours est le symbole.
C'est aux abords du lac Inari que je rencontrai mes premiers Lapons et leur troupeau de rennes. Je voulus dresser ma guitoune à côté de leur campement, mais ils m'invitèrent plutôt à dormir dans une des leurs tentes de peau.
Une demi heure passée dans leur gourbi enfumé et à l’odeur épouvantable, me dissuada d'y passer la nuit.
Je dressai ma petite tente Himalaya de couleur orange que tous les gamins de la tribu vinrent visiter.
Mais, des moustiques enragés m'empêchèrent de fermer l'oeil de la nuit, si bien que lorsque je me levai, j'avais le visage boursouflé et le corps couvert de cloques. La seconde nuit, j'acceptai leur hospitalité.



Une jeune Lapone vint me tenir compagnie. Elle sentait la graisse rance et le poisson fumé, mais ses lèvres étaient douces.
J'avais appris que les tribus lapones de la région avaient le privilège de passer librement les frontières norvégiennes, finnoises et russes. C'est donc en leur compagnie que j'espérais passer en URSS.
Mes illusions prirent fin non à cause des gardes frontières russe mais des Finnois.
Arrêté au milieu de mes Lapons indifférents à mon sort, je fus emmené à la base militaire d'Ivalo où l'on m'enferma dans un local grillagé. Pour la première fois de ma vie l'on prit mes empreintes digitales, on me photographia tout nu et sous tous les angles avant de me soumettre à un interrogatoire serré par traducteur interposé.

***
Espion
L'officier finnois ne crut pas un seul instant à ma version des faits, il est vrai un peu naïve. Comment croire qu'un jeune Suisse, ayant fait un minimum d'études, puisse faire croire qu'il essayait de passer clandestinement en URSS simplement pour visiter le pays. Mon explication ne tenait pas debout. J'étais un espion, voilà tout.
Je fus ramené en avion à la base de Kokkola, puis à Helsinki, d’où après un dernier interrogatoire je fus mis à bord d'un navire en partance pour Stockholm et expulsé vers la Suède, sans autre explication.

Je renfloue ma bourse
A Stockholm, il me fallut à nouveau songer à renflouer ma bourse quelque peu ponctionnée par les dépenses imprévues occasionnées par ces incidents.
A l'Auberge de Jeunesse, un collègue "tramp" qui travaillait dans un grand hôtel de la ville, me proposa de le remplacer une semaine à la "préparation des poissons".
J'acceptai sans savoir très bien à quoi je m'engageais, mais, me souvenant du lavage des morts, je restai sur mes gardes.
La veille de son départ, j'accompagnai mon camarade à son lieu de travail où il me présenta à son chef. Puis, durant toute la journée, jusqu'à très tard dans la nuit, il me montra comment laver, écailler, ouvrir, vider les poissons et les crustacés de toutes espèces.
Bien que les locaux où se déroulaient ces opérations fussent d'une propreté et d'une hygiène parfaite, il y régnait une odeur tenace et difficilement supportable.
Mais je ne pouvais plus reculer. Si je ne remplaçais pas mon camarade au pied levé, il perdrait sa place au retour.
Or, il y avait à effectuer tant d'opérations différentes, d'espèces de poissons et de traitements divers, que je me sentis un peu perdu.
Et, dès le lendemain matin, lorsque je fus seul en face de ma tâche, je ne savais plus très bien quel poisson il fallait simplement vider et étêter, lequel il fallait écailler, vider, et priver de ses nageoires.
Quel poisson devait conserver sa tête et lequel devait être réduit en filets.
Je finis pas tout mélanger et les ennuis commencèrent. Je me faisais invectiver en suédois par des petits chefs qui me renvoyaient la marchandise en tempêtant.
Comme je ne comprenais pas le quart de ce qu'on me disait, je n'étais pas prêt à sortir des emmerdes.
Mais j'eus la chance d'être sauvé de cette situation par Gudrun, une jeune et jolie aide-cuisinière que l'on délégua dans mon laboratoire parce qu'elle parlait le français.
Elle était serviable, patiente et douce et sacrifia l'heure de la pose pour m'expliquer comment faire, reconnaître chaque espèce différente et le traitement approprié.
Elle revint vers le soir et me montra encore comment lever les filets de sole, de brochet, de bar ou de sandre...
Malgré le lieu et une ambiance assez peu propice à la bagatelle, j'eus envie d'elle, là, tout de suite, même sur les cagettes à poissons.
Elle dut sentir mon désir et peut-être le partager, car elle se donna, dans la chambre froide, dans une brève étreinte mais qui me procura une jouissance fantastique.
Au bout de trois jours, malgré les douches répétées, il me semblait que je puais le poisson.
Gudrun était une fille un peu rondelette, au joues potelées, au teint blanc, aux cheveux d'un blond pâle, avec d'immenses et magnifiques yeux bleu-verts.
Un soir, nous nous retrouvons ensemble à la sortie du personnel, et je l'invitai à boire un verre.
Elle accepta.
Le dimanche suivant, ma paie de la semaine en poche, j’emmenai Gudrun en excursion sur une île du Lac Mälar où nous fîmes l’amour dans les bois. Je me souviendrai toujours de cette chair blanche et appétissante offerte à ma concupiscence livrée sans résistance aux assauts répétés de ma libido.
* Je reprendrai cette scène dans un porno que j'écrirai dans les années 70.

Cueillette des fraises et ramassage des pommes de terre
Le lundi, mon ami revenait et je ne retournai pas au restaurant. Je ne revis jamais Gudrun, car mon ami Roy me proposa d'aller travailler dans une ferme modèle. Là, dans une ambiance joyeuse, je passai quinze jours à quatre pattes, huit heures par jour, à ramasser des fraises ou des pommes de terre.
Mais le soir venu, dans les communs de la ferme, c'était la fête.
Des étudiants et des étudiantes de tous les pays scandinaves, quelques "tramps" d'origine anglaise, hollandaise, italienne, australienne. Le travail était bien payé, la nourriture abondante, les dortoirs et les douches impeccables.
Les propriétaires avaient même mis à notre disposition de canots à rames et quelques dériveurs pour naviguer sur le lac au cours des longues nuit d'été.
C'est là que je fis la connaissance de Kari, une jolie Finlandaise, fine comme une liane, au long cou de cygne surmonté d'un visage à la Botticcelli. Ces quelques semaines de travail me renflouèrent suffisamment pour me permettre de passer en Norvège avec Kari.
La campagne suédoise est très belle, ses habitants hospitaliers.
Ici, le stoppeur est roi. Jamais d'attente excessive sinon dans des coins paumés où ne passent que de rares véhicules.

En Norvège avec Kari
Si le Suédois est plutôt bon enfant, lent voire nonchalant, leNorvégien me sembla plus vif, plus actif, plus direct. Contrairement à la Suède, pays neutre que la guerre a enrichi, la Norvège fut envahie et subit tous les traumatismes d'une occupation étrangère.
Pays peu peuplé, tourné vers le mer, la Norvège avait alors la plus puissante flotte de commerce du monde.
Je vécus à Oslo quelques semaines de rêve, sans soucis.
Installé avec Kari à l'Auberge de Jeunesse, nous nous rendions chaque matin en ville en stop ou par le train de banlieue pour flâner, visiter musées et jardins, nous aimer dans les coins secrets des parcs.
Je trouvais Kari très belle, elle correspondait à mon idéal féminin.
Nous faisions l'amour partout, debout contre les arbres, dans les bosquets des jardins publics, sous les portes cochères du vieil Oslo.
Il nous arrivait aussi de partir dans la campagne, de nous perdre dans les forêts immenses de la petite montagne où nous passions nos journées et nos nuits à faire l'amour, à boire l'eau pure et légère des sources, à nous raconter mille insignifiantes folies.
En effet, en ce temps-là, les dortoirs des filles et des garçons des Auberges de Jeunesse étaient séparés et il fallait ruser pour passer la nuit ensemble

Pierre Ivanoff
Un jour d'automne, un grand garçon maigre, au visage bronzé, aux yeux lumineux débarqua à l'auberge. Pierre Ivanoff.
Il arrivait du Vénézuela sans le sou et quasiment sans bagages. Il prétendait avoir été le véritable découvreur des sources de l’Orénoque, en marge de l'expédition franco-vénézuélienne de 1951/52.
Mais les autorités vénézuéliennes l'avaient spolié de sa découverte et l'avaient incarcéré sans jugement durant quelques mois afin d'attribuer l'exploit à un autochtone.
Expulsé ensuite par le premier bateau en partance pour l’Europe, Ivanoff prétendait que ce traitement était dû au refus des officiels vénézuéliens de l'expédition de partager la gloire et les honneurs de cette extraordinaire découverte avec un aventurier étranger, traîne savate, et de surcroît parfaitement inconnu. Nous écoutions avec envie le récit de ses passionnantes aventures.
Un matin, Ivanoff à qui j'avais trouvé du travail pour se refaire, me dit :
- Je ne sais pas ce que tu trouves à Kari. Elles est jolie, certes, mais elle a un trop long cou. On dirait un cou de serpent.
J'étais encore très malléable. Véritable girouette, je changeais plus souvent d'opinion que de chemise.
J'étais amoureux de Kari, sans excès, elle me plaisait, nous nous entendions bien dans le plaisir, mais je ne l'aimais pas de cet amour passion que je recherchais en vain.
Après la déclaration d'Ivanoff, je regardais Kari d'un autre oeil. Ce long cou de cygne avec au bout ce merveilleux visage d'un ovale très pur se transforma dans ma tête en joli serpent, mais en serpent tout de même. Je délaissai quelque peu Kari et Ivanoff me la souffla... Bien fait pour moi. J'étais trop bête.
Dans mon carnet de poèmes, je notai ces vers de mirliton:

DÉPART
Un dernier baiser
Au coin d'une rue
Ma main sur ton sein
Quelques pas en silence
Ton regard triste et lointain
Un autre baiser
Ta main dans ma main
Quelques mots d'adieu tendres
Des promesses murmurées
Doux mensonges
Un serrement de coeur
Une dernière étreinte
Et voilà c'est tout.
De l'homme le plus heureux
Qui t'embrassait à bouche folle
Qui te serrait la main
Qui serrait ton sein tiède
Dans le creux de sa main
De ce bonheur infini et fragile
Je tombe dans le vide
Abandonné à l'aventure
Sur la route froide et nue
Demain ces lèvres que j'ai aimées
Les seins longuement caressés
Et ce corps parfait mille fois baisé
S'offriront à d'autres étreintes.
Le monde ne s'est pas arrêté
Le soleil ne s'est pas voilé
Ni le ciel obscurci
Seul mon coeur
Un peu meurtri
Battait à grands coups
Sous mon visage
Baigné de larmes…

Comme cadeau d'adieu, j'offris à Kari, un gros livre de la collection Skira sur la peinture impressionniste qui me coûta autant qu'un mois de vagabondages.
A chaque escale de bourlingue, le premier monument visité, était la bibliothèque.
Rat de bibliothèque invétéré, je fréquentai assidûment la Bibliothèque royale d'Oslo.
Elle possédait un très riche fond de livres français.
Là je lus des poètes dont je relevais dans un carnet qui ne me quittait jamais, quelques poèmes que j'apprenais pas coeur.
A Oslo, je redécouvris Rimbaud, Apollinaire, Cendrars, Verlaine.
Et c'est sur un banc, devant le Palais royal, que je mémorisai la touchante… 

Chanson d’Automne :
Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon coeur
D'une langueur
Monotone.
Et je m'en vais,
Au vent mauvais
Qui m'emporte
De-ci, de-là,
Pareil à la
feuille morte.

*****


La famille Alver
A la bibliothèque, je fis la connaissance d'un étudiant qui parlait très bien le français Alv Alver. Fils d'un officier supérieur en activité, il avait une soeur ravissante Liv.
Je fus reçu dans la famille où l'on me donna une chambre m'évitant de retourner chaque soir à l'Auberge de Jeunesse située en banlieue.
La famille Alver, fière de son pays et très cultivée, me fit connaître toutes les richesses d'Oslo et de ses environs.
Le peintre Munch, le sculpteur Viegeland dont l’oeuvre monumentale, d'un naturalisme puissant, réalisée au parc Frogner réunit plus de deux cents sculptures.
A l'Opéra je découvris Peer Gynt, une oeuvre qui me toucha profondément. Pendant des semaines je fredonnerai et je sifflerai l’air de la danse d'Anitra.
A Bygdöy, Alv m'emmena voir le fameux Kon TiKi à bord duquel, Thor Hayerdahl traversa le Pacifique Sud pour démontrer la vraisemblance de sa thèse qui affirmait que c'étaient des Amérindiens qui peuplèrent les îles du Pacifique...
Il me raconta avec enthousiasme l'épopée des Vikings, dont il me montra les superbes drakkars retrouvés dans les fjords et la rivière d'Oslo.
Un jour, nous eûmes la chance de rencontrer l'explorateur en personne. Un être extraordinaire. Un charme fou. Les semaines et les mois passaient trop vite.
Nous étions en novembre déjà et la neige recouvrait la cité.

Le restaurant de la Loge
Comme je n'arrivais pas à m'arracher aux charmes d'Oslo bien que la saison s'avançât et qu'à nouveau mes économies diminuaient je m'engageai comme "plongeur" au Loge restaurant, un établissement très huppé du centre ville.
Il m'était déjà arrivé à plusieurs reprises de recourir à cet expédient pour me renflouer. En général c'était un travail fastidieux dans une ambiance peu folichonne.
Mais là, c'était le luxe jusque dans les arrières-cuisines. Je disposais de quatre lave-vaisselle modernes et très performants, à usages spécialisés les verres, les couverts, la porcelaine, les
casseroles...
Ces appareils me permettaient d'expédier mon travail en vitesse et me laissaient beaucoup de loisirs entre les coups de feu.
Entre temps je lisais, - j'y ai lu les Mémoires de Casanova et les Mille et Une Nuits de Mardrus empruntés à la Bibliothèque royale, - durant des demi-heures entières, ce qui énervait le petit chef responsable de l'office mais également les deux plongeurs syndiqués norvégiens qui me relayaient. Ils prétendaient qu'en travaillant ainsi, les patrons allaient augmenter la cadence...
Je leur répondais que je me considérais comme payé pour accomplir le mieux possible un travail donné et que si j'étais plus rapide c'était mon affaire et non la leur.
J'ai toujours eu horreur des contraintes syndicales, des prescriptions patronales et des conflits de préséance.
Quelques jours plus tard j'eus d'ailleurs l'occasion de vérifier la réalité du progrès démocratique et social vanté partout à travers le monde, que la société scandinave apportait aux salariés.
En effet, je reçus un confortable mandat de mon père dont le montant ajouté à celui de ma rémunération d'un mois de plonge m'incita à inviter un soir toute la famille Alver dans ce restaurant réputé luxueux. Cette dépense allait évidemment fortement ponctionner mes
finances, et cette invitation était une petite folie. Mais j'ai toujours aimé ce genre de situation.
Pour cette soirée, je m'étais mis sur mon trente-et-un costume, chemise blanche, chaussures de ville et cravate...
Or, au moment où nous nous présentons tous les cinq, le général, son épouse, Alv, Liv et moi à l'entrée du restaurant où j'avais réservé une table au nom d'Alver, l'imposant préposé à la réception me dévisagea avec insolence et prétendit tout haut m'interdire l'entrée de son établissement.
Mon ami Alv s'enquit des raisons de me refuser l'entrée. Le loufiat en chef lui répondit avec morgue que son établissement n'avait pas pour habitude d'admettre ses employés subalternes parmi sa clientèle
Il y eut quelques palabres. Mais, la famille Alver au complet suggéra de dîner ailleurs.
La soirée fut fort gaie. Elle se déroula dans un excellent bistrot du quartier d'Akershus dont l'addition fut plus douce que celle prévue au prétentieux Loge restaurant.
Mais le père d'Alv ne voulut pas en rester là. Il appela deux journalistes de sa connaissance qui relatèrent l'incident dont j'avais été victime.
Le lendemain, quand je me présentai à mon travail, à la porte réservée au personnel, l'on m'en interdit à nouveau l'entrée.
Je reçus mes modestes indemnités de licenciement par la poste.
Mais les deux articles dans la presse firent grand bruit et je fus interviewé personnellement, dont une fois, au Loge restaurant même, en présence de photographes.
En hiver, à Oslo, les journées sont courtes. Le patinage et le ski de fond sont pratiqués par tous. Les jeunes se rendent à leur travail en patin ou à ski et, à l'époque, les peu d'automobilistes circulaient en hiver. Ici les pistes de ski se trouvent aux portes même de la ville, éclairées a giorno.
Les transports en commun conduisent au champs de neige, permettant d'aller skier avant ou après le travail. C'est ici, que j'ai pu m'éclater et réapprendre le bonheur de skier, de patiner, de partir avec des skis de fond pour de grandes randonnées de plusieurs jours.

Recycleur de cartons d'emballage
Il me fallait retrouver du travail. J'en découvris un plutôt original recycleur de cartons d'emballage. Dans un immense entrepôt de banlieue, en bordure de fjord, l'on me confia le nettoyage de monceaux de cartons de tous formats.
J'étais payé à la pièce. Le patron de l'entreprise me suggéra de recruter des camarades qui voudraient bien effectuer ce travail apparemment ingrat avec moi. Je proposai de partager mon job à Micha Michel Marie Giacometti, un jeune poète corse, auteur de Mélika une délicieuse plaquette de vers, à Pierre Ivanoff l'explorateur, à Cédric Dragojevic, un déserteur de la Légion étrangère, à Klaus, un jeune étudiant en architecture autrichien...
Travaillant comme des forcenés, à la chaîne, véritables stakhanovistes du cutter, nous débarrassions à longueur de journée des milliers de cartons usagés de leurs papiers collants, de leur scotch, de leur impuretés...
Ce boulot éminemment intellectuel nous convenait bien. Nous n'avions pas de patron sur le dos, nous comptions nous-même les cartons recyclés, et nous avions le sentiment d'être très bien payés… Et, tout en grattant, grattant, nous chantions, inventions des blagues, déclamions des poèmes, et refaisions le monde en élucubrant.
Certains de mes camarades dormaient sur place, couchés dans leur sac de couchage, au fond d'abris capitonnés de cartons... Parfois, nous y recevions des filles dans cet univers kafkaïen, et l'amour sur cet amoncellement instable et mouvant avait beaucoup de charme.
Sur le quai, tout près de notre entrepôt, était amarré un antique et superbe trois-mâts. Le couple de gardiens finlandais, qui vivait à bord devint ami. Le mari, Selvig, fut durant trente ans pêcher de baleines aux Lofoten. Certains jours, ils nous invitaient à partager leurs repas.
Ils hébergeaient aussi, quand il faisait trop froid, ceux des nôtres qui n'avaient pas de chambre en ville.

Michel Giacometti
Durant les quelques semaines que je fréquentai Michel Giacometti je découvris en lui un être exquis, d'une très grande sensibilité, au talent immense. Il avait édité à ses frais une plaquette de ses meilleurs poèmes dont il était très fier : Mélika. Ses vers étaient très beaux, ciselés avec art, et j'avais la chair de poule lorsqu'il les murmurait le soir, au bord du fjord, de sa belle voix grave, s'accompagnant de sa guitare.
Micha était corse et il parlait de son pays avec nostalgie. Il habitait une tour génoise sans confort, près de Cargèse où il aimait se retrouver entre deux vagabondages. Passionné par la chanson et les traditions populaires, il avait l'ambition de recueillir avant qu'ils ne disparaissent à jamais, à l'aide de son Minox et de son Kudelski, les témoignages de l'art de vivre, les chansons populaires, de travail, des paysans, des pêcheurs et des artisans du pourtour de la Méditerranée.
Micha réalisera son rêve au Portugal où durant trente ans, il parcourut le pays jusque dans ses coins les plus reculés, enregistrant pour la postérité les prodigieuses richesses d'un art populaire qui sans lui disparaissait à jamais.
Michel Giacometti mourut vers 1990, laissant une magnifique collection d'objets rares, de photos, de films, d’enregistrements sonores, d'outils et d'instruments de musique dont une partie sera pieusement exposée au musée de Sétubal qui porte aujourd'hui son nom : Musée Michel Giacometti. Une école du Portugal porte également son nom.

Retour au Danemark
A la mi-novembre, je quittai Oslo en direction du Danemark avec Klaus. Il voyageait avec peu de bagages. Ni tente, ni sac de couchage.
Son seul luxe une guitare dont il tirait les accords accompagnant une voix très agréable. La première nuit, nous couchâmes à la belle étoile, refusant l'hospitalité que nous offrait, à 50 kilomètres à l'intérieur des terres, le dernier chauffeur qui nous prit à son bord.
Je dressai ma tente dans la terre déjà gelée et, après un dîner frugal, nous tentâmes de nous réchauffer en chantant... Mais il faisait si froid que vers deux heures du matin, nous avons levé le camp et repris la route.
Après deux heures de marche sans qu'une seule voiture ne passe sur la route, un camion s'arrêta et nous emmena à son bord, nous traitant de fous... Il faisait moins quinze, nous annonça-t-il. Une chance, il nous emmena jusqu'à Malmö.
Nous prîmes le ferry et, le soir même nous fûmes à Copenhague.
Je connaissais la ville et, suggérai de nous rendre à Tivoli où le mieux était de draguer une fille qui nous emmènerait coucher chez elle... Tivoli était alors un lieu unique en Europe. Un parc d’attractions où toute la jeunesse de Copenhague faisait la fête.
La guitare de Klaus y fit merveille, nous nous mîmes à chanter des chansons faciles de notre répertoire déjà bien rôdé, dont le clou était toujours Alouette, gentille alouette, It's a long way ti Tipperary, What shall we do with a drunken sailor et On lasten Yula Tä Hu hu une rengaine finlandaise.
Deux aimables jumelles Astrid et Ditte, qui vivaient seules dans leur grand appartement en l'absence de leurs parents diplomates en terre lointaine, nous proposèrent une chambre dont nous n'avons pas ouvert le lit, préférant la douceur des leurs...
Pour la seconde nuit consécutive nous n'avons guère fermé l'oeil.
Le lendemain matin, au petit déjeuner, les deux soeurs nous avouèrent qu'au milieu de la nuit elles avaient changé de partenaire, sans que nous nous en soyons rendus compte. Cela les fit bien rigoler. Nous aussi.
Nous nous sommes un peu attardés au Danemark, gagnant le gîte et le couvert en chantant dans les bistrots.

Waltraut
Puis, début décembre, Klaus et moi prenons le bac pour Grossenbrode.
A bord, nous rencontrons deux jeunes étudiantes Allemandes Waltraut Jünke et Christine Hübotte qui rentrent chez elles après une escapade au Danemark. Klaus devient l'amant de Christine, jeune blonde élégante et fine, originaire de Hanovre. Waltraut, dont je tombai amoureux dès le premier regard, est orpheline.
Son père est mort sur le front russe et sa mère sous les bombes.
A Grossenbrode, nous les invitons à faire du stop. Mais elles préfèrent le train. Nous nous donnons rendez-vous chez Waltraut à Hambourg pour le surlendemain, car Klaus et moi désirons visiter Oldenburg et Lübeck.
Waltraut vit dans un bel appartement ancien tout en boiseries, avec un plafond peint en caissons, une mezzanine baroque, des alcôves décorées de trompe-l'oeil, de vastes placards à secrets dont l'un ouvre par une porte truquée sur l'escalier de service.
Elle étudie le japonais. Elle aime beaucoup les traditions et la culture du pays du Soleil Levant.
Auprès d'elle je vis quelques semaines de ciel bleu, de bonheur sans nuages. Pour me plaire, elle revêt des kimonos superbes, me sert des thés délicieux, danse admirablement et me dit des poèmes de Goethe, de Heine et de Rilke. J'ai l'impression de vivre auprès d’une geisha dont les prérogatives ne s'arrêteraient pas à la porte de la chambre à coucher.
Les journées et les nuits passent comme dans un rêve. Il nous arrive de rester vingt-quatre heures au lit à faire l'amour, à grignoter des "smörbröd" aux harengs de la Baltique, aux oeufs de saumon accompagnés de concombres Lomossol, à chanter et à rire.
Après quinze jours passés à nous aimer, nous commençons à sortir, à visiter la ville encore très détruite, à rencontrer de ses amis dans les cafés à la mode.
Klaus vit lui aussi au septième ciel en compagnie de Christine.
Une nuit, nos deux Allemandes nous emmènent à Sankt Pauli le quartier chaud de Hambourg. Pour moi, la Reperbahn fut une découverte.
Contrairement à mes copains, je n'ai jamais été aux putes.
Pourtant, un jour qu'il était en veine de confidence, il m'avait dit tu sais Bubi, dans la vie il faut toujours avoir recours aux meilleurs spécialistes.
Avec les amateurs tu perds ton temps et ton argent. Quand tu as mal aux dents tu vas voir un bon dentiste. Quand tu es malade tu consultes un bon médecin, pas un charlatan. Eh bien, pour les filles c'est pareil quand tu as envie de faire l'amour, va voir une pute.
Peut-être que ce fut une erreur de jeunesse de toujours préférer la drague au bordel. En effet, bien qu'à vingt ans j'eusse fait l'amour à pas mal de filles, je n'étais qu'un amateur.
Je faisais l'amour à la pépère, à la va vite, sans aucune technique.
Et j'ignorais les fioritures.
Lorsque, à Oslo, en grattant nos cartons Micha me parla du plaisir du soixante-neuf ou de l'intense volupté de la sodomie, je tombais des nues.
Là, je fus épaté de découvrir dans des sex-shop des capotes à crêtes de coq pour mieux faire jouir les filles, des godemichés de toutes tailles et de toute allure, et dans de petits films cochons, des scènes d'amour à plusieurs tout à fait surprenantes.
Dans un café, chaque table avait son téléphone et arborait un numéro visible de toute la salle. Ainsi, chacun pouvait appeler la personne de son choix et lui proposer la botte Waltraut et Christine s'amusaient comme de petites folles à allumer les mecs.
Waltraut, qui fut l'amie de coeur de Wolfgang Borchert, nous emmène voir sa pièce Draussen vor der Tür qui connaît un immense succès. Comme je suis à nouveau fauché et que je désire trouver un petit boulot, elle m'invite à écrire une nouvelle ou un reportage qu’elle présenterait au père de l'un de ses amis, directeur d'un important quotidien de Hambourg. Un peu vantard, je lui avais dit que j'écrivais...

Piètres débuts de journaliste
Mis au pied du mur, je torchai en peinant une nouvelle dont j’eus honte avant même de la lui montrer, et tapai sur son Adler un minable reportage sur mes voyages en stop.
Waltraut qui écrivait magnifiquement ne me dévoila pas sa déception. En deux heures, elle corrigea ma nouvelle, en fit un petit chef d'oeuvre d'humour et rewrita mon reportage avec panache.
Ces travaux ainsi remaniés parurent sous ma signature et je ne refusai pas la somme rondelette qu'ils me valurent. Mais Waltraut ne m'encouragea plus jamais à écrire...
Nous passons Noël et Nouvel-An chez Christine à Hanovre. Sa famille nous accueille sans difficultés avec une hospitalité touchante.
En nous faisant visiter leur ville dont il est très fier, le père de Christine nous montre la maison où séjournait Haarmann, le Barbe- Bleue allemand, le célèbre vampire de Hanovre.
Cet homme attirait chez lui de jeunes garçons qu'il sodomisait et torturait avant de les étrangler. Puis, il les découpait et en faisait de la chair à saucisses. Les saucisses du sieur Haarmann étaient renommées et appréciées par tous les gourmets de la ville.
Le père de Christine est un architecte de jardins renommé dans toute l'Allemagne et il vit dans une somptueuse demeure nichée dans un immense parc. Klaus et moi avons été merveilleusement accueillis et la famille ne trouva pas anormal que je couche dans la même chambre que Waltraut et que leur fille accueille Klaus dans la sienne.
A Hanovre, je parlai pour la première fois ouvertement de mon désir de me rendre en URSS. La famille Hübotte s'étonna de ce qu’ils trouvaient une incongruité.
- Allez plutôt en Amérique ou au Japon, mais en Russie. Quelle drôle d'idée!
Avec mes amies allemandes, je ne parlais jamais politique.
Comme la plupart de leurs compatriotes, elles étaient viscéralement anticommunistes.
- Tenez Si ça vous chante d'aller voir un peu comment ça se passe chez les bolchos, allez donc à Berlin, jeune homme... Vous aurez une petite idée de l'ambiance.
Berlin, pourquoi pas ? Après tout... Une fois là-bas, peut-être que je pourrais aller plus loin…


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