lundi 5 décembre 2016

10) BOHÈME ET MILITANT - 1950


          Premier objectif lointain Paris, où je me rendis à bicyclette, en empruntant le vélo de mon beau-père. Un vélo lourd et ancien, sans changement de vitesse, mais bien entretenu.
Je me souviens de cette "promenade" comme si c'était hier. Mon anthologie de poèmes recopiés à la main en poche, un sac à dos avec trois paires de chaussettes, de chemises, deux slips, quatre mouchoirs, une pochette de toilette pour tout bagage, je me sentais le plus heureux des hommes.
En ce temps-là les gens étaient hospitaliers. Le tourisme de masse n'avait pas encore pourri les mentalités. Les gens n'avaient pas peur de l'étranger, du chemineau, du voyageur vagabond. Quand on traversait un village, les gens, assis au bord de la route, devant leur maison, vous invitaient volontiers à casser la croûte ou boire un coup.
Je me souviens d'une longue montée au soleil dans les vignes de Bourgogne. En arrivant sur la colline, un village magnifique m'accueillit.
Et, sur la place, sous les tilleuls, des groupes d'hommes jouaient aux boules ou aux cartes. - Hé toi, le Suisse, viens boire un coup.
(J'arborais toujours un fanion rouge à croix blanche sur le guidon).
Je garde également un souvenir inoubliable de Chablis. La cathédrale de Sens, me toucha profondément. Je ne sais pourquoi. Plus tard, chaque fois que je passerai dans la région, je ferai un détour pour la voir. Fourbu après une journée à pédaler au soleil, je m'arrêtai à l’orée de la forêt, de Fontainebleau, à la terrasse d'un bistrot joliment nommé Pavé du Roi. Je n'eus pas le courage de m'engager dans la montée et préférai emprunter la ruelle conduisant au vieux village bordé de murs de pierres blondes : Bourron.
C'est ainsi que je découvris Bourron-Marlotte, où vingt ans plus tard j'achetai ma première demeure à moi, lorsque mes droits d'auteur me le permettront !
J'achetai du pain, du lait, du fromage, quelques bananes dans une épicerie, passai une nuit pleine de rêves dans une grotte de la forêt, couchant avec mon vélo !
Le lendemain à l'aube, ayant traversé la forêt par un chemin de traverse parallèle à la Nationale, je découvrais avec émotion le château dans toute sa magie, baigné dans la lumière dorée du matin, offrant sa façade ouest dans l'échancrure de vieux chênes.
Pas de visite pour cette fois! Juste un coup d'oeil, un coup de coeur.
J'avais trop de hâte de voir Paris. Mais je me promis de revenir.
L'interminable et triste banlieue de la capitale me déçut bien un peu.
Les détestables maisons ouvrières me choquèrent. Il faudra tout l'enthousiasme de l'ami Yonnet et de Robert Doisneau pour me faire comprendre sans jamais l'aimer véritablement, ce que cette misère, ces laides maisons en meulière, ces repoussantes bâtisses d’usines sales et nauséabondes peuvent receler de poésie.
Je laissai le vélocipède à la consigne de la gare de Lyon.
Paris aussi, au premier abord, me parut décevant. Une foule terne, des murs gris, une ville sale. Je ne décelais pas encore la beauté des bâtiments sous leur couche de crasse. Je pris le métro pour Montparnasse où j'espérais retrouver les peintres et les poètes que j'aimais. Mon premier coup d'oeil en sortant de la station Vavin fut sinistre.
Des établissements fabuleux, tels la Coupole, la Rotonde, le Sélect, centre universel des arts et des lettres, me parurent des bistrots de province peuplés de faux artistes enguenillés, hâbleurs et mal embouchés. Et que dire de la banale laideur du Boulevard Montparnasse!
Saint-Germain-des-Prés me rassura. La place était jolie, l’église admirable, le Flore et les Deux-Magots aimables et bien fréquentés.
Quant à Montmartre, c'était un haut lieu du passé, un has been. Une charmante colline à touristes où presque tout pour moi sonnait faux.
Je dégotai une minuscule chambre mansardée à trois francs six sous la nuit, dans un hôtel meublé de la rue Monsieur-le-Prince dont la fenêtre ouvrait sur un passage dévalant vers le boulevard St Germain.
Je demeurai peu de jours à Paris. De retour à Genève, M. Dupertuis me fit comprendre que j'étais désormais trop grand et trop indépendant pour continuer à vivre dans sa pension et qu'il me fallait voler de mes propres ailes. Comme je ne tenais pas à retourner habiter chez les Schmutz, M. Benz fut une fois encore ma providence.
Agé de 75 ans, (né le 26 juillet 1875), il me proposa de louer un appartement à Genève où il conserverait une chambre. A ma grande honte, je dois avouer que je me sentais terrorisé à l'idée d'avoir à présenter mon père à mes amis.
J'avais tellement menti à son sujet, inventant mille fables pour parler de mon géniteur. Tour à tour Directeur général des douanes suisses, neveu de Carl Benz le génial précurseur des véhicules automobiles ou, selon les jours, fils du célèbre Baron von Benz anobli par le Kaiser.
Mon père versa la caution de 2000 F. nécessaire à l'acquisition d’une part de coopérateur donnant droit à un appartement neuf de quatre pièces, rue des 13 arbres, près de Saint-Jean. Je partageai cet appartement avec Raymond, un ami bizarre. Puis, il fut question de la venue de mon père...
Je le présentai non comme mon père, à cause du nom et peut-être à cause de l'âge, mais comme un grand-oncle.
Cette cohabitation ne dura guère.
Mon père, touchait une modeste retraite des douanes où il avait servi durant plus de trente-cinq ans. Comme il l'avait fait depuis son départ de Genthod, sans jamais avoir de maison à lui, de domicile fixe, il se louait au pair à des fermiers où, contre un peu de travail, il était nourri et logé. Ainsi passa-t-il plusieurs années chez les von Gunten près de Thoune, puis dans une ferme argovienne (d'où je recevais en pension, les fameux paniers de cerises), dans les Grisons aussi, dont il aimait les paysages et les habitants.

Genève - Rue des 13-Arbres
Mon père Benz me propose de louer un appartement et de tenter de vivre ensemble.
Je jette mon dévolu sur un appartement neuf, appartenant à une coopérative. Mon père le met à mon nom, paye les 2.000 francs de la participation en tant que sociétaire, et nous voilà installés. Mais je souffre terriblement.
Je dois l'avouer, j'ai honte de mon père... tout simplement parce qu’il est âgé... J'ai toujours été bizarre, soucieux du qu'en dira-t-on. Alors que le père Benz à soixante quinze ans était un homme vert, dynamique, sportif, avec une belle tête aux traits altiers, j'avais honte de lui.
Donc, à mes amis, je le présentais comme mon oncle. Pourquoi ce mensonge stupide. Alors qu'il avait toujours été bon pour moi...
Aujourd'hui, c'est de moi que j'ai honte.
Il n'a pas pu ignorer ces mensonges. Sûrement en a-t-il souffert.
Comprenait-il ce côté tordu de mon caractère ?
Un jour j'ai appris que sa femme était folle et que sa fille Léni s’était suicidée. Sa femme vivait toujours, dans un asile. Lui aussi avait eu une vie tordue...
Il me dit un jour qu'on l'attendait pour les foins chez les Von Gunten, dans l'Oberland Bernois, où il passait parfois plusieurs mois... Il me laissa plusieurs centaines de francs et partit de la gare Cornavin avec son rucksack, son alpenstock noué au pied télescopique de son appareil de photo et sa valise de cuir, son seul luxe. Je vois encore sa silhouette droite, son allure sportive, et son beau regard ému mais plein de noble retenue. Moi j'avais hâte de le voir partir... Insensible et cruelle jeunesse.
Rue des 13-Arbres je me sentis pour la première fois de ma vie totalement libre. J'avais un bel et vaste appartement tout neuf, un travail qui me permettait de vivre, des amis...
Je partageais cet appartement avec Raymond, un garçon singulier mais séduisant, doué d'une incroyable vitalité. Je ne me souviens plus de son nom, mais je le vois comme s'il se trouvait devant moi. Mince, grand, une belle tête intelligente au vaste front légèrement dégarni, un perpétuel sourire sur une bouche optimiste aux commissures relevées, un punch extraordinaire.
Il était dessinateur et peintre mais pour vivre, il vendait avec succès - car il plaisait aux femmes - des aspirateurs au porte-à-porte. Il avait un copain, tout le contraire de lui, qui sans domicile fixe, vint habiter quelques mois avec nous. Un visage triste, une mine sinistre, un pessimiste-né. Lui aussi était vendeur à domicile, mais d'encyclopédies, et son violon d'Ingres c'était une collection d’objets inutiles. Chaque soir, au cours de longues discussions épiques, nous refaisions le monde à notre manière.
Le peintre découvrait une chance derrière chaque obstacle. Le collectionneur prétendait que les difficultés usent, que les obstacles empêchent l'homme de s'épanouir.
Le premier claironnait que la chance est toujours là, présente, disponible, à portée de main de qui la veut saisir, que rien n’est impossible, qu'il faut toujours essayer, entreprendre, se lancer... l’autre affirmait que si l'on n'a pas réussi à trente ans, la vie est foutue. «Si, à l'âge de trente ans tu n'as pas un appartement, une voiture, une place fixe, tu végéteras tout le restant de ta vie.» - et une Rolex.
Moi, je les écoutais. Pour moi, ce n'était pas l'individu qui comptait, mais la société. Il fallait changer la société. Et pour cela faire la révolution. Après seulement, l'humanité entière connaîtrait des lendemains qui chantent.

Premier enregistreur vocal
C'est rue des 13 arbres que j'acquis une folie: le premier enregistreur magnétique à fil. Un appareil fantastique que tout le quartier venait voir fonctionner. En effet, sur une petite bobine de fil d'acier tenant dans le creux de la main, je pouvais enregistrer deux heures de son.
Je me souviens comment notre ami Rudi faisait ronfler sa petite décapotable anglaise autour du pâté d'immeubles, tandis que m'improvisant radio-reporter, je décrivais avec enthousiasme le carrousel des bolides lancés sur le circuit d'un Grand Prix imaginaire.
Peut-être, en ne persévérant pas, ai-je raté ma vocation de radioreporter.

En faisant l'amour, je pensais au parti...
Communiste convaincu, j'étais de tous les meetings. Orateur acharné et convaincant, je convertissais les gens au marxisme à tour de bras. Dès que je rencontrais une fille, je la séduisais et en faisais une militante de la cause des peuples.
Selon une amie qui me connut à cette époque, il paraît que, même dans l'amour, je pensais au Parti, au grand soir, à la révolution.
D'ailleurs, en ce temps-là, butinant de fille en fille, je faisais l’amour comme un lapin. En somme, baiser signifiait inconsciemment pour moi marquer mon territoire et lutter pour le grand soir...
Cet excès de zèle militant, ce prosélytisme permanent, mon caractère exalté, excessif et hâbleur, me rendirent suspect aux yeux des sérieux et ternes responsables des "Jeunesses" du Parti.
Pourtant mon action de rabatteur amena au Parti du Travail, des recrues de choix. Je convertis au marxisme quelques intellectuels de première grandeur, qui ont gardé leur foi idéologique intacte alors même, que depuis longtemps, j'avais fui l'impasse et échappé à l'abîme.
Milo, Janine et quelques autres se gaussèrent de moi sans méchanceté, restant des amis fidèles malgré l'atmosphère sulfureuse que je répandais autour de moi.
Touche-à-tout, dissipé, très impliqué dans la Cause, je ne m'intéressais plus vraiment aux études et je rêvais à la révolution, aux lendemains qui chantent, à porter la bonne parole marxiste aux quatre coins du monde.
Vrai gogo, je gobais tout. Je croyais dur comme fer à toutes les sornettes sur la patrie du socialisme, sur le bonheur des peuples, sur les vertus du grand soir et je répandais mes convictions autour de moi avec succès.
Heureusement, quelques-uns parmi mes meilleurs amis ne marchèrent pas dans cette folie et se moquaient gentiment de moi, de ma jobardise.
Dans la famille, tant du côté Benz que des Höhener, mon militantisme communiste fit l'effet d'une bombe. A leur tour d'avoir honte de ce rejeton dégénéré.
Ce fut l'époque où, à Genève, le mouvement de jeunesse du Parti était animé par Marc Nerfin, un jeune homme beau, élégant, dont j'enviais la prestance et le charisme.
C'est à lui que je dois d'avoir changé mes prénoms un peu trop teutons de Kurt-Émile en celui de Marc.
Je devins pour tous Marc Schweizer et jetai aux orties l’abominable patronyme de Schmutz légué par mon père adoptif. En poésie, je signais mes brûlots du pseudonyme de Marc Lénard.
L'esprit militant, je convertissais à tour de bras, allais vendre la Voix Ouvrière au porte à porte, discourais avec flamme aux réunions du Parti. Mes lectures préférées Panaït Istrati, Vallès, Zola, Jean Christophe.
Parmi mes camarades Jean Hubert le poète, poète officiel du Parti. Il était petit, borgne, tout ridé. Il semblait vieux avant l'âge. Malgré sa laideur, il plaisait beaucoup aux femmes qui le dorlotaient et l'entretenaient volontiers. J'adhérai à un groupe de théâtre.
Durant plusieurs mois, nous avons répété une pièce de XXX sous la houlette de XY.
XY était un garçon enthousiaste et talentueux dont le théâtre était la vocation profonde et l'unique passion.
Son ambition était d'égaler François Simon, le fils de Michel, gloire de Genève, que nous adorions tous et dont nous n'eussions manqué une pièce pour tout l'or du monde.
Un matin, je me rendis chez XY qui demeurait dans une maison du Petit Lancy. Sa mère m'accueillit avec gentillesse, me dit que son fils était encore au lit. Mon ami entendit notre chuchotement et cria:
- Maman, fais-le entrer!
Je me souviens de la surprise que j'éprouvai à la vue de mon ami allongé nu dans un grand lit, en compagnie de Muguette, l'égérie de la troupe, visiblement dans le même appareil.
La mère semblait trouver cela très bien et leur porta sur le lit le plateau d'un petit déjeuner bien copieux, avec tartines, café au lait et pot de confiture, qu'elle m'invita à partager avec eux.
Je n'avais pas été habitué, ni dans les pensions ni dans ma famille, à cette manière à la fois simple et naturelle d'envisager l'amour... et les relations familiales.


Festival de la jeunesse - 1950

Avec Alfred Rihs, mon camarade de Nyon, je descendis en auto-stop à Nice où se tenait le Festival International des Jeunesses communistes.
Ne doutant de rien, nous arborions sur nos sacs à dos le drapeau suisse à croix blanche et le drapeau rouge frappés de la faucille et du marteau.
Nous étions très étonnés par le manque d'enthousiasme dont faisaient preuve les automobilistes pour nous prendre à leur bord. Ayant attendu en vain pendant trois heures un chauffeur complaisant à la sortie de Lyon, nous nous séparons lorsqu'enfin, une voiture brinquebalante et surchargée accepte de prendre un seul d'entre nous.
Alfred partit le premier et moi, marchant tout en levant le pouce, ne trouvai de véhicule qu'au bout de plusieurs kilomètres. Mais la voiture m'emmena directement au-delà de Toulon, si bien que j'arrivai à Nice, le premier.
Bonimenteur, hâbleur, menteur à ma façon joyeuse, j'enjolivais bien des choses dans mon enthousiasme militant. A la veillée, aux camarades de rencontre, je dis que je recherchais les deux auto-stoppeurs russes rencontrés en chemin.
- Comment, des Russes ont pu venir ? s'écrièrent avec enthousiasme les camarades qui m'écoutaient.
- Bien sûr, et ils sont venus ici sans visas, en clandestins...
Cette galéjade remonta vite aux responsables de l'organisation du Festival qui me retrouvèrent et m'interrogèrent assez brutalement.
Je persévérai dans mon mensonge et les militants exigèrent de moi que je ne répande pas cette nouvelle, car, me disaient-ils, j'avais été berné par des provocateurs. Dans ce cas, comme dans beaucoup d'autres, mon bagout, ma conviction l'emportèrent.
Les veillées de chansons militantes, nous firent chaud au coeur.
Nous chantions à tue tête : «Ma blonde entends-tu dans la ville siffler les usines et les trains, allons au-devant de la vie, allons au-devant du matin...».
Mais aussi : « Prenez garde, prenez garde, vous les sabreurs, les bourgeois, les gavés et les curés, c'est la lutte finale qui commence, et sera victorieuse demain. Prenez garde, prenez garde, à la jeune garde...»
«Nous vengerons nos mères que des brigands ont exploitées...».
«C'est la revanche des meurs-de-faim ».
Les discours enflammés, la chaleur des camarades firent que je rentrai en Suisse gonflé à bloc.

Mauvais poète
Comme tout le monde, à l'époque, je faisais des vers. J'éditai à mes frais, à tirage limité, une plaquette de poèmes, imprimée à Annemasse par un imprimeur complaisant à qui je devais inspirer confiance car il m'avait fait crédit pour la plus grande partie de la somme convenue.
Avec mon ami Pierre Zamboni un sympathique rapin, nous allions proposer nos oeuvres au porte-à-porte, et, ma foi, nous arrivions à placer chaque jour, lui un ou deux dessins, moi quelques plaquettes.
Chaque semaine j'allais chez l'imprimeur chercher quelques exemplaires, et lui réglais un acompte.
Le premier poème de la plaquette, signée Marc Lénard, commençait ainsi "Je ne suis qu'un crachat verdâtre et puant vômi sur la route par quelqu'ivrogne infâme..."
Les vers étaient médiocres, mais, autour de moi, dans mon cercle d'amis, ce ne fut pas la consternation mais l'enthousiasme et les plus vifs encouragements. C'est ainsi que l'on devient mauvais poète.
Danseur nul et poète nul, vantard et mégalo, voilà ce que j'étais en fait.
Mais à mon actif il y avait l'enthousiasme débordant qui m'habitait, le Sturm und Drang de ma nature... Le goût de créer, d'entreprendre, de persuader, de dominer.

La vie d'autrefois. Ce qui a changé
Jadis, aux approches d'une ville, d'un village, la première chose que l'on voyait de loin, c'était le clocher de l'église ou de la cathédrale, le donjon d'un château.
Aujourd'hui, les approches d'une ville sont le plus souvent hideuses.
J'ai vu pousser le chancre des banlieues sur les vastes étendues de bidonvilles cernant les grandes villes. Quand je verrai les banlieues américaines, avec leurs kilomètres de commerces désordonnés, d'enseignes criardes er délirantes, je pensai que nous ne connaîtrons jamais ça. Eh bien nous l'avons connu et peut-être en pire.
A la fin de la guerre, en Europe, la misère était partout. Mais une misère décente, parce qu'elle était partagée, et que l'on savait que l’on pouvait y remédier. La Suisse restait le seul îlot indemne et prospère.
L'horreur esthétique d'alors c'était les pavillons en meulière.
Un jour, vers 1950, partant du Louvre à pied, j'ai traversé les Tuileries, la place de la Concorde, remonté les Champs-Elysées, marché sous l'Arc-de-Triomphe, descendu l'avenue de la Grande-Armée, gagné Neuilly, marché, marché, traversé la Seine, toujours tout droit, entre des maisons de moins en moins hautes.
Aujourd'hui, à cet endroit, se dresse le quartier de La Défense, avec ses tours d'acier et de verre, l'Arche, le CNIT, etc.
Dès avant le lever du jour, je croisai des centaines de carrioles, de voitures à bras, de triporteurs, de camionnettes pétaradantes qui se dirigeaient vers Paris, chargés de légumes, de fruits, de fleurs, de fromages, de poules et de lapins vivants, productions des maraîchers et des petits éleveurs des environs de la capitale. En ce temps-là, les marchés étaient de vrais marchés, les marchandises fraîches, originales et parfumées. Un choux sentait le choux et le poisson la poiscaille.
Chaque matin, en faisant son marché, on découvrait un nouveau fruit, une pomme de terre inconnue. Il existait quarante salades différentes, trois cents espèces de pommes de terre, des légumes parfumés, des fruits odorants. J'ai connu sur les marchés parisiens plusieurs dizaines de variétés de pommes, de pêches, d'abricots, de raisins, de poires ou de cerises.
Aujourd'hui, toute cette beauté, toute cette richesse est révolue. Dix espèces de pommes de terre au plus. Six variétés de salades.
Et le beurre, on le sentait, on le goûtait avant de l'acheter. Chaque ferme avait sa baratte et la fermière faisait son beurre. Il y en avait même du rance... Beaucoup de rance.
Et les petits métiers pullulaient autour de ces marchés. Chacun pouvait travailler librement à sa guise, on ne vous demandait pas votre numéro de sécurité sociale ou votre permis de travail. On vous engageait à l'heure, à la journée ou à la tâche et personne ne manquait de travail.
Les gens aussi on beaucoup changé, et les moeurs, les vêtements aussi.
On distinguait jadis le bourgeois d'un ouvrier, l'employé du directeur, l'instituteur du curé. Le patron ne parlait pas le même langage que ses salariés.
Les choses et les gens vivaient en harmonie tout en restant reconnaissables et différenciés.
A Genève, par exemple, il y avait six quotidiens différents pour cent vingt mille habitants. Au moins quatre accents, celui des Pâquis, populaire, celui des Eaux-Vives petit bourgeois, celui de la rue des Granges hautain et distingué, celui de Carouge: gouailleur. A quelques kilomètres tout autour, les accents changeaient. Il y avait le vaudois et le savoyard. Et c'est ce bouquet de fleurs aux couleurs et aux parfums différents qui faisait l'âme d'une ville, d'une nation, d'une patrie.

La Bretagne en 1950
Un camarade de rencontre sur le Boul'Mich me proposa de l'accompagner en Bretagne, à moto, où il allait rendre visite à ses parents.
En sa compagnie, je fis un voyage tout à fait étonnant.
La Bretagne, au milieu du XXe siècle, était un pays sauvage et merveilleux. Les gens y vivaient pauvres mais hospitaliers, bigots et superstitieux mais respectueux des traditions, industrieux et généreux.
Les gens portaient le costume avec naturel et non pas pour épater le touriste, ils parlaient breton entre eux, langue alors interdite, sans peiner à apprendre une langue artificielle, reconstituée.
Les parents de mon ami Ronan vivaient dans la Bretagne profonde, aux pieds des monts Arrhée, dans une petite maison de granit dont ils partageaient l'unique pièce au sol en terre battue avec leur vache, un veau, une chèvre et un chien.
Les poules et les lapins étaient relégués dans un appentis. L'eau était au puits, les WC à la feuillée.
Mais quelle richesse de coeur. Quelle culture innée spontanée. Cela sentait curieusement bon dans la chaumière. Une odeur de bois, de cuir, de saucisson fumé, de bouse, de soupe aux choux.
Le hameau où ils vivaient comportait une douzaine de chaumières mal entretenues, une église émouvante avec un beau calvaire de pierre blonde rongé par les défécations des oiseaux de mer. Des enfants en bas âge jouaient nus sur le tas de fumier devant les maisons.
Le soir, la veillée offrait un récital de chanson et de poésie.
Un vieux, pas toujours le même, ancien marin pêcheur perclus de rhumatismes, contait de sa voix monocorde fleurant le rhum et les embruns, l'épopée tragique et émouvante de la pêche au grand large.
Tempêtes, cachalots, poissons ailés, vaisseaux fantômes, naufrages formaient la trame de ces récits mi-vécus, mi-légendaires.
Les vieilles en coiffe filaient la laine au rouet, les moins jeunes reprisaient pull-overs et chaussettes, et les enfants, accroupis sur le sol de terre battue, écoutaient ébahis ou bâillants, ces contes palpitants qui les faisaient rêver.
Parfois, un jeune conscrit en permission poussait une gouaillante que l'assemblée reprenait en choeur. Les voix sonnaient justes, les chants étaient beaux.
Je repartis en stop, le coeur ému, au hasard des destinations des gentils automobilistes qui acceptaient de me prendre à leur bord. J’allai un peu partout, revenant parfois en arrière, bourlinguant d'une rive à l'autre.
Je visitai Paimpol, séjournai à l'Arcouest dans un minuscule hôtel à 200 francs anciens la nuit. Je passai sur l'île de Bréhat par le bac.
Admirable accueil. Formidables souvenirs.
Sur l'île, rencontrai les Joliot-Curie qui m'invitèrent dans leur maison en souvenir de l'accueil que leur avait réservé la Suisse. Vives discussions politiques. Navigations en canot. Veillées avec les pêcheurs, les sonneurs de bombarde, les joueurs de biniou, et les conteurs. Virées dans les bistrots de Paimpol et chansons de mer.
Je regagnai Paris en stop, à bord d'une luxueuse Hotchkiss, l’après-midi du treize juillet. En ce temps-là les routes nationales étaient étroites, ombragées par de grands arbres qui remplaçaient avantageusement la clim. Elles n'évitaient pas les villages ou les bourgs. Les déplacements étaient plus lents mais plus enrichissants.
Nous mîmes des heures à rejoindre la région parisienne, au petit jour, traversant villes et villages en fête au son de l'accordéon, et des bals populaires.
Je me souviens de l'émotion que j'eus, à l'approche de la ville en débouchant, après quelques kilomètres de véritable autoroute du tunnel de Versailles à Saint-Cloud, à la vue de la Tour Eiffel, mirage de fer dressé sur fond de lever de soleil.
Après une nuit blanche, je passai la matinée à voir défiler, de la Bastille à la Nation, l'étrange et bouleversant cortège des militants de la CGT et du parti communiste, triste et beau spectacle, d'une puissance à faire peur.
L'après-midi, je me rendis en métro aux Arènes de Lutèce où se tenait un meeting. Là, dans un wagon bondé, je fus pris à parti par des camarades pris de boisson, qui à la vue de ma blondeur et de ma tenue correcte, m'insultèrent, me prenant pour un Américain.
Timide, ils ne me laissèrent guère le temps de leur expliquer que j’étais communiste comme eux et que j'allais au meeting de notre parti commun...

Dragueur timide
Durant ma vie entière je me suis révélé tour à tour d'une extrême timidité et animé par un culot sans bornes.
Vivant tantôt replié sur moi-même, croulant sous des complexes sans cause, échouant dans tous mes projets avant même de les entreprendre, puis, une semaine ou un mois plus tard, jaillissant de pied en cap hors de ma coquille, armé d'un moral de fer, me lançant dans les entreprises les plus folles qui réussissaient presqu'à tous les coups.
Même ambivalence dans l'image que j'ai de moi-même.
Un jour conquérant, sûr de moi, extraverti, le lendemain, replié sur moi-même, complexé, introverti.
Ce qui frappait dans les années cinquante, c'est que les gens du peuple possédaient peu de vêtements. Un costume du dimanche, à tout faire cérémonies, messe, banquets, visite aux notables et des vêtements de travail, selon la profession exercée.
Les femmes du commun ne possédaient pas des dizaines de robes, de jupes, de chaussures, de manteaux comme c'est le cas aujourd'hui.
Pour leur mariage, les hommes choisissaient un habit confortable et solide qui leur servirait de costume durant plusieurs années.
Quant à la robe de la mariée, elle ne la revêtait qu'une fois, après de nombreux essayages, mais elle était soigneusement conservée dans la naphtaline, à l'abri de la poussière pour resservir à la génération suivante.
On reconnaissait alors la profession des gens aux vêtements qu’ils portaient. Cela allait des écoliers où les élèves des écoles publiques ne portaient pas la même tenue que les enfants de riches.
Le curé portait soutane, le visage des bonnes soeurs était cadré par un voile ou une cornette. Elles vivaient en robes longues, souvent séduisantes. Cet "uniforme" leur allait plutôt bien, les embellissait, comme la soutane seyait aux ecclésiastiques et le tchador aux jeunes musulmanes d'aujourd'hui.

Voyage à Paris (1950)
En ce temps là, de Genève à Paris, le train mettait près de douze heures et coûtait vingt francs. Le convoi partait de la gare Cornavin traîné par deux puissantes locomotives à vapeur. Au début du voyage, il s'arrêtait souvent. Bellegarde, Culoz, Ambérieu d'où il prenait son élan vers Bourg-en-Bresse et Dijon.
Dans toutes ces stations il attendait les correspondances. Dans les wagons de troisième classe, les gens se parlaient. On reconnaissait l'origine de chacun à l'accent. Le Savoyard, le Vaudois, le Genevois, le Lyonnais ou le Jurassien issus des classes populaires, usaient de mots, d'expressions et d'intonations différentes. Mais tous se comprenaient...
D'une banquette à l'autre, les voyageurs échangeaient jambonneau, cuisses de poulet, tranches de lard parfumé, partageaient le fromage et le vin, tenaient table ouverte, riaient de tout et de rien.
Les plus bavards racontaient des blagues, d'autres n'hésitaient pas à pousser la chansonnette. C'était gai, bruyant, bon enfant. Les rires fusaient et le pique-nique s'achevait le plus souvent par le tricot pour les femmes et une petite sieste pour les hommes...
Quand il y avait des conscrits, c'était carrément la java.
En seconde, ce n'était déjà plus pareil. Là, tout semblait plus feutré, les gens se montraient plus réservés, guindés. Ils parlaient à voix basse, sans gesticuler. Ils ne sentaient pas l'ail. C'étaient des commis voyageurs, des fonctionnaires subalternes mais imbus de leur position sociale, des jeunes femmes enceintes souvent accompagnées d'enfants en bas-âge bien dressés, des ecclésiastiques.
Quant au wagon de première, il était occupé par des hommes importants, fumant le cigare, parlant affaires, des femmes guindées, en chapeaux, portant voilette, des jeunes filles timides le plus souvent chaperonnées, des Américains et des Anglais... En ce temps-là on reconnaissait encore le rang social de chacun à sa mise et à son port de tête.
Le train de nuit était pour les jeunes gens un terrain propice à l'aventure. Les places n'étaient pas réservées et les wagons rarement bondés.
Nous nous arrangions toujours pour nous retrouver à côté d'une belle fille seule, ou, si nous étions deux, en compagnie de deux jolies étrangères réputées plus ouvertes.
A partir de Dijon, le train express devenait "rapide" et ne s'arrêtait plus, sauf parfois à Laroche-Migennes. Dès que les lumières du compartiment étaient éteintes, les grandes manoeuvres d’approche commençaient.
Les escarmouches parvenaient rarement à la conclusion souhaitée.
Échanger un baiser furtif, peloter un sein nu dans l'échancrure d’un corsage, soulever d'un doigt léger l'élastique d'une culotte et aventurer une main espiègle dans la délicieuse fente d'un sexe juvénile étaient déjà de véritables exploits qu'entre garçons nous nous racontions avec gourmandise et beaucoup d'exagérations.
Pourtant, il m'arriva de faire l'amour dans un train avec une voyageuse inconnue. Même dans un wagon bondé. Et la saveur de cette aventure, accompagnée du délicat frisson d'angoisse d'être surpris, me rappelle toujours le même sentiment éprouvé dans le chalet alpin où une alpiniste inconnue me déniaisa à quelques centimètres de mon père endormi.

Accouchement dans le train
Lors d'un voyage à Paris, en hiver, par le train de nuit, je me retrouvai seul dans un compartiment après que deux personnes fussent descendues à Dijon.
Elles furent remplacées par une toute jeune fille très pâle et visiblement enceinte. Elle portait une sorte de robe vague sous une pèlerine qu'elle ne quitta pas malgré la température élevée qui régnait dans le wagon.
A un moment donné, elle se mit à gémir, à se tenir le ventre à deux mains.
Je lui demandai ce que je pouvais faire... Elle me jeta un regard bouleversant, suppliant, où je lus toute la douleur et la misère du monde.
Je ne savais que faire
Je me rendis dans le compartiment voisin où des militaires dormaient à poing fermé. Plus loin, aussi loin que je progressais dans le train, les voyageurs dormaient. Certains ronflaient. Cela sentait fort la sueur concentrée et les pieds mal lavés.
A un moment donné, je trouvai une passagère en train de lire. Je lui dis ce qui se passait et lui demandai de retrouver le contrôleur et si possible, une sage-femme ou un médecin.
Je retournai précipitamment vers mon wagon. A l'instant même où je pénétrai dans mon compartiment, j'assistai à un spectacle assez peu ordinaire.
La jeune passagère s'était délestée de sa culotte et, sa robe et sa pèlerine retroussées jusqu'à la taille, était en train d'accoucher sur la banquette.
Je vis d'abord apparaître une tête violacée... Puis, tandis que la jeune fille dodelinait de la tête, le corps secoué de spasmes, le visage noyé de larmes, râlant de douleur et secouant son bassin, l'enfant fut comme expulsé du corps de sa mère.
C'est tout juste si le bébé, affreuse chose rouge et mauve, ne roula pas par terre, relié à sa mère par un voile sanglant et gluant.
Je le reçus dans mon beau blouson de daim doublé de soie - volé chez Hofstetter Sports -, et, sans réfléchir plus avant, me souvenant des leçons d'obstétrique de Claude Godard, je tranchai le cordon ombilical avec mon couteau suisse et le nouai d'une main tremblante et
maladroite...
Le bébé vagissait doucement, exprimant son plaisir de naître, sa mère de douleur, gémissait plaintivement comme un animal blessé...
Je n'avais même pas de bol d'eau de vie à ma disposition comme Louis XIV s'improvisant sage-femme, comme le rapporte la petite histoire.

Militant j'allais à tous les meetings
A Paris, très imbibé de marxisme, militant convaincu, j'allais à tous les meetings, aimant la chaleur de la foule, son enthousiasme communicatif, mais, par timidité, demeurai toujours en retrait, marge...
Aux Arène de Lutèce, je rencontrai Marie, une jeune fille jolie, intelligente, dynamique, pleine d'allant et de foi, qui portait alors un nom célèbre dans les milieux que l'on disait "avancés" Maublanc.
C'était la fille de René Maublanc, le philosophe, directeur de la revue marxiste « la Pensée ».
Dans le vaste appartement orné de tableaux et de livres, je rencontrai des peintres, des poètes, des intellectuels et de simples militants.
Chaque soir nous refaisions le monde avec enthousiasme et foi sans imaginer un seul instant que nous étions de simples pantins manipulés à distance par des forces terrifiantes.
J'approchai également la "bande de la rue d'Ulm". L'École Normale Supérieure, pépinière de futurs jeunes cadres, de hauts fonctionnaires, de professeurs agrégés, abritait une mafia intellectuelle marxisante.
Quelques animateurs du terrorisme intellectuel qui pourrissait la France par la tête et autres éminences grises du communisme international émanaient de cette couveuse infernale.
J'en côtoyai quelques-uns comme Desanti. Mais, en 1953, après mon retour d'URSS, vacciné, je me mis à les fuir comme la peste, sachant leur capacité de nuisance.
Je préférai désormais les globe-trotters, les marginaux, les anarchistes, les funambules, à ces ennuyeux et solennels crétins qui tentaient de dévoyer une jeunesse malléable…


Compère au poker
N'étant plus très en fonds, un camarade de rencontre se proposa de me renflouer, en lui servant de compère au poker. Il avait établi son quartier général Boulevard St Michel, au Capoulade. Portant beau, sûr de lui, plaisant aux femmes, il jouait des nuits entières des parties acharnées et rémunératrices dont il vivait plutôt bien.
Plumer ses partenaires ne lui posait pas de cas de conscience.
Pour lui permettre de conduire la partie au mieux, je devais me placer parmi les badauds et le renseigner par quelques signes discrets sur les cartes dont disposait son adversaire, ce qui lui permettait de bluffer à tout-va et de gagner sans coup férir.
Il voulut m'initier aux arcanes du poker, à ses subtilités, mais n’étant pas joueur, je ne parvins jamais à faire le poids face au sang-froid du vrai joueur qu'il était.
Couvert de filles, Jérôme n'avait pas de domicile fixe, ni de voiture à lui, ni même de compte en banque. Il vivait chez l'une ou l'autre de ses compagnes, et allait mettre ses économies au sec en province, dans le matelas de crin de sa mère qui lui servait de coffre-fort.
Cela dura plusieurs mois, mais comme en toutes choses, j'ai une nature vagabonde et ne saurai jamais persévérer longtemps dans le même travail.

Relations
Jusqu'à l'âge de quarante ans, je ne me suis installé nulle part, je ne me suis jamais attardé auprès d'un être. J'ai toujours fui vers d’autres rivages. En cela je me fuyais moi-même. Je ne me suis jamais incrusté nulle part. J'ai rencontré des gens extraordinaires, je n'ai fait d’effort pour entretenir une amitié naissante, à m'installer dans le cercle de leurs relations.
Jamais je n'ai même eu la simple courtoisie de leur adresser une carte de visite, un petit mot pour les remercier. J'en ai honte, mais je ne l’ai pas fait. Je n'ai jamais été servile, aux uns j'ai beaucoup pris et peu rendu, aux autres j'ai beaucoup donné sans rien recevoir en échange.
Aujourd'hui je ne regrette pas cette attitude de loup solitaire. Si j’avais conservé l'adresse de tous ces amis de rencontre, je me ferais un plaisir de leur faire signe, de leur dire que je les aime parce qu'ils m’ont beaucoup appris.
L'image que j'avais de moi ne m'a jamais plu.
Au fond, j'étais très orgueilleux: je voulais tout ou rien. Comme je me sentais peu de chose, que je possédais rien, que je vivais comme l'oiseau sur la branche, je ne représentais rien à mes yeux.
Parmi les personnes extraordinaires que j'ai rencontrées, quelques unes devinrent des amis, ce n'était ni les plus célèbres, ni les plus fortunées, mais je les admirais sincèrement. Ils furent mes maîtres :
Henri Espinouze, Youki, Gigi Guadagnucci, Jacques Yonnet, Wania et Claude Candela.

Comment je vivais au début des années 50
Pour vivre, les ressources qui me permirent de ne jamais sombrer dans la cloche provenaient de M. Benz, mon père naturel qui ne me laissa jamais tomber. Il m'envoyait chaque mois, de précieux mandats postaux prélevés sur sa modeste retraite, et, lors de nos rares rencontres, il me donnait, ému, plusieurs billets de cent francs suisses que j'empochais comme si c'était un dû, le remerciant à peine, du bout des lèvres.
Aujourd'hui je regrette cette distance maintenue entre nous, ces rapports biaisés. Je regrette de n'avoir pas mieux appris à connaître mon véritable père. A l'époque, j'avais honte de lui.
Il est vrai que j'avais tellement raconté de craques à son sujet, inventé de mythes. De ce simple fonctionnaire des douanes helvétiques, j’avais fait tour à tour le Directeur général des douanes suisses, le neveu de Carl Benz le célèbre ingénieur allemand pionnier de l'automobile.
J'allais, dans ma mythomanie jusqu'à prétendre que mon père était l'inventeur de la benzine ce qui me valut, évidemment, à Genthod, de la part de mes petits camarades, le surnom de Benzine…
Mon autre source de revenus consistait en piges publiées dans des journaux suisses comme l'Illustré ou Coopération, mais aussi de petits boulots corrections, leçons particulières d'allemand ou de latin.
Au Collège de Genève, nous avions un brillant prof de maths. M. XXX. (nom à retrouver). Le courant entre nous ne passait pas. Il m'intimidait.
Il n'aimait que les élèves brillants, issus de la bourgeoisie.
C'était un être froid, glacial, qui, je le sentais, n'avait aucun atome crochu avec ma petite personne insignifiante. C'était lui que la direction de l'école envoyait au feu lorsqu'il y avait bagarre, insubordination, chahut.
Il suffisait que ce petit bonhomme tout rond, marchant à pas menus, sans dire mot, toisant chacun d'un regard acéré, apparaisse à la "demi-lune" les jours de bagarre, pour que tout rentre immédiatement dans l'ordre.
Il parvenait à calmer le jeu par sa simple présence. Un seul de ses regards faisait rentrer sous terre les plus fortes têtes du Collège.
Dans ces moments de crise, il ne parlait pas. Petit, tout rond, costaud, il s'avançait lentement, solennellement, nous fixant bien dans les yeux lorsque son regard croisait le nôtre. Quand le calme était revenu, par sa seule présence, il faisait demi tour, sans hâte, comme s'il était simplement venu là prendre l'air, puis retournait au Collège, sans adresser la parole à personne.

La prison Saint-Antoine : Lucheni
Près du Collège, donnant sur l'esplanade, s'élevait le bâtiment d'aspect sinistre de la prison cantonale aujourd'hui désaffecté. Parfois, aux récréations, nous voyions un visage se dessiner derrière les barreaux des étroites fenêtres grillagées.
Au cours d'une leçon d'histoire, le professeur nous apprit que la prison Saint-Antoine avait abrité quelques célébrités, entre autres Luigi Lucheni l'assassin de l'impératrice Elisabeth, appelée familièrement Sissi.








Lucheni - dont on vient de publier les Carnets (1998) - recherchait, comme Érostate, à laisser un nom dans l'histoire. Voyant qu'il ne pouvait exaucer son désir par son talent, il décida de le réaliser par le crime en tuant un personnage célèbre. Sa victime fut Sissi.





Anecdote amusante, l'Hôtel Beau-Rivage conservait alors à peu près intacte la suite luxueuse où demeurait l'impératrice durant son séjour.
Une nuit des années 70 que je me rendais à Genève pour affaires, je me présentai vers trois heures du matin à l'Hôtel Bristol où j’avais réservé une chambre.
Le portier de nuit me dit qu'effectivement, j'étais annoncé sur le planning, mais que son collègue, ne me voyant pas arriver et pensant probablement bien faire, l'avait louée à un autre... Il me priait de bien vouloir excuser cette faute qu'il allait tenter de réparer. Dans ce but, il téléphona à la réception de l'Hôtel Beau-Rivage qui faisait partie de la même chaîne.
Son collègue lui dit qu'il ne lui restait qu'une suite... la suite impériale...
Fatigué comme je l'étais, je dis que je la prenais bien que je me doutasse que le prix en serait élevé.
Le Beau-Rivage était à deux pas. Le portier prit mon bagage et m'accompagna jusqu'à ma suite. Fabuleuse Un peu kitch bien sûr, avec ses dorures, ses tapisseries couleur vieux rose, ses peintures gris clair et bleu pastel, ses meubles de style, ses tableaux de maître, ses tapis de haute laine. Mais quel luxe!
Dommage que je ne puisse épater une petite amie en partageant ce grand lit avec elle pour une nuit d'amour.
Ayant rendez-vous le matin à neuf heures chez Naville, je ne profitai guère de cette somptueuse résidence.
Seule consolation, le lendemain, lorsque je voulus payer ma note, le caissier avait décidé de m'offrir cette nuitée pour se faire pardonner la négligence à mon égard de son employé du Bristol.

La musique
La musique fut pour moi, dès le plus jeune âge, aussi nécessaire que la nourriture ou la boisson. Ma mère, très musicienne, jouait du violon.
Mais son attaque d'apoplexie qui laissa sa main paralysée, l’empêcha de se servir de son instrument avec la même virtuosité qu'auparavant.
Elle chantait admirablement. Elle aimait chanter. Elle chantait toute la journée. D'ailleurs, en ce temps-là, tout le monde chantait. Les ouvriers sur leurs échafaudages chantaient. Les peintres en bâtiment chantaient. Les femmes au foyer - elles l'étaient quasiment toutes - chantaient. Et tout le monde chantait juste.
On apprenait le chant à l'école.
A la messe ou au sermon du dimanche, les fidèles chantaient juste.
Chaque village avait sa fanfare et sa chorale. La vie de tous les jours baignait dans le chant.
Ma mère aimait l'Opéra. Lorsqu'elle se rendait à l'Opéra de Genève avec mon père, trois ou quatre fois par an, c'était la fête. Dix fois avant le soir fatidique, elle écoutait sur les grands disques de cire placés sur son phono à aiguille remonté à la manivelle, les grands airs de l’opéra qu'elle allait avoir le bonheur d'entendre.
Je profitais de l'absence de mes parents, pour écouter mes morceaux préférés parmi lesquels le menuet de Mozart, exécuté au violon, qu’il m'arrivait d'entendre dix fois de suite, les larmes aux yeux, sans me lasser jamais de ces notes sublimes.
Traümerei (rêverie) de Schumann aussi me bouleversait. Je me souviens d'être allé seul au cinéma, voir dix fois un film américain sur la vie de Schumann dont l'héroïne (Bette Davis je crois?) m'enthousiasma.
Un jour, - je devais avoir douze ou treize ans - j’affirmai péremptoirement devant mes camarades de classe ahuris, qu’en diffusant avec force le menuet de Mozart, une symphonie de Beethoven, un air d'opéra à tous les carrefours des pays en guerre, on pourrait arrêter le conflit... que la grande et belle musique avait plus d'efficacité que les balles ou les bombes...
L'hilarité de mes condisciples qui suivit mon propos me vexa, et je gardai désormais mes convictions pour moi.
Quelques années plus tard, au Mont-Athos, j'appris de la bouche de l'archimandrite Démétrios que les saints moines avaient eu plusieurs fois recours à la musique, au cours de leur histoire, pour repousser leurs agresseurs ou faire fuir les percepteurs envoyés par Athènes pour lever l'impôt dans leurs monastères. Selon lui, certaines "séquences" seraient des musiques "chargées", comme d’ailleurs toutes les parties musicales composant le rituel de la sainte messe.
***
Complexe de l'examen
J'ai toujours rompu, décroché avant l'examen. Je suis un être ambigu, à la fois indépendant et soumis. Anarchiste et réactionnaire. Comme Gigi Guadagnucci, qui me l'a inculquée, une des vertus que je préfère, c'est la vertu d'obéissance. La soumission au maître, au meilleur, à celui qui enseigne. J'ai le sens de l'autorité dans le domaine de la connaissance.
Un ami me dit: toutes affaires cessantes tu lis ce livre, je le lis. Tu vas voir cette exposition. Eh bien j'y cours. Rarement déçu si l'ami est un aigle, parfois déçu: je renonce à l'ami.
C'est ainsi que j'ai lu Baudelaire, Panaït Istrati, la Chouette aveugle, Nietzsche, Montherlant, la conjuration des imbéciles de John Kennedy, Toole, Musil ...

Dieu
A propos de Dieu, je pense sincèrement que s'il existe, il a voulu, avec l'homme, faire une expérience amusante qui a parfaitement réussi.
Peut-être, comme Catherine Arley, pensais-je alors que «J'aurais pu m'intéresser à Dieu, s'il y avait mis du sien».
Pourtant, j'ai croisé Dieu maintes fois dans ma vie sans qu'il y ait encore eu coup de foudre mutuel. Pourtant, je le sens, il rôde autour de moi, il me guette, il m'épie. Il joue au chat et à la souris avec mon âme.
A plusieurs reprises il s'est manifesté en rêve d'abord, puis sous les traits d'êtres de lumière bien vivants pourtant, en chair et en os.
Lorsque, vers 1995 je ferai la connaissance de Jacqueline Frédéric Frié, admirable poète, je m'approcherai tout près du Seigneur. Parfois je le sentirai en moi, autour de moi, sans jamais en être imprégné, conquis. A chaque fois le doute revient au galop m'éloignant de Lui puis, un peu plus tard le doute du doute profitera à Dieu.

Expériences
J'ai tout essayé, goûté à tout, expérimenté les choses les plus folles.
Je fus un invétéré touche-à-tout mais ne persévérai jamais en rien.
Pendant la guerre, je montai avec un ami, mon propre poste à galène.
J'avais fauché à mon beau-père, un manuel d’électro-technicien, allemand, qui expliquait avec clarté le montage de certains appareils électriques notamment un récepteur radio.
En trois jours, récupérant ici et là les éléments nécessaires à notre récepteur, nous avons élaboré un poste de radio primitif, certes, mais nous permettant d'écouter, l'oreille collée à l'appareil, Radio Sottens, Beromünster et, par bouffées, Radio Milan. Le roi n'était pas notre cousin. Ma mère, à qui j'avais emprunté le cristal de roche indispensable à cet appareil fut moins contente d'avoir perdu son porte-bonheur.
En 1948, - je vous l'ai déjà raconté, - j'achetai à crédit, l'un des premiers magnétophones à fil d'acier. Ce fut le premier et le dernier achat à crédit. Ne payant pas les mensualités, la société me poursuivit des années durant sans succès, car je déménageais souvent.
Aves mes camarades du Collège de Genève, nous expérimentâmes la dextrine, le maxiton et d'autres drogues médicamenteuses.
Sans le savoir, à la même époque, plaçant notre pique-nique sur notre poste de radio traditionnel, nous observâmes le curieux phénomène de son réchauffement sans que l'assiette, ni le support plastique de l'appareil fussent chauds : c'était le principe du micro-ondes.
En 1953, je me trouverai à Archangelsk, le jour de la chute de Béria.
J'entendis la nouvelle de son éviction à la radio de mon cargo, le SS Stureborg en cale sèche dans le port. Lorsque j'annonçai la nouvelle à mes camarades de l'Interclub de la ville, on ne me crut pas. Mais dès le lendemain, pourtant, son portrait avait disparu des murs du Club.
Je suis à Buenos-Aires lors de la chute de Peron et de son départ en exil.
Je me suis souvent retrouvé, par hasard (mais je ne crois pas trop au hasard), en des lieux particuliers au moment d'une crise ou d’un événement important.
J'étais à Berlin-est au moment de la construction de la Stalin Allee. A Berlin encore, en 1961, lorsque les Soviétiques se mirent à édifier le Mur.
J'ai eu des rêves prémonitoires, des songes fabuleux.
Ainsi, la veille de l'écroulement du Mur de Berlin, m'est apparue mon amie Panfilova dont la gentillesse à mon égard lui avaient valu quinze ans de Goulag.

Les blagues
Quand on est jeune, le canular est un plaisir et un devoir voire un rite.
Voici quelques-unes de ces joyeusetés réussies. Un jour de Noël, nous avons démonté la voiture d'un camarade très snob, et, avec l'aide de Rudi, un copain mécanicien appartenant à notre bande, nous l’avons remontée dans sa salle à manger.
En 1948, l'une des premières soucoupes volantes observée au-dessus de la ville de Genève lors de la grande invasion d'ovnis mondiale dont on parla dans les gazettes, fut lancée par nos soins.
C'était un immense cerf-volant argenté et rond de notre fabrication, éclairé de l'intérieur par des bougies, qui surprit et effraya durant une nuit entière les badauds noctambules. Nous l'avions lancé, mes camarades et moi, depuis une des tours de la cathédrale par une nuit sans lune où soufflait une légère brise.
Un lâcher de vipères et de crapauds lors d'un meeting des partis bourgeois de la ville, réunis dans une salle surchauffée, resta aussi mémorable.
Plus tard, à Paris, grâce à un ami qui travaillait à l'Imprimerie Nationale, nous avons pu envoyer mille invitations authentiques à autant de personnes du Tout-Paris, pour assister à une garden-party de l'Élysée.
Cette plaisanterie fur rééditée à plusieurs reprises, avec plus ou moins de bonheur, lors d'une réception à l'Académie, une autre fois chez le duc et la duchesse de Windsor, à la soirée de réveillon des parents d'un ami fortuné.


Mon premier travail (1950)
Mois de juin. L'année marque le tournant de ma vie. J'ai dix-huit ans, j'en aurai dix-neuf à la fin de l'année.
J'ai quitté le Collège, je ne ferai donc jamais partie de l'élite du pays, état bienheureux auquel nous destinait le speech de fin d'année du directeur du Collège et la tradition établie depuis sa fondation.
L'étoile montante annoncée à Nyon, ne brillera jamais plus au firmament d'une école.
J'ai quitté la pension Dupertuis pour m'installer à Genève, avec une valise de cuir bouilli, mon sac à dos, deux chemises, deux slips, deux pantalons, un costard une seule paire de chaussures et mon Baudelaire. J'ai tout de suite trouvé un logement (4, place Grenus) près de la rue des Étuves, et du travail. En ces temps heureux, cela n’était guère difficile.
Un employeur vous prenait à l'essai, on commençait toujours par les travaux d'entretien balayage, lessivage, nettoyage. On montrait son savoir-faire, et, si l'on donnait satisfaction, l'on gravissait très vite les échelons.

Coca-Cola
Je trouvai mon premier emploi salarié chez Coca-Cola. Mon poste : garçon à tout faire. Courses, balayage, nettoyage des bouteilles, laborantin, employé de bureau, aide-comptable, magasinier, j’étais préposé à toutes ces tâches que j'apprenais sur le tas.
Ce n'était pas désagréable. Pierre Stooss était un patron parfait.
Aujourd'hui on dirait paternaliste.
L'instant magique était celui où j'accompagnais Pierre Stooss à la Poste Centrale, rue du Mont-Blanc, retirer le colis recommandé en provenance des États-Unis, contenant la précieuse poudre secrète permettant de confectionner le coca-cola.
Une fois par mois, j'assistais à la cérémonie magique et secrète de la préparation du Coca-Cola dans de grandes cuves en inox, puis à son embouteillage.
Ce travail dura peu. L'été arrivant, la faim me saisissait et l'appel des grands espaces retentissait en moi. Trois cents francs d'économies, le produit de la vente de quelques objets subtilisés à la famille suffisaient pour voyager à travers le monde pendant trois ou quatre mois.
Après une escapade lointaine, je revenais au bercail, remonter mes accus et travailler pour améliorer l'état de mes finances.
Chez Vespa
L'automne venu, je fus embauché chez Vespa, au service des pièces détachées. C'est là que je connus Milo.
Hofstetter Sports
Avant de m'établir définitivement à Paris, je travaillai aussi chez Hofstetter Sports, rue de la Corraterie, avec Raymond Lambert.
Ernest Hofstetter était mon parrain du Ski-club de Genève. Sportif de talent, plusieurs fois champion, il participa à plusieurs expéditions dans l'Himalaya.
Pour moi c'était un maître. J'étais très fier de son parrainage. Abusant comme toujours d'une situation équivoque, je disais qu'Ernest était mon parrain, sans préciser qu'il ne l'était qu'au ski-club.
C'est rue de la Corraterie que j'appris la "comptabilité double", sur le tas. Du moins, le passage des écritures, sur une impressionnante plaque de zinc munie de grandes feuilles à colonnes et d'une papier calque. Chaque matin, après avoir dépoussiéré mon rayon, je passais la caisse, les chèques postaux, la banque, les comptes clients et fournisseurs. Je me sentais très fier de ce travail.
En tant que vendeur, mon royaume se trouvait au sous-sol du magasin.
De l'atelier attenant, émanait une bonne odeur de colle, de fart et de bois.
Tandis qu'Ernest s'occupait de la vente des skis, j'appris tous les secrets des chaussures dont je devins le spécialiste.
A l'étage, Mady tenait la caisse. C'était une fille ronde et épanouie qui faisait du théâtre amateur.
Avec M. Laporte, elle s'occupait de la clientèle chic qui fréquentait la boutique. Les vêtements de sport présentés ici valaient des prix fous.
Par exemple, je me souviens qu'une veste de daim véritable valait 400 Fr. suisses (mon salaire mensuel s'élevait alors à 150 ).
Mady Bulgheroni était une fille joviale et droite, une amie de confiance, qui m'avait à la bonne.
M. Laporte, devint plus tard le directeur du Carnaval de Venise, le célèbre magasin de la rue du Mont-Blanc.

Bahaï
Depuis quelques mois, je m'étais lié avec Jean Chmouliovski demeurant à Plainpalais, sur le quai de l'Arve. Contrairement à moi, Jean travaillait sérieusement au Collège et réussissait tous les examens avec brio. Alors que, à la fin de la Seconde, je m’occupais davantage de l'association Connaître que de mes études, que j’allais vendre la presse du parti au porte-à-porte, Jean s'intéressait aux religions comparées. Puis, au contact d'une jeune et belle Iranienne, devint Bahaï. Je l'accompagnai à quelques réunions de cette religion syncrétique, lus les principales oeuvres de BahaOullah (Baha Allah).
En Perse, le Bahaïsme était une religion de notables tout juste tolérée, mais souvent persécutée. Mais elle avait essaimé à travers le monde entier, principalement aux Etats-Unis.
En ces années d'après-guerre, le shah d'Iran s'efforçait de moderniser son empire et, dans ce but, envoyait beaucoup de jeunes gens se former dans les universités étrangères.
Je me retrouvai durant quelques mois au contact d'étudiants iraniens généreux et sympathiques. Grâce à eux, je donnai des leçons particulières aux enfants de quelques riches familles persanes installées à Genève.
Fort en mathématiques, Jean Chmouliovski était également excellent pianiste et bon violoniste. Je ne me souviens plus très bien ce qui cimenta notre amitié. Nous étions en fait très différents l'un de l’autre, tant du point de vue caractère que de comportement.
Il était sérieux, studieux, organisé, concentré, ne lâchait jamais prise, allait jusqu'au bout des choses qu'il entreprenait. Tandis que moi j’étais volage, déconcentré, touche-à-tout, une vraie girouette. Il me venait chaque jour cent idées dont certaines semblaient excellentes, mais dès qu'il s'agissait de les mettre en oeuvre, de suivre un plan, j’étais déjà passé à autre chose. Jean, adepte sincère et convaincu du bahaïsme, me proposa de l'accompagner à la convention internationale bahaïe à Berne.
Je passai deux jours au Schweizerhof en compagnie de gens sympathiques, dynamiques, cultivés, dans une ambiance chaleureuse et bien élevée. On sentait que les Bahaïs n'étaient pas des fauchés.
Toutefois, malgré les discrets encouragements de mon ami, je n'adhérai pas à cette secte, bien que mes lectures des fondateurs de la doctrine et les exposés des congressistes m’apparussent convaincants.
Religion syncrétique, le Bahaïsme fut fondé par Mirza Ali Muhammabd dit "le Bab" (la Porte), 1819-1850) qui, en 1844, à Chiraz, annonce la venue d'un grand prophète.
Exécuté sur l'ordre du Shah avec 20.000 de ses disciples, sa dépouille repose au mont Carmel, près de Haïfa, en Israël. En avril 1863, Mirza Husayn-Ali (1817-1892), dit Baha'u'llah "La Gloire de Dieu") affirme être le grand prophète annoncé par le Bab. L'immense majorité des disciples restés fidèles au Bab le reconnaissent comme leur chef et suivent fidèlement son enseignement.
Pour Baha'u'llah, Dieu a choisi de se révéler par l'intermédiaire de messagers tels que Abraham, Moïse, Zoroastre, Bouddha, Jésus, Mahomet et le Bab.
L'humanité a été créée par l'amour de Dieu. Les bonnes actions rapprochent de Dieu, offrant aux hommes des joies ineffables, les mauvaises en éloignent les hommes, leur apportant malheurs et souffrances.
La religion Bahaïe ne requiert de la part de l'adepte ni cérémonie d'initiation, ni sacrements. Elle ne possède pas de clergé. Le Bahaï doit prier chaque jour, jeûner 19 jours par an, s'abstenir de fumer, de boire de l'alcool, de consommer de la drogue ou toute autre substance affectant l'esprit.
L'adepte doit rester monogame et obtenir l'accord de ses parents à son mariage. Les Bahaïs s'engagent à assister à la fête des 19 jours, le premier jour de chaque mois du calendrier bahaï qui comporte 19 jours plus les jours intercalaires. Au cours de ces réunions, les adeptes prient, écoutent la lecture des écrits de leurs prophètes, discutent déactivé de la communauté et s'intéressent aux préoccupations de leurs frères.
La doctrine de Baha'u'llah est, il faut le dire, d'une modernité assez étonnante pour son temps.
Elle consiste essentiellement à contribuer à la paix et à la prospérité mondiale par l'établissement d'une société reposant sur l'unité du genre humain, l'égalité des droits de l'homme et de la femme, l'abrogation de la ségrégation raciale, l'établissement d'une justice économique, l'institution du droit à l'éducation pour tous, la cohérence entre la science et la religion, l'adoption d'une langue auxiliaire universelle.
Ce nouvel ordre mondial implique notamment: la liberté de déplacement et de pensée pour tous, des frontières sûres et reconnues pour toutes les nations, une fédération mondiale des nations, le désarmement général, la création d'une force militaire chargée de la sécurité collective, un tribunal mondial pour régler les conflits internationaux, le droit à l'ingérence intérieure dans un but humanitaire, la protection de la diversité culturelle...
Il règne entre les adeptes une profonde solidarité, cimentée par les effroyables persécutions dont leur communauté est victime dans les pays musulmans.
Schmoul me présenta à Nadir, un de ses camarades de l’université. Nadir me présenta à ses parents qui recherchaient un professeur de français pour leur fils cadet rebelle à toute étude.

Boudhour
M. Bani Effendjari était un riche homme d'affaires qui voyageait beaucoup. Sa femme, la délicieuse Boudhour, servie comme une princesse dans son hôtel particulier de la place Claparède s’ennuyait dans cette ville froide. Elle avait la nostalgie de son palais de Téhéran, de sa propriété de Chiraz, des dizaines de jeunes filles qui la servaient dans son pays.
C'était une femme jeune encore, - elle avait eu son fils Nadir à quinze ans - au visage rond, aux yeux toujours rieurs, d'un vert magique et ensorcelant. Vêtue d'une longue tunique brodée sur un pantalon bouffant de soie vierge, elle assistait, nonchalamment étendue sur un sofa, à toutes les leçons que je donnais à son fils Sadeq. Au début, cette présence m'incommoda fort. Timide, comme je l'étais, mes premières leçons furent gauches, ma voix sonnait faux, je me sentais mal à l'aise.
Mais, la grâce de Boudhour et sa gentillesse me rassurèrent et ma contenance devint plus naturelle.
Un jour, en prenant congé, Boudhour me saisit soudainement dans ses bras et m'embrassa vivement sur la bouche. Une seconde après, ayant relâché son étreinte, elle était redevenue la grande dame lointaine, élégante et fière accompagnant à sa porte le précepteur de son fils.
En traversant la place Claparède pour attendre le tramway, je me trouvais bizarre. Emu, troublé, avec une curieuse sensation de douleur pas désagréable dans la poitrine.
Un après-midi, de retour chez moi, entrant dans ma chambre, je trouvai Boudhour allongée sur mon lit.
- Comment êtes-vous entrée ? demandai-je stupidement.
- Tout simplement par la porte, chéri, avec votre clé sourit-elle en m'attirant dans ses bras.
Ce fut elle qui me déshabilla. J'avais honte, je me sentais sale. Il me fallait absolument prendre une douche ou un bain. Mais je n'avais ni douche ni bain dans mon gourbi. Elle me lava de ses cheveux et de sa bouche... Lentement, voluptueusement, savamment elle me purifia le corps de ses lèvres, de sa langue, m'embrassant dans les moindres recoins.
Lorsque je tentais de me dégager, car j'avais honte de mon état - ne disposant pas de sanitaires, je ne m'étais pas baigné depuis une semaine - elle me repoussait gentiment, me cajolait de plus belle, doucement, amoureusement. Ah! quelles délices j'éprouvais à sentir sa langue entre mes orteils, allant ensuite me lécher le gland, tentant de pénétrer mon derrière le plus profondément possible, tandis qu’une main diligente, venait par en-dessous me serrer les pruprunes.
Jamais jusque là je n'avais éprouvé de telles sensations sous la bouche d'une femme.
Lorsqu'elle sentit que j'allais jouir, elle me suça avec force et douceur à la fois, accompagnant mon plaisir jusqu'au bout.
Puis, toujours sans un mot, elle lécha avec ferveur ma gazelle alanguie, la sécha tendrement de ses longs cheveux souples.
Le lendemain, en me présentant chez les Effendjari, la gouvernante me dit que ses patrons et leur fils étaient partis pour New-York et elle me tendit une enveloppe que je serrai dans ma poche sans l'ouvrir.
Chez moi, j'y découvris un bouton de rose, une magnifique chevalière d'or gravée d'un motif persan et une somme inimaginable. Mais pas un mot…


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FIN DU TOME 1.

SUITE TOME 2  : 

ENTRE LA CORDE ET LA COURONNE
1954 - 1960 PARIS POUR TOUJOURS 



Compilé par Blaise Le Wenk durant les années  2015–2016, d’après les sites web de Marino Zermac  (alias Pierre Genève).  “ Une vie sans importance - Souvenir d’un inconnu“.  – Écris par lui-même…







Gérard Wenker alias Blaise Le Wenk 




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