vendredi 9 décembre 2016

18) FIGURES LÉGENDAIRES DU TOUS-PARIS.


Le prince Youssoupov

Parmi les personnages que collectionnait Favrel, l'un des plus mystérieux était le fameux Félix Youssoupoff, prince russe qui, avec la complicité du grand-duc Dimitri Pavlovitch et du député Vladimir Pourichkevitch, assassina en 1916 Gregory Yefimovitch, le staretz paysan de Sibérie, plus connu sous le nom de Raspoutine, éminence grise de la famille impériale.
Réfugié en France, le prince habitait rue Pierre-Guérin à Auteuil avec son épouse Irina, en petit bourgeois bohème, visité par des curieux du monde entier, tel un monument historique. Personnellement, le prince me déçut et me déplut la première fois que je le rencontrai.
Bien qu'il ne fût plus du tout de la première jeunesse, et qu'il vécût comme un petit bourgeois et non plus dans le luxe inouï du richissime prince qu'il avait été, je découvris derrière les stigmates de l'âge, une aisance, une jeunesse d'allure ambiguë, un raffinement de manières, une frivolité insolente qui étaient totalement étrangers au paysan suisse que j'étais. Cela dut se sentir dans les articles que j'écrivis après cette entrevue.
En fait, tout ce que j'appris sur Raspoutine de la bouche de personnes qui l'avaient connu, me le rendait plus sympathique que son meurtrier...




Mais Félix Youssoupoff était sans contexte un être hors du commun.
Je retrouverai le prince quelques années plus tard, installé rue de la Ferme à Neuilly et appris à le connaître mieux. Sans doute vous reparlerai-je de lui.

***

Rue Mazarine - Youki et Henri

Lucie Badoud dit Youki
Youki Desnos-Foujita et Henri Espinouze furent parmi les premières personnes que je rencontrai à Paris. Je me souviens très bien de cette rencontre au coin de la rue Mazarine et de la rue Guénégaud, au bistrot "Les Méchants", ainsi nommé parce que le couple de propriétaires passait sa vie à s'invectiver et à se frapper, avec une extrême jouissance, pour la plus grande joie de leurs clients dont c'était une attraction.
Les sadiques y allaient comme on assiste à un combat de coqs. Youki y venait en voisine, par curiosité elle aimait le vin rouge et les originaux. Elle demeurait rue Mazarine, dans un appartement sombre, vaste et étrange où elle avait vécu des années lumineuses avec le poète Robert Desnos. Il y avait là Pipo, le seigneur de la maison, un vieux chien sans âge et sans race, affectueux, serein et couvert de puces.
La pièce commune, à la fois séjour, bibliothèque, salon, bureau et salle à manger était pleine de livres de bibelots et de tableaux. La grande bibliothèque vitrée avait une histoire.
C'est là que pendant la guerre, Robert Desnos avait dissimulé la liste des adhérents du CNR, association regroupant les écrivains et artistes résistants.
La plupart vivaient retirés soit à la campagne, soit en zone sud et ce document permettait de les joindre. Quelques jours après que Robert Desnos fut déporté, une escouade allemande formée d’un officier de la Wehrmacht accompagné de quelques gestapistes se présenta pour fouiller l'appartement. Pendant que les jeune vandales de la gestapo se mirent au travail, l'officier resta dans la salle auprès de Youki effondrée. Elle se souvenait avec précision de cet épisode resté gravé dans sa mémoire.
«A un moment donné, l'Allemand se déganta et ayant tiré à lui un des battants de la bibliothèque, choisit un livre sur l'étagère du haut, l'ouvrit et un feuillet s'en échappa. L'officier la ramassa, la déplia, le parcourut du regard tandis que je me liquéfiai.
C'était la fameuse liste d'adresses des membres du CNR entrés dans la clandestinité. L'officier replia la feuille, la replaça dans le livre, remit l'ouvrage en place, referma la bibliothèque à laquelle il s'adossa.
Plongeant son regard dans le mien, il me dit Madame, je regrette d’être contraint de participer à cette fouille de la police politique, nous sommes en guerre, mais je reste un officier allemand. Et, prononçant ces paroles, il s'inclina devant moi puis claqua les talons.
Lorsque ses sbires revinrent avec quelques babioles, kriss malais, poignards berbères, haches samoyèdes, pistolets de collection, l'officier haussa les épaules et les laissa emmener leurs prises.
Après leur départ, l'appartement semblait mis à sac. Mais les sbires n'avaient pas repéré la cache dissimulée dans le faux plafond entre la salle et la cuisine où, dans un appentis un lit de camp servait aux clandestins de passage et où, dans une valise, il y avait le nécessaire de survie du résistant, armes, nourriture, bouteille de gnôle et vêtements de rechange. 
Au sujet de la fameuse liste, Youki ne savait que faire. Elle savait son téléphone et ses allées et venues surveillés.
Les fidèles, les amis sûrs et efficaces étaient au loin. Comment prévenir immédiatement les hommes du péril. Robert lui avait dit: Tu ne dois communiquer cette liste à personne. A personne, tu entends ?
Désarmée, Youki ne prévint personne et personne ne fut inquiété... L'officier allemand n'avait pas utilisé les informations surprises pour inquiéter les clandestins.
Lorsque nous en vînmes à parler du nazisme, du marxisme, du communisme et de ce que ces idéologies représentaient, ainsi que de l'occupation, Youki me conta l'anecdote suivante.









Lors de sa déportation Robert Desnos se retrouva au camp de Térézin en Tchécoslovaquie. Libéré mais très affaibli, ayant sans le savoir encore contracté le typhus, il fut recueilli par des jeunes tchèques qui adoraient la poésie, connaissaient les poèmes des grands auteurs français par coeur. Josef Stuna traduisit quelques poèmes de Desnos en tchèque et les montra au poète qui se montra très touché. Il garda précieusement sur lui cette feuille de mauvais papier de guerre...







Malgré les soins de ses amis, parmi lesquels Josefa, une infirmière d'un dévouement extraordinaire, Robert Desnos succomba au typhus quelques jours après avoir été libéré du camp. Dès que la nouvelle parvint à Paris, le CNE envoya à Prague Louis Aragon chargé de ramener le corps du poète en France. Les amis tchèques de Desnos lui confièrent la relique. Aragon comprit que c'était le « dernier poème" de Robert Desnos traduit en tchèque et, à l'aide d’un traducteur, l'adapta en français et l'apporta à Youki.
Ce poème émouvant fit le tour du monde. Or Youki savait que l'original avait été écrit en 1926 pour une autre et que les hasards de la guerre, de l'incompréhension due à la langue, faisaient pour l'éternité de ce poème bouleversant, le dernier poème de Desnos, dédié à Youki.
A la mystérieuse (1926)
J'ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme
qu'il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu'à être fantôme parmi les
fantômes et plus ombre cent fois que l'ombre qui se promène et se
promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.

LE DERNIER POÈME (adapté par Aragon)
J'ai rêvé tellement fort de toi,
J'ai tellement marché, tellement parlé,
Tellement aimé ton ombre,
Qu'il ne me reste plus rien de toi.
Il me reste d'être l'ombre parmi les ombres
D'être cent fois plus ombre que l'ombre
D'être l'ombre qui viendra et reviendra dans ta vie ensoleillée.

Au début des années cinquante les communistes tenaient encore en France (et dans une partie importante du monde libre) le haut du pavé. Tirant les ficelles ouvertement pour le compte de leurs amis soviétiques, ils avaient noyauté l'État et son administration du haut en bas de la hiérarchie, guettant l'heure de la prise du pouvoir.
A cette époque, il ne faisait pas bon de dire la vérité. Koestler, Kravchenko et bien d'autres furent les victimes de terrifiantes campagnes de diffamation et d'incroyables procès de sorcellerie, alors que tout ce qu'ils disaient du régime soviétique, du goulag et de ses camps de la mort restait bien en-dessous de la vérité.



Raymond de Cardonne
En ce temps-là, au début des années cinquante, le quartier entre la rue de Seine et la rue Mazarine était un village. Youki y avait beaucoup d'amis. Elle aimait les personnages. Elle les cultivait. Parmi ces personnages, il y avait Raymond de Cardonne. Un bel homme, élégant, distingué, fin de race, toujours tiré à quatre épingles il avait du panache. Il aimait les femmes qui le lui rendaient bien. Il en avait déjà ruiné quelques unes, lorsque, entre les deux guerres, une jeune et jolie héritière danoise s'enticha de ses rouflaquettes.
La fille Clausen, comme on l'appelait familièrement dans le quartier, était l'héritière d'un riche collectionneur de peintures. Sa collection, principalement composée de peintres impressionnistes, fauves et surréalistes valait une fortune.
Pas très ardent au travail, Raymond de Cardonne avait incité son épouse à ouvrir une galerie de peinture. (Il proposa la même chose à Youki après la guerre). La boutique une fois ouverte, la Galerie Clausen prospéra jusqu'à la Seconde guerre mondiale avant de péricliter. Par la suite, elle ne proposa en fait à la vente que les toiles de la collection patiemment amassée par M. Père. La fille Clausen se lassa de Raymond et lui abandonnant ses derniers tableaux, retourna au Danemark, vivre dans sa famille.
Raymond de Cardonne pourtant avait du flair, possédait un goût artistique très sûr. La preuve, c'est lui qui le premier donna sa chance à Gérard Sekoto le grand peintre Sud-Africain aujourd'hui célèbre.
Mais au travail, à la quête de l'argent, Raymond préférait la fête.
Un jour, pressentant les difficultés à venir, il alla consulter Délya, la voyante du Tout-Paris, pour qu'elle lui précise le jour où il mourrait.
Dans le secret de son cabinet, la pythonisse lui confia la date et l’heure de son "appareillage" pour un monde meilleur.
Raymond de Cardonne poursuivit alors la fête, jusqu'au bout.
Assuré de connaître le jour de sa mort, il ne se priva guère de dilapider le restant de sa fortune. Les pièces maîtresses de la collection Clausen une fois vendues à des revendeurs parfois sans scrupules, les toiles mineures bradées à des requins, ne restaient que des sculptures, des dessins, des bibelots, des bribes de moindre valeur, et le jour fatidique approchait.
Au cours des dernières journées qui lui restaient à vivre selon la prédiction de la voyante, Raymond de Cardonne se montra très généreux. Il distribua des souvenirs à tous ses amis du quartier, éditions originales, dessins, objets rares.
Au jour annoncé de sa mort, Raymond de Cardonne resta couché, avala quelques cachets d'aspirine pour ne pas trop souffrir, et se réveilla quelques heures plus tard ruiné mais bien vivant !
Il survécut un an ou deux, dans une misère décente et joyeuse, entretenu par le quartier Mazarine, logeant dans une remise, mangeant et buvant à l'oeil chez les loufiats qu'aux temps de sa splendeur il avait enrichis. Invité et fêté partout ! Grand seigneur jusqu'au bout.

Louis-Ferdinand Céline
Ce fut Youki qui me fit lire Céline. L'Helvète mal dégrossi que j'étais refusait avec hauteur de lire "cette littérature de gare". En fait, je confondais Céline avec Delly! Cela en dit long sur les lacunes de ma culture.
La presse de gauche traînait Louis-Ferdinand Céline dans la boue avec une férocité inouïe. Et en ces temps de terrorisme intellectuel, il ne faisait pas bon d'aller à contre-courant. J'en savais quelque chose.
Or, Louis-Ferdinand Céline étant rentré en France de son exil au Danemark, au début des années cinquante. L'Humanité, le Soir, les Lettres Françaises et les dizaines de revues et de gazettes aux ordres, vomirent des horreurs sur cet admirable écrivain. Lorsque l'un de ces détestables folliculaires prétendit que c'était Louis-Ferdinand Céline qui avait fait déporter Desnos, qu'il était responsable de son décès dans un camp de concentration, c'en fut trop pour Youki. Elle me demanda de l'accompagner pour rendre visite à Céline.
A son retour du Danemark, Louis-Ferdinand se terra dans une modeste propriété, route des Gardes à Meudon. Avec son épouse, Lucette Almanzor, ancienne ballerine et désormais professeur de danse classique, ils vivent modestement, attendant que l'orage passe, derrière une clôture surmontée de fil de fer barbelé.
Encouragés et excités par les pontifes du parti, des dizaines de nazillons communistes, accompagnés de quelques nervis professionnels, allaient manifester bruyamment, route des gardes, devant la demeure de Céline. Nous nous sommes rendus à Meudon par le métro et l'autobus, et avons gravi la route des Gardes à pied.
Youki, peu habituée à la marche, m'invita à faire halte dans un bistrot à mi-chemin, où elle éclusa un pichet de vin rouge.
Les bistrots en ce temps-là remplaçaient avantageusement les bureaux d'information touristiques d'aujourd'hui. Un loufiat était à la fois indic, confesseur et agent de renseignement, dans tous les sens du terme. Celui de la route des gardes nous dit seulement, sans trop se mouiller, que "ce que les cocos font subir à ce grand homme, médecin des pauvres et le plus serviable des hommes, était profondément dégueulasse".

Arrivés devant la demeure de l'écrivain, situé en retrait de la route, à qui je le répète, nous rendions visite sans l'avoir prévenu par courrier ou pneumatique, nous nous heurtons à un grillage surmonté de fil de fer barbelé, peint en bleu clair agressif. Derrière cette enceinte, de grands chiens, véritables molosses, gambadaient dans un jardin, en aboyant férocement, afin de nous dissuader d'entrer. Voyant que l'excitation des chiens n'attirait âme qui vive, sur un signe de Youki, je tire sur la manette commandant à distance par un fil de fer galvanisé, une cloche située sous l'auvent du pavillon.
Cette manoeuvre excite les chiens au plus haut point si bien que nous pouvions craindre que l'un d'eux ne bondisse par-dessus la barrière.
Comme notre expédition avait duré au moins deux heures, Youki me suggéra d'insister. Je tirai encore sur la poignée, avec plus de vigueur peut-être, si bien que la porte de la maison s'ouvrit, livrant passage à un Céline renfrogné, en pantalon de velours et pullover chiné, une écharpe de laine autour du cou.




Il avança vers le portail, au milieu de ses chiens aboyants et bondissants, sans esquisser le moindre geste pour les calmer. Malgré sa tenue négligée, Céline avait grande allure. Un regard droit, lumineux, éclairait un visage mal rasé. Un corps svelte, sans un atome de graisse superflue.
Nous examinant à travers les rangs de barbelés de la barrière, il nous demanda ce que nous voulions. Youki se présenta. Au nom de Desnos, Céline tressaillit et faillit rebrousser chemin. Lorsque la veuve du poète lui dit :
- Je viens simplement vous demander pardon pour Robert, je sais que ce n'est pas à cause de vous qu'il a été déporté... L'homme fixa
Youki avec intensité et je vis, l'espace d'une seconde, se dessiner sur son visage fermé une onde de détente tandis que ses mâchoires serrées se relâchèrent. Ce fut bref.
Pendant plus d'une heure Youki et Céline s'entretinrent de part et d'autre de la clôture sans qu'à aucun moment l'écrivain lui proposât d'entrer. Lucette Almanzor apparut un instant sur le seuil du pavillon, nous observa avant de retourner à ses occupations.
Je ne me souviens plus très bien de la conversation entre la veuve du poète et l'écrivain. Mais, ce qui me frappa, c'était le besoin pressant de Youki visible à sa danse alternée sur ses deux jambes.
- Nous allons rater l'autobus... dis-je à un moment donné car, au fond, leur entretien me rasait. Je n'en retins d'ailleurs pas grand chose car ils parlaient de personnes et d'événements dont j'ignorais tout.
Avant de quitter Céline, Youki lui demanda:
- Que puis-je faire pour vous ? Avez-vous besoin de quelque chose ?
- Eh bien, dit Céline, ce qui me ferait le plus grand plaisir c'est de retrouver un exemplaire du disque où Arletty enregistra quelques passages du Voyage au bout de la nuit.
Nous prenons congé de l'écrivain, sans avoir pu lui serrer la main.
La grille était trop haute... et les fils de fer barbelés dissuasifs.
Au bord du chemin allant de la propriété de Céline à la route, Youki se soulage de son besoin pressant et nous redescendons à pied vers Meudon. Nouvel arrêt au bistrot à mi-côte. En nous servant deux ballons de rouge, le loufiat nous demande:
- Alors comment il va l'ami Louis ?
Youki rentre rue Mazarine fourbue. Elle raconte notre expédition à Espinouze.
Dès le lendemain, je me mets en chasse chez les soldeurs et les brocanteurs pour retrouver le disque d'Arletty.
C'est au Puces de Saint-Ouen que j'en retrouve un exemplaire recouvert de poussière que j'achète pour vingt francs (anciens). Je demande au vendeur s'il en a d'autres. Il me dit qu'il y en a tout un lot chez Corbeau. Corbeau a son dépôt dans un box, à deux pas.
Là, j'ai la surprise de tomber sur un tas du disque recherché, empilé, (plus de cinq cents exemplaires) que le soldeur me propose à deux mille francs le lot entier.
Comme je n'ai pas la somme sur moi, je lui verse un acompte et lui dis que je reviendrais dans l'après-midi payer le reste et embarquer le tout.
L'ami Bonsignore, qui dispose d'une antique Lancia d’avant guerre, accepte de m'aider à transporter le lot. Rue Mazarine, nous déchargeons quelques exemplaires de l'enregistrement et, arrachant Youki à sa sieste, nous voilà en route, pour Meudon, toujours sans prévenir l'écrivain.
Georges, grand blessé de guerre ne m'aide pas à décharger sa voiture. Il doit aller relever ses "compteurs" à Pigalle.
Céline, en découvrant devant son portail le tas de disques que nous venions lui apporter, s'empresse de nous ouvrir. Pendant que Youki et Louis-Ferdinand bavardent dans le salon, je transporte les disques vers la maison à bord d'une brouette.







Les chiens me suivent en grognant, prêts à me dévorer.
Quand j'ai terminé le transport, Youki me remet un billet et me demande d'aller lui chercher quelques bouteilles de rouge chez le loufiat, car la cave de Céline est vide. Il semble qu'il ne boive pas d'alcool.








Quand je reviens, avec les flacons, Céline me dévisage curieusement.
Youki avait du lui parler de moi.
- Il paraît que vous êtes Suisse ?
- Oui !
- Alors, si vous voulez pas devenir crétin, faites attention à votre goître. Beaucoup de Suisses des hautes vallées alpines sont idiots, débiles, tarés parce qu'ils consomment du sel gemme. Ils manquent d'iode. Bouffez des huîtres, jeune homme, faites la cuisine à l'eau de mer, gavez-vous d'algues et vous éviterez peut-être le crétinisme.
Il nous fit entendre la voix d'Arletty sur un vieux tourne-disque et, pour la première fois, je vis Céline ému.
Je ne le revis qu'une fois, en compagnie d'Arletty, que Georges et moi allâmes chercher chez elle pour la conduire route des Gardes.
Nous ne restons pas longtemps, car Georges doit comme d’habitude aller surveiller ses tapins.
J’ai eu le bonheur de rencontrer le Dr Espinouze retiré à l’hospice de Belvès où il vivait avec son épouse une fin de vie d'une extrême modestie. J'en garde un souvenir ému. On eût dit Philémon et Baucis, deux êtres tendres, frêles, fragiles, diaphanes. Ils avaient conservé la bonté, l'humour et la courtoisie de leurs années fastes et cultivaient l’àpropos jusque dans ces jours de redoutable et triste vieillesse.
Henry, né en 1915 si je ne m'abuse, avait passé une enfance heureuse et choyée à Perpignan. Il n'avait pas fait de longues études mais par ses fréquentations et ses lectures, il avait acquis une vaste culture, très originale.
Désarmé face à la vie, iI ne savait que dessiner, peindre et écrire.
Ami de Dali, de Charles Trénet, de Louis Amade, de Tanguy et d’autres artistes plus ou moins célèbres, il fréquentait Pablo Cazals, le sculpteur Brancusi et André Héléna. Parmi les fidèles du couple : Roland Massot dont je reparlerai sans doute.
Les oeuvres de Nietzsche figuraient parmi ses livres de chevet.
C'est Henry qui m'initia à l'oeuvre du poète-philosophe de Sils-Maria (c'est ainsi qu'il l'appelait), à Hölderlin et à Rainer-Maria Rilke. Il me fit cadeau de "La Volonté de Puissance", en deux volumes, illustré par ses soins.


Henry flirte avec le Surréalisme












Espinouze avait eu le bonheur et le privilège de peindre durant quelques mois auprès de Salvador Dali, époque où, flirtant avec le Surréalisme, il peignit quelques toiles majeures dont le fantastique "Viaduc à l'édredon" que mon ami Aldo Lopez racheta à l'hôtel Drouot, tableau échoué là, après une étrange aventure. Espinouze eut la chance d'échapper à la guerre.




Pour lui, cette période tragique se passa en Corse, à jouer aux cartes, à courir les filles, à éviter d'être transféré dans une unité combattante...
A la Libération, il vivota à Paris, proposant aux innombrables galeries qui éclosaient un peu partout, des toiles magnifiques dont personne ne voulait.





L'époque était cruelle pour les peintres restés libres, n’acceptant pas de se soumettre aux ukases de la dictature culturelle qui s'instaurait dans tous les domaines. De somptueuses peintures sous les bras, il connut toutes les avanies et les rebuffades qu'un peintre rebelle pouvait connaître.
Un jour, un riche esthète américain fut séduit par la peinture d'Henry et lui offrit une chance. Il acheta une vingtaine de ses tableaux,
- en fait toute la série des Empereurs romains, - qu'il exposa au Franc Pinot, un café-caveau de l'Ile Saint-Louis qu'il avait acquis pour régaler ses amis et servir d'écrin à sa collection. Des années plus tard, je ferai la connaissance de Tania Finkelstein, une amie de Michel Trécourt, propriétaire d'une partie des murs de cet établissement, mais je n’y retrouverai aucun tableau d'Henry.


Michel Trécour et Mizzi






La presse fut convoquée, le Tout-Paris défila au Franc Pinot qui devint pour quelques mois un haut-lieu à la mode, où les snobs devaient absolument se montrer pour exister. Quelques plumes hardies hélas sans influence vantèrent les mérites du jeune génie mais aucun marchand de tableaux sérieux ne voulant risquer les foudres de la mafia intellectuelle, ne se présenta pour le lancer. Espinouze avait le tort de ne pas suivre la mode, de peindre sans esbroufe, de maîtriser l'harmonie et le dessin!





L'engouement du mécène ne dura hélas qu'un temps. Henry retourna à la bohème impécunieuse qu'il avait quittée le temps d'un feu d'artifices.
Pessimiste mais beau garçon, il passait d'une fille à l'autre, jusqu’à ce qu'il rencontre Youki. Youki avait été l'épouse de Foujita puis la compagne du poète surréaliste Robert Desnos. Née en 1902, Youki avait 43 ans en 1945. Belle femme élégante, reçue par le Tout-Paris à la mode, Youki apporta à Henry le gîte et le couvert. Elle lui offrit l’aile protectrice d'une mère poule. Peut-être l'étouffa-t-elle ? Pour le comprendre, il faut lire ses Confidences, un livre passionnant sur cette époque curieuse.
Youki fumait quatre paquets de cigarettes par jour et buvait quatre litres de vin rouge en lisant, devisant, caressant Pipo son chien ou son chat.


Youki et Foujita


Elle connaissait beaucoup de monde. Tenait salon chez elle, un salon bohème, ouvert à tout le monde. Youki et Henri survivaient de la vente des collections de livres et de peinture accumulés par Foujita et Robert Desnos.





La belle dompteuse de Foujita



Youki - Nu de Foujita 


Henry Espinouze fut sans conteste l'un des personnages les plus intelligents, les plus talentueux, les plus attachants que j'aie connus.
Il m'a beaucoup appris, je lui ai même beaucoup pris. Il écrivait superbement, dessinait comme un dieu et peignait admirablement, avec une déconcertante facilité, comme on respire. Bien que peu connue, son oeuvre restera sans conteste l'une des plus importantes du vingtième siècle.
Il buvait beaucoup, accompagnant Youki dans ses libations quotidiennes, mais tenait moins bien l'alcool qu'elle. Henry était une encyclopédie vivante. Il possédait un goût très sûr.
Collectionneur de lieux, de personnages, comme je le suis devenu moi-même, il n'acquérait pas les objets, ni même des peintures, des sculptures ou des oeuvres d'art en général. Il collectionnait les êtres et les situations.
Je me souviens d'une expédition-flânerie en sa compagnie dans la rue Falguière où curieusement il demeurera plus tard avec Youki.
Le quartier était en friche, peuplé de petites gens, mais gardait cette beauté surannée que l'on retrouve dans les photos de Doisneau.
A un moment donné, il me fit entrer dans une cour entourée de bâtiments de bois, encombrée de monceaux de pavés, de blocs de pierre. C'était un entrepôt servant jadis d'atelier et de réserve aux tailleurs de pierres piémontais de la Ville de Paris.
Ces saisonniers, renommés pour leur savoir-faire et leur frugalité, vivaient sur place, sans confort, travaillant jusqu'à quinze heures par jour. L'endroit était désert, seuls quelques chats et les chiens errants du voisinage s'y donnaient rendez-vous. Je me demandais pourquoi Henry m'emmenait là. Je ne voyais rien ici que de très banal.
Devant un amoncellement de pavés, il se pencha et, manipulant quelques cailloux, il en fit, en quelques instants, une magnifique sculpture...
Un peu plus loin, il me dit:
«Je vais te montrer un trésor, tu n'en parleras à personne, c’est trop beau, tu vas voir...» Au fond de la cour, derrière un bâtiment réservé jadis à la taille, apparut un bizarre édifice de plusieurs mètres de haut, fait de barres de granite, longues de plusieurs dizaines de centimètres, voire de plus d'un mètre.
Il y en avait des centaines, pesant très lourd. Me précédant avec assurance entre ces murailles, il me conduisit à travers une sorte de labyrinthe, au coeur du dédale pétrifié.
Là, dans un endroit ressemblant à une décharge, il souleva quelques vieilles bâches pourrissantes, retira quelques épaisseurs de branchages et de feuilles mortes avant de me dévoiler, gisant dans la poussière, quelques sculptures étranges et magnifiques.
Des têtes de femme, à peine ébauchées, aux visages splendides, au bout de longs cous émergeant de la pierre brute.
Vers 1910, le divin Modigliani avait travaillé là avec les carriers, ses compatriotes, sculptant ces merveilles dans les blocs servant à border les édifices officiels ou les trottoirs parisiens.
Plus tard, dans les années 50, un autre sculpteur, sans aucun talent mais dévoré d'ambition, viendra puiser ici, les mêmes bordures de trottoir, qu'il disposera savamment en quinconce. Il trouvera quelques critiques complaisants, faisant la pluie et le beau temps dans les gazettes, pour baptiser "oeuvres d'art", ces désordres.
Il est vrai, je le conterai peut-être un jour, que ce fut Gigi, le sublime sculpteur de Bergiola Maggiore, qui dégrossit les blocs de marbre qu'Arman était incapable de travailler, ébauches que ce nabot de l'art moderne eut l'impudeur d'exposer telles qu'elles!
Non loin de là, un café sympathique et crasseux offrait aux miséreux du quartier, aux rapins faméliques, aux clochards, aux filles à quatre sous le refuge d'une intimité débordant de chaleur humaine.



Gérard Philippe avec Foujita



Le père Jules
Le patron, le père Jules, un Auvergnat bon comme le bon pain, au visage en bois d'olivier taillé à coup de serpe, ne savait refuser un bol de soupe, un verre de vin, un plat mijoté à "ses artisses" au grand dam de son épouse bougonnante et un peu pingre, qui traitait les rapins de feignants, mais réservait sa tendresse aux filles perdues, aux traînées dont elle adoucissait la détresse.
Le père Jules et Solange exploitaient ce "débit de boissons, bois et charbon" depuis l'après-guerre de 14/18. Le fonds de commerce avait appartenu au père de Jules, venu à pied de St Flour à la fin du XIXe siècle, travailler à Paris.
C'était l'époque heureuse des natures solides, des constitutions robustes, des volontés fortes. C'est grâce à son opiniâtreté, à son travail acharné que Mathieu, le père de Jules, put s'installer cafetier, après avoir durant quinze ans porté sur son dos des tonnes de bois et de charbon dans des immeubles sans ascenseur, monté des seaux d'eau chaude aux petits bourgeois du quartier. Jules, fils de Mathieu, avait la passion des "artisses". Il eût aimé lui aussi peindre d’après nature, dessiner les "jolies filles", croquer sur le vif les scènes picaresques qu'il observait de son comptoir.
Chez Jules, les rapins mangeaient soit "à croume" soit "à la croûte". (A crédit ou contre un dessin ou un tableau). Il était leur providence.
Dans sa réserve de bois et de charbon, jusque dans sa cave, s'entassaient les innombrables toiles de ses obligés, sans discrimination.
A la fin des années quarante, il en possédait des centaines.


Un bar louche
Après la mort de Jules, Solange maintint son commerce à flots, cahin-caha. Elle s'acoquina avec Angelo, un Corse flemmard comme une couleuvre et méchant comme une teigne.
Une fois installé dans les murs du café, il en chassa les rapins et les clodos, sélectionna parmi les tapineuses les plus fraîches ou les plus aptes à devenir des "gagneuses".
Le bistrot de Falguière devint un établissement louche, un bar à la redresse, un mauvais lieu où les mauvais garçons venaient se restaurer et parler de leurs affaires, avant de siroter des alcools fins en tapant le carton. Le "rade" devint plus misérable encore qu'avant, du temps où Jules veillait au grain.
Bistrot sans confort, la crasse et la poussière s'y accumulaient depuis cent ans. Les WC ouverts à tous vents, étaient un simple coffre de bois à deux trous placé au-dessus d'une fosse rarement vidangée.
Des sortes de cagibis à clair-voie, sorte de clapiers où le grand père élevait des lapins et des poules, servaient de réduits de passe. Seul luxe, un broc d'eau en fer émaillé et une serviette que la souillon de service changeait une fois par jour. Les filles les moins attrayantes y taillaient des pipes, à la chaîne et à genoux, sans la moindre hygiène.

La grosse Bertha
Il y avait parmi elles une grosse fille joviale et généreuse qui chantait à merveille les rengaines anciennes : Bertha. C'était un cas.
Elle exerçait son sacerdoce de suceuse émérite sans le moindre dégoût. Très recherchée par certains vicieux délicats et comme modèle par quelques peintres, Bertha qui n'avait plus de dents, vivait de foutre et de vin rouge. Les Arabes et les Chinois l'adoraient. Il y en avait qui lui confiaient leurs bijoux de famille à toiletter plusieurs fois la semaine.
Bertha avalait tout. Plus il y en avait, plus elle était contente.
Plus son client était "culotté", sentait l'homme, plus elle aimait.
Henry qui me racontait son histoire connue de tout le quartier, affirmait que certains vicelards de la haute, venaient s'encanailler ici, certain jour de la semaine, proposant leurs vits à la toilette de Berthe et leurs fesses à ses "feuilles de rose". Avec le règne de Solange et de son Corse, les "artisses" chers à Jules furent bien oubliés.

Un chineur érotomane
Les centaines de toiles aussi. Jusqu'au jour où, après la guerre, un chineur venu confier son zob à la bouche de Bertha s'égara dans l'ancienne réserve du père Jules et y découvrit la caverne d'Ali-Baba.
Il proposa à Solange de la débarrasser de ce fourbi ce qui lui permettrait d'installer une chambre de passe plus confortable pour ses éminentes pratiques. Elle y consentit après avoir demandé l'avis au Corse qui haussa les épaules en signe d'acquiescement. Le chineur érotomane alla louer un tombereau à la halle aux chevaux et emporta la collection de Jules en une vingtaine de charretées, tant il y avait de "fourbi" dans la cave et les réserves.
Il trouva même, enfouies sous les croûtes, dans le sable de la cave, quelques bouteilles de vin de Montmartre, de Montparnasse, de la Montagne Ste Geneviève datant du XIXe siècle, rarissimes reliques des vignobles parisiens, très recherchées par les oenophiles.

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La branleuse du Boulevard
Au cours de nos promenades, Henry m'invita à boire un café à la terrasse du Sélect, face à un banc du boulevard Monparnasse situé entre la Coupole et la Rotonde.
Il me désigna du menton une femme sans âge, bien en chair, mais avenante. Vêtue d'un costume breton typique, elle arborait sur sa tête une coquette coiffe bigoudène.
Elle portait un large panier d'osier, de ceux utilisés par les livreuses de baguettes, qui débordait de part et d'autre de ses genoux sur les cuisses de deux hommes assis auprès d'elle.
En observant bien la scène, on voyait ses mains disparaître sous un châle de dentelles recouvrant négligemment le vaste panier. L’on discernait bientôt un discret mouvement de va et vient de son bras, tandis que le visage rayonnant de la Bretonne semblait sourire aux anges.
En bon Suisse un peu lent à la comprenette, je mis quelque temps à réaliser ce qui se passait là-bas, de l'autre côté du boulevard.
En fait, comme me l'expliqua Henry, Soizick main-de-velours branlait ses pratiques dans son panier avec la même virtuosité que Bertha suçait les siennes. Souvent, par la suite, j'épatai des amis en les conduisant sur le banc se faire polir le chinois en écoutant Soizick raconter dans son savoureux accent, des contes cochons à transformer un dolmen en menhir.
Henry m'apprit à voir les choses plutôt que de me contenter de les regarder.
C'était un être exquis, d'une finesse hors du commun, d’une sensibilité à fleur de peau. Son intelligence, son génie artistique et ses immenses connaissances faisaient de cet être désarmé face aux problèmes économiques, au destin "saturnien", un homme bafoué.
Rien de ce qu'il entreprenait ne réussissait, sauf de peindre. Il vendait très peu de tableaux. Seuls Raymond de Cardonne, Mme Cantamain et plus tard mon ami Pauc, réussirent à intéresser quelques amateurs à sa peinture originale, très en avance sur un temps où l’art moderne tape-à-l'oeil, l'art abstrait le plus vil, régnaient en maîtres.
Curieusement, au cours de ces années d'après guerre où le terrorisme intellectuel bolchévique le plus stupide imposait sa chape de plomb sur l'université et sur le monde scientifique, l'art restait l'une des seules soupapes possibles pour les artistes sévèrement embrigadés et opprimés dans la patrie du socialisme. En Occident, le domaine de l’art restait un espace de liberté à peu près total, où les expériences les plus folles trouvaient des appuis et des "souteneurs".
Si, dans le monde communiste régnait un sinistre conformisme intellectuel, où les artistes originaux étaient brimés, chez nous, en France particulièrement, l'art moderne explosait, imposant un terrorisme à rebours aux artistes fidèles à l'art traditionnel, à la forme, au sujet... Il existait alors des dizaines de revues, de journaux consacrés à l'art. Chaque chapelle littéraire disposait de gazettes dans lesquelles les opinions les plus farfelues et les plus contradictoires se donnaient libre cours.
La société cultivée, intellectuelle vivait en pleine confusion mentale. Les syllogismes les plus stupides et les plus vils régissaient la pensée de ce temps foisonnant d'idées contradictoires. Exemple:
"La liberté est un droit fondamental de l'homme. Le communisme
a apporté la liberté au monde. Donc, l'URSS pays du communisme,
peut et doit imposer sa doctrine, ses lois au monde libre pour lui rendre la liberté".


Youki et Marc biographes
Youki et Henri ne s'en sortaient plus très bien financièrement.


Youki et Henry D'Espinouze


Certes, ils avaient mené grand train durant leurs années fastes. Mais les plus beaux tableaux de la collection de Foujita et de Desnos avaient été bradés, les manuscrits les plus précieux dispersés, restaient des oeuvres mineures de plus en plus difficiles à négocier à un bon prix. La peinture d'Henry ne se vendait pratiquement pas.
Moi j'étais également dans la mouise. Sans domicile fixe, vivant chez les amis et sur les subsides alloués généreusement mais parcimonieusement par mon père Benz qui n'était point riche.
Ce fut quelque temps après notre visite chez Céline à Meudon qu'une idée lumineuse me vint. Evidemment, toutes les idées sont lumineuses, et des idées il m'en vient chaque matin une bonne demi-douzaine dont je n'ai jamais réalisé la queue d'une.
Cette idée consistait à faire équipe avec Youki, pour pondre de courtes biographies, croquées sur le vif, de quelques artistes célèbres que nous aimions et qu'elle avait connus.
En proposant cela, j'avais une autre idée derrière la tête, pas lumineuse, simplement pratique. Youki connaissant beaucoup de monde, elle pouvait être reçue partout. Je l'accompagnerais. N’étais-je pas son Marco-Polo?

Dora Maar

Dora Maar






Nous voilà en route, chez Dora Maar, d'abord, sa voisine, qui demeurait 6, rue de Savoie tout près de l'atelier de son ancien amant, Pablo Picasso, rue des Grands-Augustins.














Portrais de Dora par Picasso








Entre mille "confidences" recueillies ce jour-là de la bouche même de Dora, il y eut celle concernant Guernica, le tableau emblématique de Picasso présenté aujourd'hui en Espagne comme son chef-d'oeuvre.








Selon Dora l'ouvrage présenté à l'admiration universelle serait un faux.
La toile originale travaillée à la détrempe et non à l'huile, aurait été entièrement repeinte par Vidal, car dès sa première exposition elle tombait déjà en poussière. Puis, elle aurait été bidouillée, contrefaite, restaurée par des conservateurs américains peu scrupuleux.








Dora Maar nous apporta la preuve de cette falsification en nous montrant les photos originales qu'elle avait faites, 7, rue des Grands Augustins, dans l'atelier même du peintre, lors de sa création.



J'ai retrouvé récemment, sous la plume d'Alicia Ortiz, biographe de Dora Maar, une confirmation de ce fait.
(Lire : Alicia Ortiz : Dora Maar, prisonnière du regard, Grasset)



Picasso et Dora



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Marie-Laure de Noailles






En compagnie de Youki, je fis bien d'autres expéditions dans le Tout-Paris des has been, notamment chez Marie-Laure de Noailles, qui nous reçut délicieusement dans son hôtel particulier époustouflant. Elle encouragea notre projet et s'engagea à nous ouvrir toutes les portes.














Parmi les personnages auxquels je tenais avant tout à rendre hommage, il y avait Apollinaire et Montherlant. Si Apollinaire était mort depuis longtemps, Montherlant, lui, était encore bien vivant.






Apollinaire
Marie-Laure nous aiguilla vers Louise Faure-Favier, une femme délicieuse demeurant l'Ile St-Louis, qui avait bien connu Guillaume et avait été sa confidente.
Sa vaste demeure ouvrant de partout sur la Seine (elle habitait un vieil immeuble à la pointe de l'Ile) croulait sous les souvenirs des amis qu'elle avait eus. Lettres, dessins, bibelots, portraits, c'était une mine extraordinaire. Durant l'après-midi faste que nous passâmes dans cette caverne d'Ali-Baba, la charmante Louise nous raconta comment tous ces trésors étaient venus s'entasser chez elle.
Tout simplement, parce que sa vaste demeure avait servi de garde-meubles à ces "jeunes fous" talentueux, désargentés et un peu amoureux d'elle. Toujours sans le sou, ils déménageaient beaucoup, le plus souvent à la cloche de bois et venaient lui confier en garde-meuble ou pour la récompenser des les avoir aidés, leurs pauvres richesses : photos, tableaux, manuscrits, livres rares, bibelots dont certains deviendront des trésors inestimables.
Au cours de ce délicieux après-midi, Louise nous parla avec émotion et délicatesse de Guillaume, de Blaise et de quelques autres.
Ce fut elle qui donna à Youki le téléphone de Cendrars.

Blaise Cendrars

Blaise Cendrars dont je venais de lire "Une nuit dans la forêt" et dont je savais les "Pâques à New-York" par coeur, demeurait rue Jean Dolent à côté de la prison de la Santé au premier étage d'un hôtel particulier dont un de ses admirateurs lui laissait l'entière jouissance.
Blaise Cendrars n'a jamais été riche si ce n'est d'imagination et de talent.
En gravissant le magnifique escalier de chêne qui conduisait à l'appartement du poète, Youki me désigna de grandes toiles inachevées, reproduisant toutes le même sujet: une jeune fille romantique se balançant nonchalamment dans un écrin de verdure.
Blaise nous reçut avec gentillesse et, apprenant que j'étais suisse allemand, me parla en "schwitzerdütsch". Cendrars, pour l’état-civil, s'appelait Frédéric Sauser-Hall, et sa commune d'origine était Sigriswil, dans l'Oberland bernois.
A propos des grands tableaux de l'entrée, il nous conta leur étrange histoire, en l'embellissant peut-être un peu. Auguste Renoir, jeune élève à l'atelier de Gleyre, fréquentait vers 1860/70 l’hôtel particulier où nous nous trouvions. Très amoureux de la jeune fille de la maison, il la prit pour modèle, et ne se lassa pas de la peindre sur le vif dans le jardin de la propriété, sur cette balançoire qui s'y trouvait encore cent ans plus tard!
Les parents de la demoiselle ayant surpris les amoureux en train de se bécoter, chassèrent le jeune peintre qui fila sans demander son reste, abandonnant sur place palette, tubes de couleurs et pinceaux ainsi que plusieurs de ses toiles faisant partie de la série des "Demoiselle à l'escarpolette".
Les hôtes du poète, descendants directs de la famille de la jeune fille, héritèrent ces chefs d'oeuvre toujours en place qu'Auguste Renoir devenu riche et célèbre n'osa jamais réclamer... Blaise, comme tout suisse qui se respecte, aimait le vin blanc et il avait une prédilection pour le Chablis dont ses amis le pourvoyaient abondamment.
S'ils vivaient à l'aise, dans ce bel appartement, Cendrars et Raimone ne roulaient pas sur l'or. Blaise le poète inoubliable du Transsibérien et des Pâques à New-York, vivait de sa plume et, pour subsister, il écrivait une série de romans autobiographiques dont les modestes droits d'auteur lui permettaient de survivre.
Or, ces romans "alimentaires", se révélèrent des chefs d’oeuvre qui, tels "Bourlinguer", marquèrent fortement notre génération de jeunes bohèmes.
Comme je l'ai dit, Youki et moi souhaitions inclure une vie de Blaise Cendrars dans la série de courtes biographies dont nous envisagions la rédaction et la publication.
Mais, lorsque je parlai de ce projet à son ami T'serstevens, il me dissuada de donner corps à cette entreprise:
- Laisse tomber! Blaise est un poète. La vie de Blaise, telle qu'il la raconte, est un rêve de poète. Sa vie véritable est beaucoup plus prosaïque. Une biographie véridique de Blaise serait une ineptie.
Abandonne ce travail de démolition aux tristes pinailleurs, aux agrégés nécrophages du futur qui tels des hyènes ou des vautours s’acharnent sur les génies pour les dépecer...
Je suivis le conseil de T'serstevens bien que Youki et moi ayons recueilli de la bouche même de Blaise quelques savoureuses anecdotes inédites tirées de sa vie.


Comme j'aimais beaucoup Rainer Maria Rilke, Blaise nous confia que lors de la déclaration de guerre de 14, il avait immédiatement et spontanément décidé de s'engager dans l'armée française. Mais en tant qu'étranger, seule la Légion étrangère lui était ouverte et, c’est ainsi, qu'il se retrouva un soir sur le quai de la Gare de Lyon, attendant un train en partance pour Marseille.










A la gare, il rencontra Rilke qu'il connaissait et dont il appréciait l'oeuvre.
- Chic, se dit-il, Rainer Maria a eu la même idée que moi! Il va s'engager dans la Légion.
Cendrars avait 26 ans, Rilke 38, tous deux aimaient la France.
L'Autrichien avait été le secrétaire de Rodin et avait écrit de nombreux poèmes en français.















Mais Blaise se trompait. Rilke ne se trouvait pas sur le quai de la Gare de Lyon pour gagner Marseille et le bureau de recrutement de la Légion étrangère. Il attendait un train mais pour se réfugier en Suisse, afin de poursuivre son oeuvre au chaud et à l'abri de l'orage meurtrier qui allait s'abattre sur l'Europe.







Outré par cette "désertion", rendu furieux de ce lâche abandon de leur patrie d'adoption, la France, au moment où elle avait besoin d'hommes courageux, Blaise gifla Rilke...

- Eh bien, Youki, crois-moi, c'est là, sur ce quai de la Gare de Lyon, que j'ai véritablement perdu mon bras, car si on ne doit pas gifler une femme, on ne gifle jamais un poète!



Montherlant

Ce fut à Genève, que mon ami Claude (voir Un balcon sur l’Arve), me fit lire Montherlant. Je me rappelais l'impression gigantesque qu'avait laissé cet auteur aux étudiants de la Société des Belles Lettres à qui l'auteur avait confié la création de "La Ville dont le prince est un enfant" pendant la guerre. Je connaissais bien Gilles dont l'auteur était tombé éperdument amoureux et dont il eût aimé faire la vedette de la pièce. Mais il y eut des oppositions, des empêchements, dont le souvenir s'est perdu et cela vaut mieux pour cette belle et émouvante création.
A Paris, je n'eus de cesse de rencontrer Montherlant qui était pour moi un Dieu. Youki ne le connaissait pas personnellement, Henry non plus. Un de leurs jeunes amis, Daniel Dreuil poète, bouquiniste pour survivre et pédéraste quasi professionnel, affirmait le connaître bien.
Mais je n'aimais pas Daniel, je redoutais Daniel. Ses sourires mielleux et jaloux, ses avances indiscrètes, ses idées vulgaires me hérissaient.
Et rencontrer Montherlant grâce à Daniel m'eût été insupportable.
Donc il me fallut quelques mois pour le rencontrer. Timide à l'excès, je n'osais pas, bien que j'eusse son adresse, lui téléphoner à Littré 78-84, le prier de m'accorder un rendez-vous, ou tout simplement, comme cela se faisait alors, me présenter à son domicile, 25 quai Voltaire, en priant la pipelette de m'annoncer. C'était un quitte ou double. Mais, je n'osais pas.
Comme souvent, je choisis une voie de traverse pour atteindre mon objectif. Je passai des journées à guetter devant sa porte une sortie éventuelle. Il devait bien quitter son domicile de temps à autre, mon cher grand homme!

Lorsque, après trois jours de planque, je vis l'écrivain sortir de chez lui, je fus un peu déçu. J'espérais voir apparaître un dieu, je voyais un homme commun, un peu chauve, un peu terne, sans aura particulière. Il jeta un regard inquiet autour de lui avant de filer vers l'angle de la rue, de traverser le quai. Je le suivis, mon Rolleicord en bandoulière. L'appareil était un peu voyant. Mais je n'en avais pas de plus discret. Cet appareil avait un autre inconvénient: chaque film ne permettait que douze photos.
A un moment donné, j'eus une chance folle. Montherlant s’arrêta devant la ravissante copie d'un pâtre grec, au sexe avantageux, sur lequel venait de se poser un pigeon malicieux. L'écrivain contempla la scène. La lumière était bonne. Le pigeon ne bougeait plus. Je me trouvais à bonne distance, le soleil dans le dos.
Déclic. Tour de manivelle. L'image était dans la boîte. Je doublai rapidement la prise de vue.
Montherlant dut entendre le bruit de l'appareil et se retourna furieux tandis que le pigeon s'envolait.
Il s'apprêtait à m'engueuler. Mais mon attitude modeste, mon sourire désarmant, le radoucirent. Il me demanda ce que j'allais faire de cette photo.
- Si elle est bonne, j'en illustrerai l'article enthousiaste que je suis en train d'écrire sur vous, si elle est médiocre, je la garderai en souvenir de ce jour béni où je vous rencontre.
En prononçant cette phrase plate et prétentieuse, je ressentis un douloureux pincement au coeur. Quelle réflexion idiote! Montherlant dut lire mon angoisse sur mon visage.
Il m'invita à prendre place auprès de lui sur un fauteuil de fer, juste après le passage de la chaisière*. Il s'enquit poliment de ma personne, de ce que je faisais, sans perdre des yeux deux jeunes garçons qui se chamaillaient non loin de nous avec une grâce brutale.
Quand je lui fis part de cette étrange sensation qu'il venait de surprendre chez moi, il prétendit que je faisais partie de ces êtres trop sensibles qui refoulent toute impression au fond d'eux-mêmes.
Il m'invita à lire ses Carnets qui venaient de paraître, où il parlait précisément de l'algolagnie, ce subtil plaisir que l'homme éprouve parfois dans la souffrance.
Lorsque, après un long silence, je voulus lui témoigner de mon admiration pour son oeuvre, je ne parvins qu'à bafouiller quelques phrases insipides. Il haussa les épaules et me dit: "si la plupart des gens de lettres se nourrissent d'éloges, je me nourris pour ma part de chair humaine, de chair fraîche..."
Sur ces énigmatiques paroles à double sens, il se leva, me signifia que notre entretien était terminé et s'en fut.
Je courus chez Michel Esnault, rue du Faubourg Poissonnière, pour développer mon film. La photo était remarquable. J'en déposai un tirage agrandi sur papier mat chez sa pipelette du quai Voltaire.
Comme je n'avais pas de carte de visite, ni de domicile fixe, je laissai le tirage anonyme, sans bafouille. Cette photo fit le tour du monde, elle figure un peu partout, parfois sous une autre signature que la mienne.
Evidemment, je n'ai jamais touché un sou et je n'en possède même plus un tirage. Déménageant souvent, je laissais tout sur place, fors mon Underwood, le Rollei, quelques livres et mon carnet d'adresses.


Louis-de-Gonzague Frick















L'histoire de Louis-de-Gonzague Frick était assez étonnante. A la fin du XIXe siècle, la spéculation boursière avait atteint des sommets.





Les bourgeois n'étaient plus les seuls à boursicoter. Aussi la bourse drainait elle des sommes tellement considérables que cette manne, attirait les escrocs qui s'en donnaient à coeur joie.

Les journaux financiers, publiant des "tuyaux" de bourse fleurissaient.
Le père de Louis-de-Gonzague publiait un périodique boursier renommé, dont le pouvoir était considérable. Ces feuilles fonctionnaient ainsi: quelques journalistes véreux, à gages, qui s'étaient auto-proclamés experts économiques, publiaient, sous couvert d'information, des critiques des valeurs boursières qui incitaient le public à acheter ou à se débarrasser des valeurs conseillées ou dénigrées.
Ces feuilles attiraient donc de la publicité payante de la part des sociétés cotées en échange d'une critique encourageante ou, pour le moins indulgente pour les affaires en difficulté. Vers 1900, le journal de M. Frick était l'un des organes leaders de cette presse à chantage.
Le père Frick choisit pour son fils Louis-de-Gonzague les meilleures écoles où son rejeton fit de bonnes études, non pas économiques, mais littéraires.
Le jeune homme avait la finance en horreur. Il avait comme amis les écrivains et les poètes d'avant-garde de son temps, fréquentait les cénacles et les cafés littéraires, où, étant fort bien pourvu en argent de poche, il était accueilli à bras ouverts.
Lorsque son père mourut, Louis-de-Gonzague hérita de son journal et s'installa dans le fauteuil directorial accrochant aux murs des tableaux de ses amis.
Ne connaissant toujours rien à la finance, il laissa dans un premier temps faire ses rédacteurs, anciens collaborateurs de son père, se contentant d'empocher les enveloppes bourrées d'argent liquide qui venaient de partout, sans qu'il les sollicitât, et remplissaient ses caisses.
Ses amis artistes auxquels le jeune homme avouait naïvement son étonnement et sa stupeur devant sa chance, l'incitèrent à publier dans son journal, à côté des informations financières et des chroniques boursières, quelques poèmes... Ainsi, au fil des mois, les lecteurs de la feuille financière découvrirent avec étonnement des poèmes de Mallarmé, Cendrars, Apollinaire, Moréas et même de Louis-de-Gonzague Frick.
Au début, les spéculateurs prenaient ces textes parfois obscurs pour des messages d'initiés, de la sténographie boursière et tentaient en vain de les décrypter.
Mais on ne transforme pas impunément un journal de chantage financier en gazette littéraire. La pression sur les sociétés diminuant, les enveloppes se firent plus rares et, en moins de trois ans, la feuille fit naufrage.
Avec Youki nous rendîmes visite à ce folliculaire raté mais auteur de fort beaux vers (Songe si d'autrefois soudain ne se lamente...) qui demeurait quelque part avec sa touchante épouse dans l'est de Paris.
Il vivait chichement dans un petit appartement modeste mais bourré de livres, de gravures et de tableaux souvent de grande valeur. Des heures durant, il nous conta avec une verve tendre, ses souvenirs de la belle époque, souvenirs étonnants dont il eût pu tirer un ouvrage mémorable.

ACCALMIE
Mon penser attardé sur le passé qui pleure
Livre à ce livre ouvert selon le fil de l'heure
Ton indolence, automne, avec toutes tes fleurs,
Fière des conserver d'ineffables pudeurs.
Froide sérénité d'une nuit de jadis
Resurgie au toucher des mornes Arthémis
J'ai choisi le rond-point de l'enfance éphémère
Pour dissiper un peu de cette vie austère.
Parle ingénuité! que ton verbe d'azur
Fasse resplendir au coeur d'un été toujours pur
Le faste balsamique et clair du paysage
Et la chaste beauté qui rit sur ton visage.
Accalmie évoquant de sages eurythmies
Je pars avec l'Oryx pour les terres bénies
D'Arcadie où vivre en l'unique royauté
Mon hymen fabuleux, qu'illumine Astarté.

Pichette
Nous avons rencontré Henri Pichette chez XXX, le libraire de la rue des Ecoles où nous passions des heures merveilleuses au bonheur de la conversation.
Le poète griffonna sur une feuille volante pour ma compagne Lise, son Poème du coeur blessé:
L'amour que nous avions l'un pour l'autre, ma chère,
Tel un fil d'or il a cassé.
Les chardons se sont mis dans nos deux coeurs en guerre,
Je reviens comme un grand blessé
Prendre place parmi les rois de la misère.

***

Ange Bastiani












Ange Bastiani alias (Maurice Raphaël)











Ange Bastiani, auteur du Pain des Jules et de quelques romans policiers de la Série Noire, était un personnage à la fois sympathique et énigmatique. On le disait Corse, ou tout au moins Toulonnais. En ce temps-là, tout ce qui était originaire du grand Sud, de la Méditerranée, d'Orient ou d'Afrique, était à la mode.






En réalité, Ange était Breton. Il s'appelait Victor Marie Lepage, probablement né à Brest.
Des rumeurs sulfureuses couraient dans son sillage. On disait que dans sa jeunesse, pendant la guerre, il avait fait partie de la "Carlingue", une bande de collabos liée aux crimes commis dans les caves du 93, rue Lauriston. D'anciens résistants l’accusaient formellement d'avoir été l'un des complices des redoutables Bony-Lafont, cette association de fait entre un ancien flic renommé et un truand de haut vol.
Au service de l'occupant, en compagnie de braqueurs, de faussaires, de souteneurs, de bookmakers et de tueurs patentés, il aurait violé, torturé, abattu des innocents accusés de faits de résistance.
Mais notre ami Arnal qui avait librement accès aux dossiers de police les plus secrets affirmait volontiers que les assertions haineuses de ses détracteurs étaient très exagérées. Comme beaucoup de Français, Ange avait connu quelques difficultés à la Libération, avait côtoyé des truands, fait de la prison pour petits trafics avant de gagner sa vie comme écrivain.
J'ai connu Ange Bastiani rue des Canettes, puis au bistrot le Procope où il organisait des paris pour les touristes et les jobards. «Mille (anciens) francs pour moi si je vous improvise une scène de ménage, cent francs pour vous si j'échoue.»
Les gogos pariaient, Bastiani les conduisait aux Méchants et la corrida commençait. Il faut dire que notre ami savait s'y prendre pour rendre la scène désopilante.
Il avait, tout près de là, dans le même quartier, un autre site propice à ses jeux. Boulevard St Germain, immeuble cossu, bourgeois.
A l'époque il fallait montrer patte blanche pour accéder à un immeuble de cette sorte. La concierge (pipelette pour les intimes) était alors un personnage redoutable et considérable. La nuit, dès qu'on entrait dans une "maison de rapport", il fallait décliner son identité et dire chez qui on allait.
Si la réponse était satisfaisante, elle tirait sur un cordon qui commandait à la porte intérieure. La pipelette du carrefour de l’Odéon était du type tonneau, mal embouchée et moustachue. Son balai à portée de main, prêt à lui servir d'arme, elle montait la garde avachie sur son lit mais ne dormant que d'un oeil.
Bastiani avait observé que par les chaudes nuits d'été, le dragon dormait nue, à portée du cordon et lorsqu'un intrus venait sonner à la porte cochère, entrait en faisant du bruit et lançait quelques invectives à son adresse avant de refluer précipitamment, la mégère se précipitait sur son balai et courait sus à l'intrus, dans le simple appareil d’une horreur que l'on vient d'arracher au sommeil.
L'apparition d'une femme nue sur le boulevard St Germain permettait à Bastiani de passer des nuits de cuite et de bombance sans bourse délier.
Aux Méchants, rue Mazarine, fréquentait une population de quartier savoureuse et haute en couleur, amateur de muscadet et de jaja. On restait des heures debout devant le zinc à parler, à refaire le monde, avec des inconnus, pour le plaisir de parler. Ange, n'ayant pas réussi à devenir riche et célèbre avec ses premiers romans, des romans noirs de belle venue, au style éblouissant, décida d'écrire pour vivre, pour gagner le plus d’argent possible, car il aimait vivre bien. Chou-chou des dames et des médias, il savait caresser les journalistes et les potineurs dans le sens du poil, et jouissait d'une renommée médiatique considérable.
Un jour, pour les besoins de la cause, - un livre au titre accrocheur, le Bréviaire de l'amour sorcier, Ange fit une découverte assez extraordinaire pour l'époque: la vie nocturne des cimetières parisiens.
Au Père-Lachaise, au cimetière de Montparnasse ou dans celui de Montmartre, ne se réunissaient pas seulement des colonies de chats errants ou de chiens abandonnés, mais également des poètes, des amoureux, des fadas et des adeptes de rituels bizarres, nécromants, nécrophages ou nécrophiles.
Les détrousseurs de cadavres ont existé de tous temps, mais les amateurs de chair nécrosée pour soulager leurs fantasmes, faire l'amour à une jeune morte fraîchement enterrée, reste tout de même, un vice original.
Aujourd'hui, en ce début du XXIe siècle, les tombes et les cercueils ne sont plus des lieux "tabou". Il ne se passe de journée sans qu'un fait-divers diabolique ne soit évoqué par les médias. Ce n’était pas le cas jadis. Ici et là des nécromants exerçaient discrètement leur art dans les cimetières qui n'étaient pas gardés, ni fermés à clé la nuit.
Chacun y avait accès à toute heure, comme l'on pouvait visiter librement les églises pour y prier.
Cimetières et nécropoles sont devenus des hauts et bas lieux de débauches, de cérémonies secrètes, de rencontres à la mode, où des enfants dansent nus sur les tombes, où l'on se drogue, où l'on fornique dans les caveaux, où l'on s'enivre près des cadavres plus ou moins frais. Voilà peut-être pourquoi, de plus en plus de personnes préfèrent passer par le four crématoire que courir le risque de servir aux amusements de jeunes garnements.
Mais, les cendres mêmes de nos morts ne sont plus totalement respectées. Peut-être vous conterai-je une savoureuse anecdote que me confia le père Bayot.

***

Le Pain des Jules
Une pièce de théâtre rendit Ange riche et célèbre, du jour au lendemain: "Le Pain des Jules". Une pièce bien jouée, amusante qui fit une longue carrière.
Franc buveur, efficace, fantastique entraîneur d'hommes, Ange était devenu un ami fidèle. Lorsqu'il mourut, rue d'Alésia, en 1977, ses biens ne revinrent pas à la jeune et gentille compagne de ses dernières années, mais à sa plus proche parente, la Révérende Mère MarieAnge (Lepage* pour l'état-civil), supérieure d'un couvent breton. Il existe deux autres versions de cette succession. L'une affirme que la révérende refusa l'héritage sulfureux de son neveu dont les biens revinrent à l'État, et l'autre qui prétend qu'Ange mourut tellement endetté qu'il ne laissait même pas de quoi payer son enterrement.
Toujours est-il que sa tante exigea que son neveu hédoniste et mécréant fût enterré religieusement. L'office qui se déroula à l’église Saint-Pierre du petit Montrouge, avenue du Général-Leclerc à Paris, fut interrompu à plusieurs reprises par des coups violents paraissant frappés dans les murs, soit dans les voûtes de l'édifice.
Soudain la voix de Robert Vergnes, au fort accent rocailleux du
Sud-Ouest, s'écria:
- Ange, es-tu là ? Si tu es là, viens nous rejoindre à la sortie! On va boire un coup à ta santé, rue Daguerre, chez Bernard Péret!
Récemment, une amie poète et théologienne, Jacqueline Frédéric Frié, me confia que la tante d'Ange Bastiani, Révérende Mère Marie- Ange du Sacré Coeur de Jésus en religion, avait été une femme remarquable, proche collaboratrice de la très extraordinaire Yvonne- Aimée de Malestroit, décorée par le Général de Gaulle pour hauts faits de résistance!
Comme tout artiste de talent, Ange Bastiani n'avait pas que des amis. Les médiocres jalousaient son aisance et sa facilité d'écriture, les gauchards se vexaient de la véhémence de ses propos politiques, les constipés critiquaient la liberté de ses moeurs (il avait toutes les femmes à ses pieds). Il eut pourtant d'emblée quelques admirateurs.
Dans un article paru en 1953 dans Arts-Spectacles, Jean Cocteau prend «FEU ET FLAMMES» pour Maurice Raphaël. 
Le poète écrit :
« Le feu des âmes et le feu tout court, voilà ce qui galope ensemble à travers le livre de Maurice Raphaël, quadrige rouge. Nous connaissons tous, sur la Côte, cette crainte d'une étincelle, d’une cigarette qui tombe dans le sec et dans la résine, ces montagnes qui fument et ces feux qui apparaissent d'abord comme des feux de joie.
Feu et flammes débute par la naissance du monstre et se déroule avec la prodigieuse malice d'un dragon chinois. Un homme et une femme se trouvent captifs de ses boucles, pris dans la fournaise d’une gueule grande ouverte, dans la fuite en zigzags des contes orientaux, où le dragon et la mère du dragon poursuivent princes et princesses.
Chez Raphaël, ni prince ni princesse. Un couple de cyclistes et la manière dont les sentiments bouillonnent, se cuisent, se gonflent, se fendent, changent de couleurs, se fixent à l'épreuve du feu.
Il y a là, et j'en félicite l'auteur, un mélange de classicisme (unité de temps et de lieu) et du romantisme terrible des flammes. »

* Pour l'état civil, Ange Bastiani s'appelait Victor Marie Lepage. Il prétendait avoir pris le nom de jeune fille de sa mère d'origine corse. Il signa ses premiers romans Maurice Raphaël.

***

La mère Lulu
Le 54 de la rue Mazarine était un immeuble "habité" par plusieurs personnages hors du commun. Au second étage, à l'étage noble, Youki Desnos et Henri Espinouze.
A l'entresol, Marika, une superbe blonde dont la quarantaine triomphante n'avait pas encore effacé les perfections de la jeunesse.
Marika avait été la compagne d'un producteur de cinéma américain qui l'avait couverte de fourrures, de bijoux et d'argent. Elle vivait avec Pierre Derlon un être étrange, sympathique, au regard fascinant dont je reparlerai bientôt.
Au rez-de chaussée, à droite d'une belle cour pavée abritée derrière une somptueuse porte cochère, c'était le royaume de la mère Lulu, la concierge ronde et moustachue. Une femme qui n’avait traversé la Seine qu'une seule fois de sa vie, à la Libération, pour aller acheter des tripes aux Halles. Pour Lulu une visite au Marché situé de l'autre côté du boulevard Saint Germain représentait une véritable expédition.
La mère Lulu nous enchantait par les "à peu près" que nous appelions des calembours de concierge, dont elle égayait sa conversation. Elle était capable d'en placer une demi douzaine dans une seule phrase sans reprendre son souffle.
Il est vrai que nous la provoquions un peu mais elle tombait à chaque fois dans le panneau. De son mari, Théo, soupirant caporal, un véritable mangeur d'hommes, elle prétendait qu'au front, sans être sorti de la cuisine de Jupiter ou de l'école folitechnique, il s'était réveillé grand stratagème et s'était sorti parfaitement idem de la guerre, avec les fellations méritées de la Générale de Gaulle qu'auparavant il ne connaissait ni des lèvres ni des dents ...
Mais tout ça c'est pour vous les jeunes, des histoires vieilles comme mes robes...
Madame Lulu avait une nièce sans âge certain, un peu nunuche, un peu boulotte, qu'elle essayait vainement de caser. La seule occupation de Francette était de pondre un loupiot par an, chacun de père différent, bébés que faute de moyens elle abandonnait à peine sevrés, aux bons soins de l'assistance publique. Francette n'était pas un véritable tapin, une professionnelle de la bagatelle. Elle se donnait aux hommes, pour une semaine ou pour six mois, contre le gîte et le couvert, parce que son corps était son seul fonds de commerce.
Lulu lui avait trouvé du travail à plusieurs reprises. Même une loge, rue de Seine, à deux pas, qu'elle lui avait dégotté. Mais c'était vite devenu un refuge baisodrome pour rapins et ivrognes sans le sou et le ménage de l'immeuble n'était pas fait.
Vers 1954, Francette vivait chez Lulu. Elles couchaient dans le même lit. Un jour, elle ramena de la promenade un jeune homme b.c.b.g., aux vêtements sortant d'un bon tailleur, qui semblait fort épris d'elle. Francette pria sa tante de lui laisser la loge pour une heure et Lulu en profita pour aller prendre le thé - ou plutôt le coup de blanc, chez Marika.
- C'te fois, ça y est, ma Francette a trouvé chasuble à son pied...
Et pas un traîne-cravate, un moins que chien. C'te fois, c'est l'gros lot qu'elle découche, c'est le directeur conjugal de chez C. dont elle est en train de poupougner le baigneur... Paraît même qu'il a quéqu’chose comme un break.
- Mazette ! Rien que ça. Le directeur commercial du célèbre couturier ?
- Ouais, ouais, ouais. Même qu'ils font ça dans la loge, sur mon pucier.
- C'est pas croyable. Tu as au moins changé les draps ? Préparé une serviette ?
- Pensez-vous. Vous savez bien, Marika, que tous ces gendres de la hotte, je peux pas les baiser. Mais si ça peut faire le bonheur de ma Francette, elle pourrait épucer le pape que j'dirais rien.
L'idylle dura plusieurs semaines... On se mit à parler mariage.
Léon, le fringant jeune directeur avait pris son quartier chez la mère Lulu et tous trois couchaient dans le même lit.
Le curieux, c'est que le jeune homme se levait de plus en plus tard, ne se rasait plus du tout, et vécut bientôt aux crochets de la tantine. Marika avait beau suggérer à Lulu de se méfier, la pipelette était trop contente d'être bientôt débarrassée de sa nièce et de son fiancé. Aussi, lorsque Léon lui assura qu'il avait publié les bans, cassa-t-elle sa tirelire pour offrir un habit au promis et une robe de mariée à sa nièce. Pour des raisons de commodité, le fiancé proposa que Mme Lulu organisât un repas de noces pour les amis, dans la cour de l'immeuble, devant la loge, la veille du mariage qui devait se dérouler en province.
Comme ces festivités tombaient un vendredi, Marika proposa à Lulu de rendre la fête plus chouette en jumelant la soirée du club du Hareng avec le repas de noces.
Ainsi fut fait. La soirée fut mémorable et burlesque... En quelques semaines le jeune homme smart était devenu un parfait clodo.
Ripailles, plaisanteries et chansons durèrent jusqu'à l'aube, la plupart des habitants de l'immeuble ne pouvant dormir, vinrent participer aux réjouissances.
Le lendemain matin, Lulu se réveilla dans le lit occupé par sa fille.
Léon était parti avec les dernières économies de la brave femme et l'argent des locataires qu'elle devait remettre au propriétaire.
C'est la police qui, lundi matin, vint apporter le fin mot de l'histoire.
- Vous connaissez cet individu ? demanda le pandore en exhibant une photo de Léon.
- Ben oui, c'est le fiancé de ma nièce. Il a disparu depuis samedi… le matin prévu pour les noces...
- Eh bien, vous avez de la chance que ce mariage ne se soit pas fait. Car ce Léon Cocu qui se faisait appeler Carven, est recherché pour de nombreuses escroqueries. D'abord par son patron à qui il n’a pas ramené la recette de sa dernière tournée de livraison et par plusieurs de ses clients à qui il a emprunté des sommes importantes.
De plus, il a disparu depuis trois semaines avec la voiture de livraison de la société. A quelques mois de là, Francette mit au monde son treizième marmot qui, comme les douze autres, fut confié à l’assistance publique.


Pompadour
Rue Mazarine, sévissait un marchand de quatre saisons haut en couleur et hâbleur spécialisé dans les légumes bretons. Le poireau flétri, l'artichaut ramolli et le chou-fleur grisâtre étaient sa spécialité.
Vêtu d'un costume de garde républicain élimé, coiffé d'un bicorne avachi, il attirait le chaland par sa faconde de titi parisien.
Il avait orné le mât de son chariot d'un drapeau français. Chaque fois que Pompadour vantait sa marchandise avariée, il baisait le pan de son drapeau, jurant que c'était du premier choix. Bob Giraud et Robert Doisneau l'avaient un jour accompagné aux Halles - où il se ravitaillait pour rien en marchandises de rebut. Ils l'avaient suivi jusqu'à sa tanière, une soupente au fond d'une cour sordide, où il blanchissait à la chaux ses choux-fleurs gris et flétris dans une cuvette où, le soir venu, il baignait ses pieds fatigués.
Artiste à sa façon, il repeignait aussi à l'aquarelle, les artichauts trop ternes gris et les carottes moribondes.
Lorsqu'une brave vieille près de ses sous inspectait son étalage en quête d'une bonne affaire et qu'elle découvrait un légume avarié retouché à la peinture, Pompadour entonnait les grandes orgues.
  • Voyez-vous Madame, nous vivons aujourd'hui dans une ère de progrès ! Et si les femmes se repoudrent le nez par coquetterie, se ravalent la façade avec des crèmes de beauté pour paraître plus jolies, et retrouvent leur jeunesse en gommant leurs rides, il en va de même pour nos producteurs de légumes. Il faut à notre clientèle des pommes bien rouges, des carottes bien oranges des choux-fleurs bien blancs et notre paysannerie à l'avant garde les lui fournit! Et moi, Pompadour, je vous le jure, sur notre drapeau si cher à notre coeur - il l’embrassait chaleureusement entre deux phrases - les légumes que je vous propose sont de tout premier choix, des légumes de qualité, élevés en plein air et en pleine terre par nos valeureux cultivateurs..

***


Le Dr Georges Schwartz (Paul Valet)










Le docteur Schwartz (il signait Paul Valet ses poèmes chargés de sens, ciselés avec art et ses élégantes nouvelles) était un petit homme frêle, d'un abord réservé, mais dont le regard extraordinaire reflétait toute la tristesse et toute la bonté du monde.








Né à Moscou vers 1905 d'une mère polonaise et d'un père ukrainien, il débuta dans la vie comme pianiste et n'entreprit des études de médecine qu'après que ses parents se fussent installés en France (1924). Médecin homéopathe, il demeurait à Vitry où il vécut jusqu'en 1970. Médecin des pauvres dans une banlieue déshéritée, il soignait le plus souvent à l'oeil les clochards, les immigrés, les marginaux qui n'avaient pas accès aux soins remboursés par la Sécu.
La poésie n'était pas pour lui un simple passe-temps. C'est un outil de beauté et de combat pour la liberté avec lequel il façonne des recueils qui, cinquante ans après, s'ils datent un peu, n'ont pas pris une ride :

Sans muselière, Poésie mutilée, Poings sur les i, Paroles d'assaut,
Soleils d'insoumission, Le néant et la pitié.
Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ?
Être lucide : C'est perdre connaissance
Être libre : C'est perdre l'équilibre
Être vengeur : C'est terrasser la vengeance
Être intact : C'est terrasser l'évidence
Être aux abois : C'est passer au-delà
Invincible est la détresse de celui qui voit

Durant la guerre, il prend le maquis dès 1941, et se bat dans l'ombre tandis que sa soeur et ses parents meurent à Auschwitz.
A la Libération, ses compagnons communistes veulent le récupérer, l'embrigader, mais Paul Valet souhaite rester un esprit libre tant du point de vue homme que poète et il ne se soumettra jamais aux ukases du Parti. 
Il nous a livré le fond de sa pensée dans sa Réponse à Paul Eluard :

Quand vous dites
Qu'il faut marcher avec ceux qui construisent le printemps
Pour les aider à ne pas être seuls
Et pour ne pas être seul soi-même
Dans sa tour de pierre
Dévoré de lierre
Je vous donne raison
Et quand vous dites
Qu'on n'a de raison d'être
Que pour les autres êtres
Vous avez raison vous avez raison
Et quand vous dites
Qu'il faut chanter le monde pour le transformer
Et pour l'expliquer et pour le sauver
Et pour vivre non seulement dans sa bulle de savon
Mais dans la haine de l'injustice
Et pour un but incarné comme un champ de blé
Vous avez raison vous avez raison
Mais je sais
Qu'une étreinte fraternelle sans patrie ni parti
Est plus forte que toutes les doctrines des docteurs
Mais je sais
Que pour libérer l'homme des haltères de misère
Il ne suffit pas de briser les idoles
Pour en mettre d'autres à leur place publique
Mais qu'il faut piocher et piocher sans fin jusqu'au fond de l'abcès
Et boire ce calice jusqu'à la lie
On ne libère pas l'homme de son rein flottant
Par une gaine élastique aux arêtes barbelées
On ne libère pas l'homme de son corset de fer
En le plongeant dans un vivier de baleines
On ne libère pas l'homme de ses maudits États
En le condamnant à vie par un modèle d'État
La vérité n'est pas un marteau que l'on serre dans sa main
Fût-ce une main de géant plein de bonne volonté
Mais la vérité c'est ce par quoi nous sommes façonnés
Mais vérité c'est par quoi nous sommes éclairés
Quand par la nuit sans suite les mots jaillissent de nos lèvres
Pour apaiser les hommes suspendus à leur vide.

***

Dans son cabinet gris, d'une propreté méticuleuse, quelques gravures médicales du XIXe siècle glanées chez les bouquinistes et deux superbes tableaux d'Espinouze peints sur le vif, à l’hôpital Broussais durant le séjour du peintre atteint de cirrhose. Le Dr Schwartz allait le voir tous les 2 jours et c'est lui qui paya les frais d'hospitalisation.
Au quartier latin, chez les artistes, il travaillait tout aussi gratuitement, apportant même les médicaments nécessaires, échantillons offerts par les laboratoires ou payés de sa poche. Poète durant ses rares heures de loisir, il ciselait des vers mélancoliques ou révoltés qu'appréciaient ses amis surréalistes en particulier Robert Desnos.

Je dis NON aux miasmes et marasmes et à tout ce qui rampe et glisse et se décompose.
Je dis NON aux paroles en beurre avec tous les honneurs, prix des prix, médailles, promotions, nomenclatures, carrières diverses et de sable.
Je dis NON aux nargues et venargues et subardes à l'air conditionné.
Je dis NON aux cabotons pieds de biche, archivoltes, croupions et portails, jarretelles et jarretières et collants intégraux.
Et je dis NON au gros, au détail, aux tarifs, aux clients, au débit, au crédit, aux factures et l'escompte.
Je dis NON aux affaires fructueuses, au lugubre, à la lie. Pas d'argent, pas de sang. Je dis NON à tout ce qui se dérobe clandestinement à la folie naturelle.
Je dis NON à la suite, à l'axonge et la panne et la glu et le lard et l'anus et les écoulements-excréments et les boucheries des animaux innocents.
Je dis NON à la basse-cour, à la Haute Cour, les bombyx, les bombements.
Je dis NON aux concubinages et mariages et lois contre les trigrammesadultères en babouches, en culottes trop serrées pour femmes en état de grossesse.
Je dis NON aux regards fuyants et aux bouches suçoirs.
Je dis NON aux stratégies amoureuses, aux ogives nucléaires, aux missiles et fusées mortuaires.
Je dis NON aux duplicatas.
Je dis NON à l'État.
La culture ou l'ordure ? Je suis contre.
Je dis NON aux manies cérébrales, aux visages détournés, aux rivières desséchées.
Je dis NON aux écorcheurs, procureurs, professeurs, ordinateurs, aux musées et aux râteliers.
Il y a OUI pour le NON. Il y a poésie et poésie. Il y a eau minérale et eau minérale. Il y a cérémonies. Il y a tout le fourbi. Il y a le roussi. Il y a la folie.
Le dimanche, il venait parfois chez Youki. Et là, il nous étonnait par son immense culture et la véhémence de son discours contre la pollution. Sa bête noire, les Usines du Rhône, les raffineries de pétrole, ces hautes cheminées qui déversaient sur la ville et ses banlieues leurs tonnes de déjections nauséabondes empoisonnant lentement la Seine, Paris et ses habitants. C'était la première fois que j'entendais un tel discours.
En fait, à l'époque, nous considérions le brouillard comme un décor poétique et les lamentables habitations des sinistres banlieues nous paraissaient romantiques. En ce temps-là les intellos privilégiaient le misérabilisme ouvrier au faste bourgeois.
Le bon docteur Schwartz vitupérait l'alliance contre nature tissée entre les syndicats communistes et les patrons des usines polluantes, véritable conspiration contre la santé publique.

A travers le mur de mes sens,
Je pressens d'autres emmurés vivants.
J'écris, c'est un mystère
Je vis, c'est un miracle
Depuis des siècles et des siècles, je crie :
Au SECOURS !
On me répond :
Attendez votre tour.

Seul contre tous, pétitionnaire solitaire, peu suivi par les gens de son quartier qui pour beaucoup travaillaient dans ces usines, il lançait chaque semaine des campagnes d'affiches contre les empoisonneurs, adressait des lettres flamboyantes et féroces aux chefs d’entreprise incriminés, aux édiles, aux ministres. Les élites concernées haussaient les épaules. Il criait dans le désert. Mais, peu à peu sa verve vengeresse, ses brûlots irrévérencieux vinrent chatouiller l'ego des hommes au pouvoir. Et le bon docteur Schwartz subit d'abord de simples intimidations préliminaires à des menaces plus précises.
Bastonné dans la rue par des nervis il fut traduit devant les tribunaux pour propos calomnieux, injures, etc.
Mais il ne baissa pas les bras pour autant, redoubla de vigilance, dénonçant avec davantage de vigueur et de rigueur les responsables de la pollution de la ville, de l'empoisonnement à petit feu de ses habitants.
Le docteur Schwartz fut un précurseur. Il vécut comme un pauvre, ne buvait pas d'alcool, ne fumait pas, ne mangeait pas de viande. Ses seuls plaisirs étaient d'assister et de soigner les plus déshérités, d'écrire quelques beaux vers et de fulminer de tonitruantes imprécations contre les pollueurs, les tortionnaires d'animaux.
Les puissances tentèrent de le faire taire, de le bâillonner, de l'écoeurer, de l'abattre. Les communistes maîtres de la banlieue acoquinés aux industriels pollueurs leurs complices qui les subventionnaient, l'attaquèrent en justice, tentèrent de le ruiner.
Il résista longtemps mais finit par craquer. Paul Valet, paladin solitaire, connaîtra l'horreur des hôpitaux psychiatriques avant de s'éteindre en février 1987, à Vitry.
Il mourut avant d'avoir vu ses idées totalement prises en compte par le grand public et leur propagation à travers le monde. Ce fut un saint laïque, un de ces hommes modestes, qui partent sur la pointe des pieds, disparaissent sans laisser de trace dans la mémoire des hommes. Mais il semble que la mémoire de Paul Valet ne soit pas irrémédiablement perdue.
Un éditeur courageux (Jean-Michel Place), des écrivains fraternels (Jacques Lacarrière et François Bon), ont permis à sa petite musique de subsister sous les décombres de la pensée unique, de faire entendre sa voix ferme et douce dans les ténèbres de la culture.
Paul Valet nous a quittés mais sa mémoire demeure au coeur de ceux qui l'ont connus et aimés.

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La Colombe
Michel Valette était chef de vente de la revue « Quartier-Latin" lorsque je le rencontrai avec Jacques Yonnet, quai aux fleurs. Un peintre américain, Bemelmans, était tombé amoureux d'un minuscule bistrot où se réunissaient les clochards de l'île : "La Colombe".
Bemelmans en avait acquis le fonds pour une bouchée de pain, le décora de fresques, de trompe-l'oeil et d'objets insolites. N'étant pas bon gestionnaire, il connut quelques déboires dans son exploitation. Il allait finir par boire le fonds avec ses amis si bien que, pour ne pas perdre son investissement artistique et ce bistrot qu'il aimait, il dut trouver un gérant. Ce fut Michel Valette. Avec Beleine sa jeune et ravissante épouse, Michel qui chantait fort bien, prit les rênes de l'établissement.
Nous venions là tous les soirs, entre amis, chanter, boire, plaisanter, refaire le monde. Faisaient partie de notre petite bande Claude Masson et son ami Alain du Rieu de Maynadier, Pierre Derlon, Pierre Chaumeil, Bernard Haller, Philippe Marette, Eva Bruges, Avron et Evrard, Romain Bouteille. Les curieux affluèrent assez vite et le bouche-à-oreille fonctionna...
Michel Valette avait beaucoup de goût. Il aimait la chanson poétique et intelligente. Il ouvrit les portes de la Colombe à des chanteurs inconnus dont quelques-uns devinrent célèbres. C'est là que débutèrent Guy Béard, Jean Ferrat, Anne Silvestre, Pierre Perret, Catherine Sauvage, Francesca Solleville, Maurice Fanon. La plupart d'entre eux s'accompagnant en toute simplicité sur leur guitare, créant des chansons qui feront le tour du monde.
Georges Bonsignore m'accompagnait parfois, à bord de sa vieille Lancia. La nuit, nous ramenions Béard et sa guitare vers Boulogne où il demeurait. Sa hantise c'était de rater le "dernier métro". Il en fit une chanson...
C'est à la Colombe que je rencontrai Amparo qui fut l'une des femmes qui compta le plus dans ma vie.

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Le Club du Hareng
Pierre Derlon avait le sens inné de l'amitié. Chez lui, il reçut durant des années ses amis et les amis de ses amis, où Marika tenait table ouverte et payait. Mais devant l'hémorragie de ses finances, celle-ci dut mettre le holà et, certains soirs que plus de vingt convives se gobergeaient à ses frais, elle prenait un coup de sang et chassait ces parasites.
Bien que ma bourse fût aussi plate que celle de mes camarades, je venais à ces réunions avec des roses, du chocolat ou une bouteille de King's Ranson, son scotch préféré. Ces petites attentions me valaient d'être traité en privilégié. J'étais toujours accueilli avec un petit mot d'amitié "Ah! voilà le "sale con de Suisse". Il y avait là des gens issus de milieux très différents, du clochard sympathique à l’aristocrate en goguette.
Quelques personnages me viennent à l'esprit : Raymond de Cardonne le marchand de tableaux, Jean Balcaen un mystérieux occultiste qui vivait avec ses deux femmes dans un confortable hôtel de l'île Saint-Louis, Ange Bastiani le maître de la Série Noire et ses nombreuses égéries, Jacques Yonnet, le Docteur Abraham, Kateb Yacine qui nous lisait ses poèmes et des pages de Nedjma, Robert Doisneau, le romancier Gilbert Dupé, Chantal Darget, Mimi, Jacques Doré, , combien d'autres...
Pour éviter que Marika se ruine, sans interrompre la sympathique tradition de ces repas pris en commun, je suggérai à Pierre de fixer un jour de la semaine où il recevrait, en priant chacun de contribuer en apportant du jaja et des munitions de bouche.
Ma proposition fut adoptée à l'unanimité, et il fut convenu que le vendredi soir chaque convive se ferait accompagner par une bouteille de vin, un hareng fumé et un fruit. Bien entendu foie gras, champagne, caviar, gigot et pâtisseries ne seraient pas systématiquement refusés...
Au Club du Hareng, chacun amenait sa chacune et réciproquement. L'on parlait de tout sans aucun tabou. Seuls les raseurs étaient conviés à rester chez eux. La nuit se terminait souvent à la Colombe, à l'Echelle de Jacob ou au Cheval Vert où Pierre Derlon poussait sa gouaillante, une étrange mélopée qu'il avait apprise auprès des Manouches.
Ange Bastiani, jamais à court d'idées organisa un prix littéraire, le Grand Prix du Hareng, dont le jury présidé par lui-même lui attribua le premier Prix grâce à quelques journalistes complices. Devant l'affluence, il arriva à la petite bande d'amis de se réunir ailleurs, pour un soir ou pour quelques mois, renouvelant les têtes. Tour à tour, les lieux de prédilection de nos rencontres furent le Procope, la Palette, le Vieux Chêne ou les Quatre-Sergents de la Rochelle, rue Mouffetard, le Tonneau d'or à la Montagne Sainte-Geneviève, le caveau de l'Arbre-Sec, le Temps-Perdu, le Chai de l'Abbaye, etc.Place de la Contrescarpe, mon ami Gilles nous abrita longtemps.
Mais, dès que le Club émigra, ce ne fut plus vraiment le Club.

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Gilbert Dupé et le prince Naundorff
Un soir, au quartier latin, je fais la connaissance de Johnny Dupé le fils de Gilbert, un écrivain auteur d'un bestseller alors à la mode : La Ferme du Pendu, dont Jean Dréville tira un film.
Gilbert Dupé avait plusieurs cordes à son arc. Homme de lettres renommé pour la galerie parisienne et le paraître, animateur de Théâtre et promoteur immobilier pour alimenter sa caisse. Ainsi, durant les années fastes du cinéma d'après-guerre, Dupé se révéla un financier avisé qui régna sur les salles de cinéma de la France et de son empire. Il construisait des salles de projection modernes qu’il revendait à de riches investisseurs ayant fait fortune dans les colonies.
Pour éblouir ses acheteurs, Gilbert Dupé avait installé son industrie dans un bel immeuble des Champs-Élysées, avec salle de projection privée, luxueux salons aux colonnes de stuc et aux moulures dorées. Pour en mettre plein la vue à ses clients exotiques le plus souvent frustes bien que très riches, il avait aménagé une véritable "salle du trône" où il avait coutume de leur servir une scène de comédie digne de la comédie italienne.
En effet, lorsqu'il voulait enlever une "affaire" juteuse, il invitait son client accompagné de sa femme à une séance de cinéma intime et privée avant de leur offrir une collation dans la fameuse salle d’apparat où se dressait un trône de théâtre, doré à souhait. Et, quand ses clients charmés par le film étaient introduits dans cette salle d'un luxe inouï de pacotille - ils voyaient ébahis, installé sur ce trône, un homme sobrement costumé à l'ancienne à qui le filou donnait du "Monseigneur".
En fait de Monseigneur, Gilbert Dupé avait engagé à l'année le famélique prince de Bourbon-Naundorff, descendant de Karl Wilhelm Naundorff, qui prétendit vers 1830 être Louis XVII et assigna en justice le comte le Chambord avant d'être expulsé de France. Naundorff avait publié en 1831 les Mémoires du Duc de Normandie et l'année suivante Les révélations sur l'existence de Louis XVII, ouvrages qui connurent un certain succès.
Un siècle plus tard, le petit-fils de l'aventurier qui gardait toujours quelques partisans, portait beau dans les salons, arborant son profil bourbonien et servait de faire-valoir à l'honorable Gilbert Dupé.
J'assistai un jour à une de ces scènes de Commedia del arte, au cours de laquelle Dupé dupait ses dupes grâce au superbe Naundorff qui se prenait à son propre jeu.
Le contrat signé dans le bureau du Président Dupé, comme je m'attardais avec Johnny dans les coulisses, j'entendis des éclats de voix et un échange de propos un peu vifs entre le Prince et son entremetteur.
- Tu n'es qu'un gros prince de merde, sans moi tu ne boufferais pas à ta faim et tu coucherais sous les ponts... vociférait l'un.
- Vous n'êtes qu'un petit escroc minable à qui je fais gagner chaque semaine quelques millions...
- Allez, prince de mes deux, voilà de quoi nourrir ta cour et alimenter ta bedaine, fit Dupé en colère en jetant aux pieds de Naundorff quelques billets de banque que le prince ramassa prestement sur la moquette avant que son patron ne se ravise.
Si Gilbert Dupé se montrait plutôt radin avec son prince et avec son propre fils, il était généreux et munificent, tenant table ouverte dans les meilleurs restaurants de la capitale, revêtu d'un habit bien coupé qui mettait en valeur sa petite taille.
Un jour, Johnny, parvint à attirer son père au Club du Hareng où le fastueux magnat se croyant invité dans un club mondain se fit précéder par une gerbe de douze douzaines de roses, de trois caisses de champagne et de deux boîtes de Davidoff N° 1, offrande que Marika accepta volontiers et récompensa d'une bise.
Le repas de harengs fumés et de gros rouge fut très gai et notre Gilbert Dupé fêté par quelques jolies filles ne fit pas longtemps la tronche et demeura avec nous jusque tard dans la nuit. Je crois que ce fut au cours de cette nuit-là qu'Ange Bastiani, le spécimen le plus représentatif de la bande, négocia avec le promoteur son soutien financier à l'élaboration d'un film à tirer du Pain des Jules.

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Chantal Darget
Chantal Darget (c'était un pseudonyme) était la fille d’un personnage sorti tout droit d'un roman d'épouvante. Une mère laide à faire peur, dont elle n'avait heureusement hérité que d'un seul défaut physique: un vilain nez tordu, bosselé, dont elle avait affreusement honte mais que la chirurgie esthétique transforma en joli nez de poupée.
Petite, mince, avec de belles jambes, de beaux yeux, une bouche intéressante, Chantal voulait être actrice de théâtre et elle le sera. Elle courait le cachet, sans grand succès. Mais elle avait une volonté de fer.
Quand elle n'avait pas le courage d'aller coucher chez sa mère, qui vivait dans une chambre de bonne avec ses deux filles, elle restait chez Marika, dormait sur un matelas, dans le salon, comme je le faisais depuis des mois. Elle ne se lavait guère, bien que Marika, bonne comme le bon pain, lui offrît comme à moi d'user et d'abuser de sa salle de bains.
A cette époque, Chantal avait un petit ami. Un type timide et merveilleux Laurent Terzieff. Il était aussi démuni qu'elle, courait le cachet, sans grand succès. Mais il était maigre et beau, avec un sourire et une voix extraordinaires.
Ils n'avaient pas tellement d'endroits où se rencontrer. La chambre de bonne sordide de Mme Mère ou le salon de Marika abritaient parfois leurs romantiques amours. Comme à un certain nombre d'entre nous, il leur arrivait de faire l'amour sous les ponts, sur un banc de square ou sous l'auvent hospitalier de la porte cochère d'un hôtel particulier.
Les premiers sous que gagna Chantal servirent à se refaire un joli nez. Je me souviens du jour où, triomphante, Chantal exhiba son appendice rénové. Ce fut une grande fête, rue Mazarine. Chantal réussit assez bien au théâtre. Sans devenir une vedette incontournable, elle joua dans de bonnes pièces écrites par de bons auteurs et tourna dans quelques films comme Bande à Part et Masculin Féminin de Godard ou Marie Soleil d'Antoine Bourseiller.
Elle épousera Antoine Bourseiller et mourra jeune encore.

Pierre Derlon
Pierre Derlon en famille immortalisé par Robert Doisneau. Comme la plupart d'entre nous, Pierre avait sa légende qu’il entretenait avec humour, et que nous relayions autour de nous avec gourmandise.
Il avait longtemps vécu en compagnie de manouches, faisant partie d'un petit cirque ambulant. Protégé par la "Reine des Gitans", il avait appris d'elle à guérir par imposition des mains, à "lever le feu", à rabouter. Elle lui avait appris la langue de la tribu, inculqué quelques secrets de la magie gitane, les mélopées dont les sons exorcisent ou envoûtent, les formules sacrées, les signes et les gestes des rituels sacrés des Bohémiens.
Pierre Derlon avait le don d'hypnotiser, il pouvait magnétiser et endormir à distance, il lui arrivait d'opérer de véritables miracles sur de grands malades en pratiquant le souffle chaud ou froid. Il me l’a prouvé. Et je ne suis pas crédule.
Pierre était très habile de ses mains. Quand il était dans la dèche, il travaillait comme peintre en bâtiment, maçon, carreleur, restaurateur de meubles anciens ou décorateur. Il savait tout faire.
Ses amis prétendaient qu'il était "noble", que Pierre Derlon descendait du célèbre général Drouet d'Erlon qui, lors de la conquête en 1834, fut nommé Gouverneur général d'Alger. Vrai ou faux ? En tout cas, à certaines dates, nous nous rendions tous en pèlerinage à Dreux, sur la tombe de son aïeul.
Pierre avait deux frères qui ne lui ressemblaient pas. Guy, jovial régisseur du théâtre Fontaine, et Jacques, distingué directeur-administrateur du même théâtre.
Bien que différents sur le plan physique et dans la hiérarchie sociale, les frères Derlon restaient très unis et gardaient une complicité fraternelle. Si Pierre se présentait lui-même comme le vilain petit canard de la couvée et vivait en marge, il demeura très proche de sa famille.
Je m'entendais très bien avec Pierre. J'admirais sa gouaille, son dynamisme, sa joie de vivre. J'étais devenu son faire-valoir. Je l'accompagnais dans ses "chasses", ses "expéditions" amoureuses.
Toujours habillé de noir, chemise et pantalon de velours noir, avec pour seule coquetterie un foulard de soie rouge et une dent de tigre suspendue à son cou, Pierre Derlon avait une présence étonnante.
Petit homme vif à l'allure étrange, aux mains difformes (on disait qu’il avait été torturé par la Gestapo), au beau visage asymétrique, aux cheveux noirs indomptés, il avait une sacrée gueule. Il ressemblait à un faune.
A cette époque (1954), il possédait une voiture tout-à-fait étonnante, Corne d'Auroch, une vieille Renault-baignoire datant des années vingt, ainsi baptisée au vin rouge par Georges Brassens.
Quand Pierre entreprenait de longs voyages avec cette antique guimbarde, il se faisait accompagner à moto par Paulo, un ami mécanicien, génie de la bricole, qui savait réparer tous les moteurs de la terre et, s'il lui manquait une pièce, l'usiner au besoin sur place.
Ainsi, Pierre m'invita un jour à rendre visite à son père, habitant Janville en Eure-et-Loir aux confins de la Beauce, sur la route d'Orléans. Faisaient partie de l'expédition deux jeunes actrices de nos amies, Chantal Darget et Claude Masson. En ce temps-là, l’autoroute n'existait pas encore et l'on empruntait la Nationale d'Orléans.
Dans mon souvenir, le père Derlon, - maire ou ancien maire de la commune - m'apparaît comme un homme de grande allure, au style very british, un gentleman. D'une politesse exquise, vêtu avec goût, il entretint avec les jeunes visiteurs un peu ignares que nous étions, une conversation passionnante.
Sur la route du retour, Pierre, grand amateur de "points de vue », passion qu'il partageait avec son complice le photographe Robert Doisneau, nous conduisit sur les hauteurs de Bicêtre (me semble-t-il) d'où la vue sur Paris était extraordinaire. La ville n'était pas encore défigurée par les immondes grands ensembles dont de criminels architectes des "Trente Glorieuses" ont fait bénéficier la région parisienne.
A l'époque coexistaient à Paris des chevaux attelés à des voitures de livraison, des automobiles d'avant-guerre tels les vieux et confortables taxis G7, et de rutilantes autos modernes. Pourtant l'apparition de Corne d'Auroch suscitait toujours la joie et la curiosité des badauds.
Une des fantaisies de cette impressionnante teuf-teuf résidait dans son levier de changement de vitesse amovible.
En effet, à l'arrêt devant un flic réglant la circulation sifflet aux lèvres et bâton à la main, Pierre se faisait une joie d'agiter le long levier d'acier sous le nez du policier, puis, l'ayant replacé dans son alvéole du plancher, de démarrer dans un grand éclat de rire sous le nez du pandore ébahi.
Le truc faisait toujours son petit effet. Voilà un de ces petits plaisirs que nous refusent désormais nos modernes autos bourrées d'électronique.

Les soeurs Mery
Je ne me souviens plus très bien où ni comment, Pierre Derlon connut les soeurs Mery. Par contre, je me rappelle son enthousiasme, son exubérance, son exultation lorsqu'il parlait de Claude, une petite merveille de jeunesse, de beauté et de fraîcheur.
Un matin - je demeurais alors chez lui, dans le salon de Marika, rue Mazarine - il m'emmena aux aurores rendre visite à sa belle, chez elle, où elle devait le présenter à son père, officier de carrière.
En chemin, pour se donner du courage, il s'arrête par trois fois dans un bistrot, pour avaler un petit muscadet... La rencontre fut tout à fait étonnante. Le père de Claude, un bel homme très vieille France, nous reçoit avec une hautaine et glaciale courtoisie. La mère, dans la confidence, tente en vain de rompre la glace et d'arrondir les angles.
Ce fut un désastre.
Claude est très amoureuse de Pierre et Pierre la trouve vraiment mignonne.
Mon ami enlèvera sa belle et lui fera partager sa vie de bohème.
Claude avait une soeur, aussi jolie qu'elle : Jackie. Pierre la séduisit elle aussi.
Lorsque Marika comprit que Pierre la trompait, elle le mit à la porte. Derlon alla habiter avec les deux soeurs dans un hameau de la Seine-et-Marne, leur fit de beaux enfants, vécut d'amour et d’eau fraîche et d'un élevage de colombes.
Pour voir ses filles en terrain neutre, Mme Mery prit l'habitude de les rencontrer chez Titine, l'épouse de Jacques Yonnet.
Mme Yonnet avait hérité d'une librairie ancienne, dont, pour faire bouillir la marmite, elle transforma peu à peu la boutique en magasin de fourrures.
Quant à M. Mery, l'officier très "vieille France", on dit qu'il mourut de chagrin d'avoir perdu ses deux filles.
Pierre vécut quelques années de grand amour entre les deux soeurs. Mais le jour que la favorite se rendit compte qu'elle abritait en sa soeur une rivale sous son propre toit, le vaudeville vira au mélodrame.
Jackie dut partir, avec son fils en bas âge. Très jolie, sans travail et ne sachant où aller, elle tomba sous la coupe d'un entrepreneur en bâtiment, employeur occasionnel de Pierre, qui se chargea d’elle, l'entretint chichement dans une chambre de bonne et en fit sa maîtresse.
Comme mon père Benz, Pierre Derlon refilait les amies qu’il quittait à d'autres. Ainsi n'avait-il pas d'histoires. J'héritai, ainsi de quelques superbes créatures délaissées par Derlon. En ce temps-là, trop timide et trop orgueilleux à la fois pour tenter d'enlever une citadelle réputée difficile, je me montrai en revanche un excellent consolateur des belles abandonnées.
Comme tous ceux qui la rencontraient je tombai un peu amoureux de Jacquie. Mon ami Bernard de Carsalade aussi. C'est lui qui la consola le mieux.
Bernard de Carsalade était un garçon attachant. Neveu (ou petit neveu) de Mgr Jules de Carsalade du Pont, il était l'héritier d’une grande et noble famille de la Catalogne française, dont la généalogie étudiée par Mgr son oncle assisté par le chanoine Bernard de Castelbajac, remontait à l'an 1000.
Mgr Jules le bien nommé était un chaud lapin. Ne pouvant résister à ses pulsions gaillardes mais souhaitant ne pas bafouer ouvertement sa religion, il demandait au Pape une petite dispense à ses voeux de chasteté afin de sauter les jolies filles dont il avait trop grande envie sans tomber en état de péché mortel. Le Pape connaissant son monde lui accordait volontiers de telles dispenses à condition que le prélat restaurât une église ou une chapelle de son diocèse. Ainsi, le Roussillon est il plein de jolies chapelles admirablement restaurées par les soins de l'ardent évêque.
Bernard était lui aussi un chaud lapin mais moins fortuné que son grand oncle il courait le guilledou sans restaurer de chapelles ou de monuments historiques!


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