mardi 6 décembre 2016

15) LA TUNISIE


Tunis la belle Hélène

Sur le bateau qui m'emmène vers l'Afrique, je fais la connaissance de deux jeunes étudiantes provençales. Hélène et Berthe.
Étudiante en médecine, Hélène Borne est grande, mince, souriante, jolie.
Quant à Berthe, la pauvre, elle est grosse, ingrate et renfrognée.
Mais son abondante chair blanche, son regard velouté d’orientale, attire...
Hélène me plaît beaucoup et je sens que ce sentiment est réciproque. Mais comment me débarrasser de la grosse Berthe, pour lui faire la cour.
A Tunis, nous nous installons d'abord à l'Auberge de Jeunesse. Le "père Aube", un sympathique quadragénaire pied-noir, me demande tout de suite si je veux bien lui vendre ma montre.
Je lui avoue qu'elle n'est pas de grande valeur, qu'elle est destinée au troc, mais il me dit que cela n'a pas d'importance, pourvu qu'il soit écrit sur la cadran "Made in Switzerland"!
Achetées cinq francs suisses au Prisunic de Genève, elle me rapporte dix fois la mise et lui la revendra 100 francs à un Bougnoule.
Cette vente me permet de faire visiter Tunis à mes deux copines sans trop lésiner.
Dans le bazar, le grand blond que je suis accompagné de deux filles en short, fait sensation. Mais là, c'est Berthe qui a la vedette. Les Tunisiens n'ont d'yeux que pour elle... C'est Berthe qu'ils sollicitent,
Berthe qu'ils invitent, bref, il n'y en a que pour Berthe. Cet engouement inattendu pour son opulente personne transforme très vite le laideron en jeune femme épanouie.
Elle s'achète une ample robe bleue d'un tissu vaporeux, déploie ses cheveux noués en chignon sur ses épaules et sourit de bonheur.
Hélène ne reconnaît plus sa compagne...
Moi, ça m'arrange plutôt. Je peux librement conter fleurette à Hélène sans attrister Berthe.
Aussi, après deux jours, décidons-nous d'aller monter ma tente sur le sable blond du rivage du golfe de Tunis.
Nous prenons le fameux petit train composé de rames anciennes du métro parisien, qui relie Tunis à Sidi-Bou-Saïd, via Carthage et Hamilcar.
C'est au ravissant café maure de Sidi-Bou-Saïd que je fume le kif* pour la première fois. Thé à la menthe et Kif.
*A cette époque heureuse de la Colonie, le Kif est en vente libre dans tous les bureaux de tabac de la régie, tant en Tunisie qu’au Maroc, mais pas en Algérie composée de départements français.

Notre tente, plantée sur le rivage, au pied du Bordj d’Hamilcar, devient vite un lieu de curiosité et de visite.
La tourisme de masse n'a pas encore envahi les plages et seuls quelques enfants tunisiens se baignent nus au milieu de rares voyageurs étrangers, la plupart pédérastes, avides de chair fraîche.
Le matin tôt, ou tard le soir, des femmes des environs viennent se baigner tout habillées, le plus loin possible des regards indiscrets. Je ne me lassais pas de les regarder faire leurs ablutions, au loin, silhouettes élégantes se détachant au lever du jour, sur une mer de rose et d'argent.
Leur allure, leurs gestes, leurs mouvements me faisaient penser à la toilette des cygnes, au bord du lac de Genève.
Parfois, des hommes venaient aussi faire trempette tout habillés, avec leurs chevaux.
Les baigneurs, je l'ai dit étaient rares sur cette longue plage déserte, et, lorsque nous nous nageons, Hélène, Berthe et moi, il y a toujours des rôdeurs en djellaba qui viennent mater nos exhibitions aquatiques.
J'ai toujours nagé comme un sabot, ne me baignant que là où j’ai pied. Là, pourtant, entouré par ma sirène et son amie le cachalot, toutes deux excellentes nageuses, je m'efforçai de faire bonne figure en donnant le change. Tantôt, je crawlai (mal) tout droit vers le large, vite rattrapé par mes naïades, tantôt je faisais mine de disparaître sous l'eau, narines pincées, buvant la tasse dans les deux cas.
Au fond, je n'ai jamais rien su faire à fond. Ma vie durant je n'ai fait qu'effleurer, goûter, tâter, essayer, sans me lancer. Ainsi, suis-je toujours passé à côté de choses que j'aurais voulu maîtriser.
La danse, la natation, la varappe, la voile, les mathématiques, l'anglais, l'allemand, l'amour, le bricolage.
Je n'ai jamais été qu'un papillon, un touche-à-tout, incapable d'étreindre, de prendre à bras le corps, d'achever, n'allant jamais au fond des choses.
L'amour fait à Hélène, la nuit, sur le sable chaud de la plage d'Hamilcar, sous le regard de la baleine et d'une lune ironique, demeure pour moi un merveilleux souvenir.
Une fois, Hélène, que je berçais amoureusement dans mes bras, me chuchota fais-moi plaisir, Berthe est une chic fille, fais-lui l'amour...
Hélène me caressa, redonnant tournure à ma gazelle, et, sans un mot, l'accompagna à la porte du puits de la grosse... Sans un mot, dans le silence, je m'enfonçai dans son corps souple et accueillant dont l'embonpoint m'enveloppa délicieusement.
Hélène m'embrassait la bouche avec ferveur, tout en me caressant les fesses, laissant parfois un médius fureteur émouvoir mon oeillet.
Ma jouissance fut soudaine et terrible.
Je ne sais si Berthe prit son pied, car à aucun moment, son corps immobile n'accompagna la houle du mien.
Pourtant, lorsque je voulus me dégager, elle me retint dans l’étau de son sexe et je vis des larmes couler sur son visage épanoui. Et, soudain, plaquant ses deux mains sur mes lombes, elle me retourna sous elle.
Commença alors une chevauchée sauvage et fantastique au cours de laquelle cette somptueuse cavalière férocement empalée à mon vit, nous fit escalader à tous deux les sommets de la volupté.
Ses longs cheveux au vent, yeux fermés, la tête renversée, offrant à ma bouche gourmande le téton d'un sein magnifique, elle jeta un grand cri dans la nuit avant de s'effondrer sur moi, en sanglots.
Hélène et moi avons câliné Berthe jusqu'à ce qu'elle s'endorme.
Nous sommes restés trois jours sur ce rivage. Trois jours de soleil, d'amour et de plaisir.
Avec des escapades au café maure où je bois un délicieux thé à la menthe et fume le kif sans déplaisir.
Les Tunisiens des environs deviennent plus curieux. Ils s'approchent de plus en plus de notre tente. Les soldats du bordj d'Hamilcar aussi viennent fouiner...
Un matin, je replie ma tente et nos routes se séparent. Je ne reverrai jamais Hélène, mais je garderai la nostalgie de son corps, de sa beauté, de son sourire...

Hammamet - Jean et Violet Henson
Je vais vers le Sud, elles remontent vers Bizerte.
Sur la route d'Hammamet, un automobiliste anglais m'invite à bord de sa Vauxhall, belle auto élégante et guindée. Jean Henson. Un écrivain.
Il m'invite à séjourner dans sa propriété.
C'est un endroit superbe, au milieu de plantations d'orangers et de citronniers. L'allée qui conduit à la belle villa mauresque est bordée de palmiers d'ornement et de statues grecques et romaines.
En descendant de voiture, je pénètre dans un autre monde.
Une demi douzaine de domestiques s'affairent autour de nous, aux petits soins, me traitent comme si j'étais l'héritier de la famille.
Jean me prend familièrement par l'épaule, me guide vers le patio où le murmure de l'eau retombant dans les vasques est un régal pour les oreilles et pour les yeux.
Il me présente à sa femme, Violet, une grande femme mince, fragile, évanescente, d'apparence maladive. Vêtue d'une longue robe blanche qui moule son corps svelte, elle promène sur les êtres et les choses, un regard plein d'ennui.
Désoeuvrée, sans passion, languide, elle passe son temps à lire des romans d'Agatha Christie et de Georges Simenon dont elle possède l'oeuvre complète en français et en anglais.
A midi, tandis que nous Jean et moi déjeunons face à face sur une table de marbre, dans une élégante salle à manger ornée de plantes vertes et de superbes antiquités, son épouse se fait servir dans sa chambre.
En me faisant visiter son domaine, Jean me parle avec la même intime familiarité que si si nous nous connaissions depuis toujours.
- Mon épouse ne supporte pas l'été à Hammamet. Comme elle est malade depuis deux mois, nous sommes restés ici. Son médecin vient de regagner Londres. Demain, profitant de son rétablissement, nous allons partir pour l'Ecosse. Mais vous pouvez rester ici, dans cette demeure, aussi longtemps que vous le souhaitez. Je regrette seulement de ne pouvoir vous faire visiter le pays...
Je sais, certains lecteurs estimeront que je galèje, que je bluffe ou que je dissimule des faits inavouables... Qu'un simple vagabond des routes soit reçu comme un hôte de marque par un riche Anglais peut paraître suspect. Il doit y avoir du stupre ou de la fornication là-dessous.
Eh bien, je le dis sereinement, jamais Jean Henson n'eut le moindre regard ou geste équivoque à mon égard.
Je passai quelques journées de rêve à Hammamet. Mes hôtes partis, je refusai d'être servi comme un prince et vécus en compagnie de Rejeb, le régisseur de confiance des Henson et son personnel, partageant leurs délicieux et sobres repas, faits de couscous et de fruits, assis en tailleur, sur des nattes, dans le frais patio de la demeure.
La nuit venue, bien qu'une jolie chambre aux murs blancs me fût réservée, j'allais la plupart du temps dormir sur la plage dans mon sac de couchage tandis que, de loin en loin, des groupes de Tunisiens buvaient du thé à la menthe et fumaient le kif, devisant et chantant. La vie semblait heureuse, harmonieuse et douce pour tous.
C'est à Hammamet qu'une nuit, des amis de Rejeb m'invitèrent à participer à une pêche au lamparo dont je garde un souvenir impérissable.
Là également, que pour la première fois, je fus confronté au problème colonial et au racisme.

Pêche au Lamparo

La pêche au lamparo se pratique avec des variantes techniques depuis l'antiquité. Un jour, les pêcheurs se sont aperçus que par les nuits sans lune, une lumière à la surface des eaux, loin de faire fuir le poisson l'attirait.
Ils ont alors commencé par allumer de grands feux au bord de golfes faciles à clore de filets et ont ramené à terre des pêches mirifiques.

Le récit d'anciens navigateurs témoigne aussi que lors de batailles navales se prolongeant dans la nuit noire, la mer autour des navires en flammes grouillait de poissons de toutes tailles. On crut longtemps que c'était uniquement les naufragés qui les attiraient ainsi vers un festin prometteur.
Des contes scandinaves rapportent l'histoire étonnante de Walpur, le pêcheur cul de jatte. Enfant il avait laissé ses jambes dans la gueule d'un requin.
Orphelin, il partait par les nuits d'hiver sans lune sur la banquise, à bord d'un traîneau de sa confection qu'il pilotait avec dextérité sur la glace.
Il creusait un trou, plaçait des lumignons de suif alentour, attendait patiemment que les poissons intrigués par la lueur approchassent et les harponnait adroitement...
L'invention de la lampe à carbure et à acétylène permit aux pêcheurs du siècle dernier d'affiner cette technique ancestrale.
On assista alors, sur le pourtour de la Méditerranée, à la prolifération de bateaux de pêche armés de lampes puissantes dont le rayonnement permit de véritables pêches miraculeuses.
En France et ailleurs, cette forme de pêche fut alors interdite. Elle subsista dans les colonies d'Afrique. Mouloud, un cousin de Rejeb m'invita un soir à être de la fête.

Le travail était une fête
Car en ces temps heureux, le travail était pour les gens simples, souvent prétexte à fête. Une dizaine de jeunes hommes s'installent à bord de deux élégantes barques à voile latine, à la coque ornée et peinte avec talent.
La première, l'amirale, porte à l'avant une imposante lampe à réflecteur. Elle est munie d'un moteur. La seconde, armée d'un grand support à filets, semble plus légère.
Nous partons sur la mer à la nuit tombante. La nuit est douce et parfumée. L'absence de lune rend les étoiles bien visibles. A un mille du rivage, Mouloud stoppe le moteur.
Ali alimente le réservoir du fanal en carbure. Le puissant projecteur dirigé verticalement à la surface de l'eau répand d'abord une lueur timide qui monte peu à peu en puissance. La lumière fait peu à peu apparaître le plancton et ces myriades de poussières inertes ou animées de cette eau pourtant très peu polluée.
De loin en loin, d'autres points lumineux s'allument sur la mer. Ce sont là aussi des pêcheurs au lamparo. A bord, après la mise en place du fanal, une longue attente commence. Les uns se curent le nez ou les oreilles, les autres somnolent.
Momo s'allonge de tout son long sur le bois peint et s'endort bercé par la houle légère. Mouloud allume une petite pipe de kif dont les subtiles effluves sucrées et poivrées à la fois, se répandent combattant les remugles de poisson pourri et de forte marée dans lequel baigne le navire. De temps à autre il me la prête, après qu'il en eut essuyé l'embout de sa manche.
Rocco le Maltais, le mousse à tout faire, après avoir été appelé à toutes les tâches les plus sales et les plus rebutantes, s'installe dans un coin d'ombre et, le regard levé vers les étoiles, plonge la main sous son sarouel et commence doucement à se palucher.
Sur la barque voisine, des pêcheurs fredonnent doucement, en sourdine, une mélopée pleine de poésie et de nostalgie.
A un moment donné, Rocco pousse un soupir vite étouffé. Il vient de jouir en solitaire, répandant discrètement le flot de sa jouissance sur le fond de la barque.
Sur l'autre embarcation aussi un couple s'est formé et deux jeunes pêcheurs se caressent dans le noir. Mouloud, avec qui je m’entretiens à voix basse, m'explique qu'ici, en Tunisie, les occasions pour un jeune homme de faire l'amour sont rares. A Hammamet, les filles sont très surveillées. Le pucelage est exigé au mariage et un bâtard serait une calamité. Les putains sont rares et vieilles. Il faudrait aller à Sousse ou à Tunis, mais l'argent manque.
Bien sûr, il existe dans le secret des familles quelques jeunes femmes appétissantes délaissées par leurs maris que le désir travaille.
Des veuves aussi et des pucelles imprudentes. Mais c'est l'exception.
Restent les blondes touristes étrangères friandes d’amours exotiques. A cette époque, hormis le tourisme sexuel, chasse gardée des riches amateurs de chair fraîche et intellectuels pédophiles, le tourisme reste balbutiant.
Bien sûr, les militaires et les fonctionnaires de la Métropole exercent sur la jeunesse leur droit imprescriptible de cuissage qui, en ce temps-là, ne choque guère.
C'est pourquoi, beaucoup de jeunes, pour calmer leur trop plein de sève, se masturbent, abusent de la "raquette"*, se caressent ou s'accouplent entre eux.
* Les fruits du figuier de barbarie (Opuntia vulgaris) mûrissant sur la plante forment en vieillissant des raquettes ornées de piquants à l'extérieur mais dont l'intérieur est tapissé d'une agréable muqueuse.
Dès les temps les plus reculés, les hommes privés de femmes ont usé de cette vulve végétale pour leur jouissance solitaire.
Dans la nature, les bergers s'accouplent également aux brebis, aux chamelles... mais "la raquette" est plus discrète et plus pratique.
Peu à peu, autour de nous, la mer s'anime. En me penchant pardessus bord, je vois des centaines d'éclairs argentés filer dans tous les sens, s'ébrouant sous les puissants rayons de la lampe.
L'eau se met à bouillonner.
Rejeb m'a confié une palangrotte et, pour le plaisir, je remonte quelques belles pièces. Un requin retors, menaçant, me donne bien du mal à éviter qu'il ne sectionne mes doigts.
L'heure avance. L'eau se met à bouillonner. Des milliers de poissons de toutes couleurs et de toutes tailles, mais principalement des sardines apparaissent à portée de filet. Vers trois-quatre heures du matin, Rejeb scrute le ciel.
A l'instant où se déclenche la première pluie d'étoiles filantes, il donne le signal et les pêcheurs de la barque voisine mettent leurs rames à l'eau et vont silencieusement, larguer autour du banc le grand filet dont la poche sera ramenée jusqu'au rivage.
Déjà sur la côte apparaissent des signaux de lumière, prévenant l'équipage que les femmes et les enfants sont là pour hisser le filet.
Lorsque la barque jumelle a fait le tour de la barque amirale, le filet est solidement fixé à un crochet d'acier et les deux embarcations se dirigent lentement vers la rive.
Là, les femmes, les vieillards et les enfants s'attellent aux lourdes cordes des deux extrémités du filet et se mettent à le héler sur le sable en chantant.
L'ambiance est joyeuse, car le filet est lourd. Les premières lueurs de l'aube blanchissent le ciel. Au bout d'une demi heure de traction, voici la poche du filet apparaître grouillante de beau poisson luisant.
Déjà, très excités, les enfants s'affairent, portant bassines et paniers auprès de l'embouchure de la nasse.
Et voilà que des mains prudentes récoltent des milliers de poissons. Prudentes, car les épines dorsales de certaines espèces telle la vive sont venimeuses et de petits requins hargneux ou des murènes aux dents acérées se sont introduites dans le banc prisonnier sans pouvoir se dégager à temps.
De grands feux sont allumés sur la plage et les Mamas triant la pêche, préparent la soupe de poisson du jour avec les espèces les moins recherchées. Au-delà de la plage, le vieux camion rouillé de la conserverie de Nabeul attend la pesée.
A huit heures du matin, le sable est nettoyé par les oiseaux de mer et les chiens errants attirés par le festin.
Le soir, sur la plage, les pêcheurs, leur famille et leurs amis dégusteront un couscous mémorable.

Découverte du racisme ordinaire
Un dimanche matin, comme je revenais de la plage, j'entendis un concert de Klaxon et une joyeuse pétarade de voitures débouler aux abords de la propriété. Une quinzaine de jeunes gens et de jeunes filles bruyants et exubérants, tous pieds-noirs, déboulèrent de leurs autos, faisant claquer les portières. En me voyant, ils interpellèrent Rejeb qui s'avançait respectueusement au devant d'eux. Le régisseur leur dit que j'étais un hôte des Henson.
Une jeune fille ravissante, plus réservée, sembla s'intéresser à moi et nous nous écartons de la bande pour nous promener dans la vaste propriété, parlant d'art, de poésie, en gagnant la magnifique plage déserte où nous nous baignons avec délices.
A un moment donné, Martine me fait boire la tasse en m'embrassant par surprise. Saisissant mes mains elle les plaque sur ses seins, m'invitant à les caresser. Puis, allongés dans trente centimètres d'eau, elle conduit les opérations, m'arrache mon slip de bains et, se libère également du sien.
C'est la première fois que je fais l'amour dans ces délicieuses conditions. Ma gazelle profondément sertie dans sa conque, nos bouches soudées, nos corps ne faisant plus qu'un, ondulent au gré d'une houle légère. Sublime sensation de bien être.
Une fois sortis de l'eau, nous nous réfugions vite à l'ombre d’un immense figuier dont nous dégustons en apéritif les fruits éclatés et sucrés.
Vers midi, ayant regagné les abords plus frais de la demeure noyés dans la verdure, j'invite ma compagne à partager la graine de l'amitié avec Rejeb et son staff. Mais les Tunisois, faisant orgueilleusement bande à part s'installent sous une vaste tonnelle, et se font servir par les deux domestiques que leur a délégués Rejeb.
Martine rejoint les siens, moi je vais avec les miens.
Rejeb me dit qu'il ne serait pas vexé si j'avais choisi de rester avec les Pieds-Noirs, qu'ils allaient mal me juger. En effet, Martine ne m'adressa plus la parole jusqu'au soir et, lorsque je m'approchai de ses amis, j'entendis quelques réflexions désobligeantes du genre, c'est un embougnoulé.
Vingt ans plus tard, en lisant Les Choses, je découvre que, quelques années après moi, Georges Pérec a lui aussi été l'hôte des Henson, dont il décrit la magnifique propriété dans son roman et son autobiographie.
Les jours et les heures passent. Une amitié profonde nous relie Rejeb et moi. Il trouve en moi un confident. Sans passion ni sentimentalité exagérée il m'initie à l'histoire de son magnifique pays et à son humiliante condition présente. Il m'emmène dans sa famille où je suis reçu en ami.
Il me présente secrètement à ses soeurs, à une de ses cousines, va jusqu'à me servir d'entremetteur... à faire le guet pendant que je lui fais l'amour...
Il me fait visiter, grâce à la complicité de ses amis régisseurs, quelques propriétés somptueuses du voisinage, appartenant à des marchands de canon, des escrocs internationaux, à de grands criminels ou des chefs d'État déchus. Mais, malgré ce séjour de rêve dans les délices d'Hammamet, mon instinct vagabond m'invita à quitter ce lieu de rêve pour l'aléa du stop.

***

Kairouan - Bico marchand de tapis ambulant
Le hasard de la route qui m'a toujours admirablement servi me fit prendre en stop par un marchand de tapis ambulant qui se rendait au marché de Kairouan. C'était un petit homme court sur pattes dont la
tête avait de la peine à dépasser le volant de sa camionnette malgré les trois coussins qui rehaussaient ses fesses. Des dents d’or meublaient richement sa bouche aux dents brunes.
Assis sur la banquette à côté de lui, je faisais géant.
En une heure de route il me conta quelques épisodes de sa vie d'enfant pauvre originaire de Matmata, son exaltante carrière de militaire au service de la France, de son métier dont il était très fier.
Il s'appelait Bico... depuis toujours. Sa mère, lavandière au service de l'armée l'emmenait avec lui au Bordj où les soldats l'avaient baptisé ainsi, surnom qui lui était resté et qui fut gravé sur ses papiers lorsqu’il fut obligé d'en faire établir lors de son incorporation.
A Kairouan, la ville semblait en fête. J'aidai Bico à dresser l’auvent de toile et de canisses sous lequel il disposa ses tapis.
En une heure, il me fit part de toutes les astuces de son métier.
Les tapis de la région, garantis d'origine, tissés main, étaient recherchés par les connaisseurs à qui on ne la faisait pas. Les moins chers venaient du sud algérien ou du Maroc. Les plus vendus étaient de simples copies mécaniques exécutées à Roubaix.
Bico affirmait que les touristes américains les préféraient aux authentiques... Quant aux merveilleux kilims, tapisseries de basse lisse, aux dessins géométriques admirables, ils venaient de Djerba où les marchands nomades venus de Lybie les offraient à bas prix.
A midi, j'avais vendu cinq tapis à des touristes, tandis que Bico préparait le thé et marchandait quelques babioles avec des autochtones.
Impatient de visiter la ville, malgré la chaleur étouffante, j’allais abandonner Bico à son sort, mais déjà, il semblait ne plus pouvoir se passer de moi. Il m'offrit de bon coeur un repas frugal, composé de deux briques, d'un verre de jus de coco et d'un beignet de roses. Puis, me sentant impatient de le quitter, il me proposa d'essayer une gandoura, légère et souple tunique de cotonnade à capuche couleur blanc écru, qui m'allait comme un gant. Il me suggéra de la porter pour visiter la ville et, si j'allais à la mosquée, de ne pas oublier de me déchausser à l'entrée. Lorsque je voulus prendre mon sac, il le retint affirmant que je serais ridicule avec "ça sur le dos".
Par expérience, je n'abandonnais jamais mon sac. Mais, ma fortune étant à l'abri de ma ceinture creuse et les poches de mon short, je ne craignais pas trop d'être dévalisé.
Au premier abord, la ville ne m'enthousiasma guère. Il y avait là trop de touristes américains (déjà), assiégeant la mosquée d’une beauté à couper le souffle.
Sidi Uqba de Kairouan était en ce temps-là un des rares lieux de prières musulmans où les roumis pouvaient accéder. Bico prétendait qu'elle avait été profanée par un Spahi saoul qui y était entré à cheval, et qu'une mosquée profanée ne peut plus jamais être réhabilitée.
Même si, comme dans ce cas, une embuscade d'irrédentistes avait égorgé cinquante spahis pour venger l'affront.
Je laissai Bico se livrer à l'excellente tradition de la sieste et ne réapparus que le soir.
Le marchand m'accueillit avec des transports d'enthousiasme et m'invita aussitôt de bien vouloir m'occuper des volumineuses et agaçantes Américaines.
Je vendis trois tapis de prière roubaisiens, un burnous et quelques autres oripeaux.
Tard dans la nuit, je m'étendis sous l'auvent refermé qui servait de moustiquaire et dormis jusqu'au matin. Réveillé par le chant du muezzin, j'allai faire une toilette rapide à une fontaine que j’avais repérée la veille.
Il me dit que je lui portais chance.
Lorsque, mon sac à dos prêt, je m'apprêtais à partir, Bico jaillit de sa tente et me supplia de rester. Il disait que je lui portais chance. Que jamais il n'avait vendu autant de marchandises dans une seule journée...
Je reposai mon sac et lui dis que je profitais de la fraîcheur pour visiter la ville. Il me força à revêtir la gandoura...
Lorsque je revins, deux heures plus tard, Bico me fit à nouveau fête... m'offrit un café turc très fort et très sucré, quelques délicieux gâteaux aux amandes.
Dès que je fus prêt à accueillir la clientèle, celle-ci afflua. Conduite par une de mes volumineuses yankee de la veille, voilà toute une smala de touristes de son hôtel qui me tombe dessus et vient négocier breloques et tapis pour le plaisir. Mon anglais les enchante et ces dynamiques péronnelles m'assiègeront durant des heures, marchandant avec acharnement la moindre babiole.
En Suisse, marchander le prix d'un objet est impensable. En deux jours, Bico m'apprit le noble art du négoce de foire comment fixer la barre très haut, détourner le désir du chaland d'un objet vers un autre, lâcher du lest tout en restant ferme, proposer du thé, des gâteaux, pour finir par obtenir le prix souhaité.
Le soir, bien que fourbu, j'étais bien décidé à partir en loucedé, sans prévenir. L'entendant ahaner au fond du gourbi, en train de se masturber joyeusement, je m'apprêtai à filer à l'anglaise. Mais Bico veillait... Il jaillit de sa couche et, me demanda où je voulais aller...
- Sfax, Djerba, Médénine, je veux voir du pays...
- Eh bien, je vais t'y conduire...
En une demie heure, avec mon aide, il remballa toutes ses marchandises, les empila dans sa camionnette et nous voilà partis au clair de lune.
Oh nous ne roulons pas durant des heures. Fourbu par ma journée, je somnole sur mon siège et ne me rends pas compte de la direction que nous prenons. Vers deux heures du matin, nous nous retrouvons sur la place du marché d'une ville inconnue.
Nous déballons la marchandise en silence et remontons la "boutique".
En fait nous sommes à Monastir et, Bico le sait, il y aura de nouvelles affaires à faire...
C'est ainsi, que par petites étapes, je visiterai El Djem, Sfax, Gafsa, Gabès où nos routes se sépareront.Avant de nous quitter, le marchand me présenta Abdallah, un de ses cousins, garagiste, et riche propriétaire agricole.
Ces quelques jours passés en compagnie de Bico m'ont appris beaucoup de choses sur la vie en général.
Mais l'image forte qui m'en restera sera la vision de ce gnome grimaçant de volupté en train de se masturber, paluchant son énorme machine à l'heure de la sieste. Avec celui de Nanard, ce sera le plus gros sexe d'homme que je verrai dans ma vie.
J'en garderai d'ailleurs un complexe...

Abdallah
Abdallah me proposa de dormir dans un cabanon de l'oasis.
L'oasis de Gabès était alors un enchantement. En plein été, une eau fraîche coulait dans les canaux d'irrigation à l'abri des majestueuses frondaisons de la palmeraie admirablement entretenue par des centaines d'ouvriers agricoles. Des fleurs, des légumes partout. Une luxuriance et une richesse végétale incomparables.
Abdallah m'expliqua que le secret de cette merveille n'était pas un don de la nature mais le résultat d'un travail acharné.
Les "nalkheurs", jardiniers à main verte, véritables initiés, se transmettaient depuis cent générations les secrets permettant d'entretenir une couverture végétale à sept niveaux, à l'abri de laquelle arbres fruitiers, potager, fleurs poussaient à leur aise...
Seuls fertilisants utilisés les déjections animales et le compost à base de végétations mortes.
Ici on ne connaissait ni insecticides ni désherbants. La citronelle, l'aloès et quelques autres plantes aromatiques chassaient les mauvais esprits, les moustiques et les scorpions.
Comme je fis part à Abdallah de mon désir de visiter Djerba, Médénine et Matmata, il me proposa de revenir le voir au garage dans dix jours, qu'il me prêterait une jeep.

Gabès-Djerba
Oasis de Gabès

Le tourisme n'avait pas encore envahi l'île des Lotophages. La mosquée de Guellala et les tours génoises montaient une garde solitaire autour de l'île enchantée.
Arrivé le soir, je dressai ma petite tente Himalaya orange sur la plage d'Houmt Soukh. Au petit jour je retrouvai avec émotion l'harmonieuse architecture ibadite découverte quelques mois plutôt au Sahara.
Très vite, mon installation fut le point de mire des habitants. Mais, en ce temps-là, le comportement des gens même les plus simples était noble. Pas de badauds importuns ni de voyeurisme gênant. Juste, la légitime curiosité dune population à l'apparition d'une chose nouvelle.
Dès que je me fus rendu au marché proche pour acheter des fruits, que j'eus échangé quelques mots avec les marchands, les langues se délièrent.
Chacun voulut m'inviter chez lui, me proposa de venir habiter chez lui ou de me faire visiter la ville. Tenant à mon indépendance, je résistai à ces appels d'ailleurs tout à fait dénués d'arrière pensée.
Ali, un jeune Djerbien sympathique de mon âge m'offrit un café, me parla de sa vie, de sa famille, de ses études comme si nous étions des amis de longue date.
A Houmt Soukh, j'éprouvai cet étrange sentiment de plénitude, retrouvant une ambiance familière à travers d'une sensation de déjà vu.
Ici, comme à Rome, à Paris, à Venise je me sentais chez moi.
D'ailleurs, un peu partout je me sentais chez moi. Le monde était ma patrie.
Le souvenir de mes promenades enchanteresses à travers l'île me procure encore, à l'instant où je l'écris, des frissons de bonheur. La ligne élégante du minaret d'une mosquée, la subtile perfection d’une coupole, le coup au coeur que me procure la vision d'un marabout perdu dans le sable envahissant, tout cela m'est jouissance.
L'émouvante beauté d'un regard d'enfant, la justesse extrême du balancement d'un vêtement féminin, la magnificence d'un port de tête et ces beaux visages burinés de vieillards où les yeux luisent comme de mystérieuses escarboucles.
Au second jour, de jeunes femmes et des enfants m’apportaient des dattes et des oranges, de l'eau de noix de coco les pêcheurs m'offraient des poissons frétillants encore qu'ils venaient de pêcher dans leurs "nasses" de palmiers.
J'ai encore quelques photos de toutes ces merveilles prises avec mon vieux Rolleiflex. Ali m'invita à visiter Médénine, profitant du camion d'un oncle marchand d'huile d'olives et de fruits qui s'y rendait à partir de Zarzis. A l'époque, la chaussée romaine effondrée n'avait pas été restaurée et Djerba était une île...
Plus pour longtemps.
Je me souviens de la traversée des vastes oliveraies au milieu desquelles de loin en loin apparaissait un figuier croulant sous les fruits mûrs... et aussi, de quelques oliviers millénaires abritant des bergers assoupis tandis que leurs chèvres grimpeuses squattaient par dizaines leurs branches.


Les ghorfas de Médénine, ces incroyables édifices de terre, construits comme des termitières, pouvant comporter jusqu'à dix ou douze étages ne sont plus hélas qu'un souvenir. Remplacés par de plus modernes termitières, appelés HLM. Il demeure aujourd’hui quelques pauvres spécimen de ghorfas rescapés des bulldozers que l'on montre aux touristes...
Heureusement, plus au sud et au Fezzan, subsistent des villes préservées. Ali me fit rencontrer Rejeb ben Sahli, un conteur traditionnel qui chaque jour de marché enchantait ses auditeurs par ses récits dignes des Mille et Une Nuits. La radio étant rare, la télévision inexistante, Rejeb était pour les Djerbiens une véritable vedette.
Ali me traduisait ses contes à voix basse. Je les recueillais en style télégraphique sur un gros cahier d'écoliers qui ne me quittait jamais. - Tu vas les écrire, les publier ? - Bien sûr affirmais-je sûr de moi*.
* Ces contes mis au net plus tard, chez Henson à Hammamet, parurent vers 1959 sous le titre de Conte bédouin dans une méchante édition pleine de coquilles et dont j'ai toujours eu honte. En 1985, j’eus la surprise de lire dans Libération la parution aux Éditions Phébus d’un ouvrage de Rejeb Ben Sahli, «Le jardin des Caresses,» au sujet duquel l'éditeur avait lancé un concours pour retrouver l'auteur...

Un matin, Abdallah arriva à Houmt-Soukh, avec un camion chargé de marchandises. Lorsqu'il s'enquit d'un jeune suisse voyageant à pied, tout le marché s'empressa pour lui dire où se trouvait ma tente. Et il me proposa une nouvelle aventure marchande pour laquelle il lui fallait un compère un peu naïf, d'un pays neutre.

Matmata
Abdallah m'expliqua l'affaire dans la cabine surchauffée de son fourgon Peugeot. Me refilant une délicieuse cigarette de kif mêlé à du tabac parfumé, il m'expliqua que depuis quelque temps la région devenait peu sûre.
Des irrédentistes parcouraient les vallées désertiques du Sud et s'attaquaient non plus seulement aux caravaniers ou aux villageois mal défendus, comme ils le faisaient depuis des temps immémoriaux, mais aux postes isolés de l'armée française voir à ses convois. Il s’agissait de "fellaghas". Ils opéraient leurs "rezzous" la nuit.
Or, pour le commerce, cette situation était à la fois bonne et pas bonne... Pour continuer à faire des affaires, il lui fallait donner un bakchich aux insurgés et montrer patte blanche aux Francaoui.
Il me proposa de l'accompagner dans la montagne et, en tant que ressortissant suisse, présumé neutre, de l'aider à gagner la confiance de Mahfoud, un chef fellagha ambitieux et avide de publicité...

Mahfoud
J'ai déjà raconté cet épisode dans "A moi la Liberté", et dans deux articles édulcorés parus dans la presse suisse de l'époque. Je n’y reviendrai donc pas.
Ce que je peux ajouter, c'est que cette expédition ne fut guère à mon honneur. Je n'en suis pas fier du tout. Très mal dans mes sandales, ressentant un malaise diffus, marchant dans un désert de sables mouvants, je me suis conduit dans cette circonstance comme un pleutre.

Je finis par fuir, lâchement, laissant tout en plan, et, pour éviter d'avoir à m'expliquer, à rendre des comptes aux uns et aux autres, je passai la frontière libyenne toute proche à bord du premier véhicule qui acceptât de me prendre à son bord et me retrouvai au Fezzan.


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