dimanche 4 décembre 2016

4) MON ENFANCE A GENTHOD PRÈS DE GENÈVE.


Genthod


Le lac Léman et le Salève vue de Genthod

A l'approche de la guerre, mes parents décidèrent de rentrer en Suisse. Mais vu le scandale occasionné par leurs amours coupables — à l'époque on ne badinait pas avec ces choses-là dans certaines régions catholiques de la Suisse profonde, — ils s'installèrent dans le canton de Genève, l'État le plus libéral de la Confédération Helvétique. Ils s'y firent construire une modeste villa dans un grand jardin, à Genthod, derrière le cimetière. Lorsque, selon la tradition, les ouvriers fixèrent le sapin enrubanné à la poutre faîtière de la toiture, avant de poser les dernières tuiles, je me vois encore battre des mains avec toute la famille et les voisins assemblés. Pour la même occasion, un sapin argenté fut planté en mon honneur, devant la maison.
Mes parents, enfants de la campagne, élevèrent des poules, des lapins et des chèvres, plantèrent des arbres fruitiers et transformèrent un bon tiers de la propriété en jardin potager.
J'appris à traire les chèvres et à les mener au bouc.
Mon père me montrait comment assommer un lapin d’un vigoureux coup de gourdin derrière la tête. Une fois mort, il le suspendait par les pattes arrières à un poteau pour le saigner et le dépecer. Les peaux d'hiver étaient séchées puis salées pour en faire des fourrures.
Les poules étaient sacrifiées, la tête tranchée d'un coup de serpe sur le billot. Certaines d'entre elles, la tête tombée à terre, battaient des ailes et volaient sur plusieurs mètres avant d’atterrir.


A l'âge de six ans, j'eus droit à un compagnon dont j'étais très fier : un joli âne gris : Hansi.
Durant quelques années, nous disposions d'une domestique, nourrie logée, qui couchait sur l'étroite banquette de la cuisine. Je me souviens d'une Thurgovienne au visage ingrat, qui touchait comme gages, dix pauvres francs (suisses) par mois.


***


Mes premières maladies furent soignées par le docteur Naef, un bel homme élégant. Comme M. Wenger, le maire de la commune, il était amoureux de ma mère.
Ce fut M. Wenger, qui, dans l'intérêt de la famille, permit que je fusse inscrit à l'école sous le nom de Benz et non sous celui de Höhener.
Dès lors mes camarades me surnommèrent évidemment… Benzine.
Pour remercier le maire de cette faveur dont je n’étais d'ailleurs nullement conscient, j'allais, de nuit, avec mon copain Divorne le fils du cantonnier, pêcher les poissons rouges de son magnifique étang.
Surpris, je fus confronté au châtelain en présence de ma mère.
Ma mère, qui plaisait beaucoup, plut à M. le Maire et, l’affaire s'arrangea.
Ma première piscine fut un vaste bac rond en zinc, muni d’un bec verseur, où, l'été, je barbotais nu. Comme beaucoup d'enfants j'avais honte de cette nudité.




Premiers bobos
Je subis mes premières vaccinations à l'hôpital de Genève. Je me souviens de la souriante infirmière, de la piqûre, de mes reniflements, puis des félicitations de ma mère pour n’avoir pas pleuré comme les autres loupiots.
Le même hiver, je connus ma première otite. Le docteur Naef n'en arrivant pas à bout, ? les antibiotiques n'existaient pas en pharmacie ?, l'on m'emmena à Genève à l'hôpital cantonal.
Là, il était temps de me soigner énergiquement. Selon l'infirmière qui m'examina, je risquais une mastoïdite qui exigerait une opération. Le médecin qui lui succéda était un grand et gros homme aux mains énormes. Il saisit mon visage entre ses rudes pognes, l'inclina avec force sur le côté avant de planter sans ménagement un speculum dans le conduit enflammé de mon oreille.
Le contact de son instrument me fit un mal de chien. Je ne pus retenir des sanglots, et je bougeai la tête pour échapper à la présence douleureuse de l'appareil.
Le sadique morticole s'énerva et m'administra une gifle sévère sur l'autre joue. L'infirmière me consola tant bien que mal, mais, lorsqu'elle voulut me réinstaller sur le fauteuil d'examen, je me débattis et ne voulus plus rien savoir.
Alors, le Dr Keynedjan ? jamais je n'oublierai son nom ?, me fila une seconde beigne. Puis, m'ayant attaché serré sur le fauteuil, allant jusqu'à emprisonner mes poignets dans des bracelets d'acier, il me cureta l'oreille à vif. La méthode fut certes brutale, mais au bout de trois jours j'étais guéri.

Aux temps heureux des ventouses et des lavements.
L'hiver, époque des refroidissements, des rhumes, des grippes et des catarrhes, maman sortait sa panoplie de médecine familale : sirop de bourgeons de sapins, de bave de limace, tisane de thym, de sauge et de cynérodon, poire et bassin à lavements, flacon d'alcool à brûler, brûleur et boîte à ventouses. L'application sur la peau de ces petits pots à yaourth dont la flamme d'un brandon chassait l'air au préalable, était une cérémonie quasi magique.
Maman les plaçait d'abord sur la poitrine, puis, lorsque par endroits, la peau était devenue bien violette, ? signe de leur efficacité, ? elle les détachait avec précaution avant de les appliquer dans le dos.
Après quoi, bien au chaud, je buvais une tisane brûlante et l'on me déclarait guéri. Ce qui fut toujours le cas. On n'appelait le médecin qu'en cas de complication grave.
Maman, grande adepte des plantes et des thérapeutiques naturelles en général n'avait pas une confiance absolue dans le savoir trop théorique et livresque des docteurs.

Johann Höhener
Les praticiens qu'elle admirait vraiment étaient du type Johann Höhener, son cousin, figure emblématique de la famille. Un ophtalmologue ayant vécu à Bâle vers la fin du 19e siècle.
Avant d'exécuter une intervention difficile sur un patient, il la réalisait toujours sur lui-même, opérant un de ses propres yeux, devant un miroir grossissant, avec l'aide de son assistante. On dit qu'il pratiqua ainsi une bonne dizaine de fois mettant au point des techniques remarquables, et qu'il mourut octogénaire, ayant conservé une vue excellente jusque dans la vieillesse.
Jung, dans une lettre à un confrère dont tante Fanny me montra une copie, parlait avec admiration des exploits de ce chirurgien hors du commun.
Johann ne fut pas le seul médecin cobaye de l'histoire de la médecine. Plus près de nous, Jean Dausset, à qui nous devons la description du système immunologique HLA, ce qui lui valut le prix Nobel de médecine en 1980, fit partie lui aussi de ces héros de la science.
«Avec son collègue américain Rapoport, écrit Jean Bernard patron du service, ils se sont fait des greffes de peau en s'utilisant eux-même comme cobayes, cela jusqu'au jour où je leur ai dit d'arrêter. Ils avaient des cicatrices sur tous les avant-bras.
Mon père, pour sa part, se vantait de n'avoir pas consulté de médecin depuis 1893, année de la visite médicale obligatoire avant le service militaire !
Du côté Benz il existait semble-t-il aussi un praticien sortant de l'ordinaire. Famille catholique, d'origine argovienne et très pieuse, les Benz étaient renommés pour être prolifiques.
Paysans de père en fils pour la plupart, attachés à leurs troupeaux et à leurs terres, ils engendraient à chaque génération un notable qui apportait une tache de lumière sur un arbre généalogique plutôt terne. Instituteur, fonctionnaire ou curé étaient en ce temps-là considérés comme des professions d'élite. 

Werner Benz - Un dangereux anarchiste.
Ainsi, parlait-on tout bas au cours des veillées, d'un certain Werner Benz, fieffé cavaleur et dangereux anarchiste, qui exerçait à la fin du siècle dernier la profession de hongreur.
Ces spécialistes dont le savoir se transmettait de père en fils, faisaient office de vétérinaires de campagnes et accessoirement de guérisseurs et d'avorteurs. Werner devint l'homme illustre de la famille lorsque, possédant pour tout bagage ce qui correspond en Suisse au certificat d'études, il réussit à passer sa "maturité fédérale" par correspondance. Dans la foulée, il commença des études de médecine à l'âge de quarante ans sans cesser d'exercer ses pratiques empiriques, afin de survivre. Pour se faire pardonner cette trahison auprès de ses camarades anars qui considéraient les diplômés comme de vils bourgeois, il disait :
" J'en ai marre d'être traîné devant des juges hypocrites qui me condamnent systématiquement pour exercice illégal de la médecine, avant de m'envoyer en douce, pour une consultation gratuite, leur épouse gravement malade, leur enfant atteint d'une maladie mal connue ou de confier à mes mains secourables les petites et grandes misères de leur propre personne !"
Grand connaisseur et amateur de champignons, Werner avait mis au point des pilules abortives fabriquées à partir de champignons vénéneux qui lui valaient une renommée sulfureuse.

Le diplôme dans les WC.
Devenu médecin, il afficha par dérision son diplôme dans les WC de son cabinet. Werner n'en abandonna pas pour autant ses pratiques empiriques et poursuivit ses recherches mycologiques. Soignant gratuitement les pauvres il n’exigeait pour honoraires de la part de ses clients aisés que ce qu’ils voulaient bien lui donner. Cette méthode lui réussit d’ailleurs fort bien : quelques riches pratiques rattrapées in extremis par lui au bord du tombeau, se montrèrent fort généreuses.
Évidemment, la plupart de ses honorables confrères le traitaient de charlatan mais il s'en moquait éperdument.
Mon père qui tenait de son cousin cet amour des champignons, me confia un jour que nous cueillions des bolets en Haute- Savoie : Werner goûtait à tous les champignons, même aux mortels. Cela paraît incroyable. Il était fou ?
Non, il le faisait dans le but louable de leur trouver un antidote. (En ce temps-là des milliers de personnes mouraient chaque année après avoir mangé un plat de champignons)
Sa technique consistait à se mithridatiser en commençant par consommer tantôt cuites, tantôt crues, des parcelles infinitésimales des espèces douteuses, jusqu'à ce que son corps se soit habitué au poison et fabrique ses propres anti-corps.
Il avait également mis au point des granules homéopathiques à base de champignons vénéneux telle que l'ammanite phalloïde responsable à elle seule de la plupart des cas mortels.
Ces récits familiaux au parfum de légende, probablement enjolivés, m'inoculèrent le goût de la médecine. Durant des mois, voulant imiter ces fabuleux ancêtres, je jouai avec mes petites amies d'enfance au toubib et à la malade. Un jour, pour me faire la main, j'allai jusqu'à opérer moi-même, au rasoir, une verrue que j'avais au genou. L'objectif étant de débarrasser dans la foulée mon amie Ruth, de la même manière chirurgicale, du grain de beauté qui défigurait sa joue et dont elle avait honte. Heureusement que maman survint à temps pour éviter le pire. A la vue de mon genou en sang, elle me demanda une explication qui tarda à venir. Avant même d'attendre la fin de mon bafouillage et d'arrêter l’hémorragie, devinant à la vue du rasoir de mon père ce que j'avais pu faire, elle me confisqua l'instrument et me fila une bonne trempe.
Voilà, ça t'apprendra ! Et si tu ne veux pas que je te coupe les oreilles, évite de jouer à des jeux aussi idiots !
Après quoi elle aspergea mon genou d'alcool à 90° pour le désinfecter, me badigeonna la plaie de teinture d'aloès et de mercurochrome, avant d'appliquer dessus des compresses de feuilles fraîches de plantain, pour accélérer la cicatrisation.
Je crois que jamais ma mère ne se douta que j'avais envisagé le plus sérieusement du monde d'opérer au rasoir le grain de beauté de mon amie Ruth !

École « enfantine".
Mon premier jour d'école reste dans mon souvenir comme une véritable fête. Mon père me prit en photo devant "mon" sapin argenté qui avait déjà grandi. Maman plaça sur mon dos une jolie hotte à la place du traditionnel cartable à bretelles en cuir bouilli. Je portais encore les cheveux blonds, mi-longs, bouclés.
L'école primaire, à cinq cents mètres de chez nous, se situait dans une vieille maison grise, un peu triste, dans une ruelle étroite conduisant au centre du village. Flanquée d'un préau planté d'arbres, cette école était appelée à disparaître bientôt.
Bien que fils naturel non reconnu de M. Émil Benz et de Mlle Elfried Höhener, je fus inscris à l'école, nous l'avons vu, sous le nom d'Émile Benz. Le premier jour, la maîtresse, Mlle Margot, une vieille fille sèche et maigre, je m'en souviens comme si c'était hier, nous installa deux par deux devant de vieux pupitres de bois rugueux maculés d'encre et gravés d'initiales. Elle nous distribua des figurines polychromes en carton bouilli, que nous disposions devant nous selon notre fantaisie, en épelant sous sa dictée leurs noms respectifs : maison, arbre, vache, ferme, montagne, berger, chien, cheval, chariot, etc.
A la maison, nous nous entretenions en "schwizerdütsch". Mes parents parlaient le français avec un fort accent alémanique. A la grande joie de mes camarades, je ne parvenais pas à prononcer correctement certains mots comme "huile" que je prononçais "ville", le chiffre huit devenait "vite". Ces mots toujours estropiés ainsi que la "virondelle" ou les « zaricots", me valaient à chaque fois une taloche, — car nous vivions à l'époque délicieuse de ces sanctions physiques, immédiates et résolutoires, que réprouvent et proscrivent à tort les éducateurs d'aujourd'hui.
Un nom propre me posait aussi un problème insoluble : Genthod. Le nom de notre village. Je ne parvenais pas à le déchiffrer correctement. Je me souviens des longues minutes passées à tenter de le lire à haute voix sur l'écriteau placé à l'entrée du village, entre la propriété des Dominicé et celle du Maire, M. Wenger.
Pour moi un G se prononçait toujours Gu, à l'allemande. EN se lisait Enne. L'H était aspirée. Ainsi, répétais-je inlassablement, à voix haute Guennetthhod.

Menteur et voleur.
Dès mon plus jeune âge, je fus un peu mytho et klepto. (Je le suis resté longtemps). Je racontais souvent des "craques" à mes petits camarades, histoires étranges, parfois délirantes, que mes amis gobaient, car mes seules qualités véritables furent toujours une imagination débordante et une facilité à convaincre.
Dans la cour de récréation où j'assistais aux parties de foot de mes copains sans y participer,  je ne me suis jamais senti "sportif" au grand désespoir de mon père qui eût aimé faire de moi un champion olympique, - je récompensais les vainqueurs des tournois de quelques piécettes de monnaie "empruntées" à mes parents.
En classe aussi, lors des interrogations de la maîtresse, je racontais des histoires enjolivées ou inventées de toutes pièces.
Ce défaut me valut quelques déboires même lorsque je disais la vérité.
Un jour Mlle Margot nous demanda d'exposer devant la classe une histoire vécue par nous-même ou notre entourage. Pour me rendre intéressant, je raconte que lors d'un voyage en
Amérique, mon père était monté dans un immeuble de cent deux étages.
Cela me valut une gifle mémorable et le qualificatif de "menteur".
Un immeuble de cent-deux étages, cela n'existe pas! se fâcha la maîtresse.
En fait, mon père lisait beaucoup et avait une bonne culture générale. C'est lui qui m'avait parlé de l'Empire State Building de New-York, alors immeuble le plus haut du monde, de plus de trois cents mètres de haut et de cent-deux étages. A l'époque, en l'absence de télévision, avec une radio balbutiante, des journaux dont le lecture était interdite aux enfants, certaines connaissances circulaient mal. Si l’immeuble de cent-deux étages existait bien, il n'était pas vrai que mon père l'eût visité ! Ma mythomanie reposait souvent sur une base exacte.
L'explication entre mon père et Mlle Margot eut lieu, à huis clos.
A cette époque bénie de mon enfance, la maîtresse, le maître, "c'était quelqu'un". D'abord, ils avaient la vocation. Ensuite, avec le maire, le gendarme, le pasteur ou le curé, l'instituteur représentait l'armature de la société. Il était admiré, respecté et consulté.

Voleur de « sugus".
La rue centrale de Genthod comportait une épicerie où mes camarades et moi aimions nous rendre, à la sortie de l’école, pour acheter des "sugus", exquises pâtes de fruit qui collaient aux dents, et dont nous étions friands. Le bocal à « sugus", vaste récipient en verre, trônait sur le comptoir de l’épicière, tout juste à la portée de nos mains. Dès qu'elle avait le dos tourné ou qu'elle se rendait dans son arrière-boutique, la petite bande de garnements que nous étions, déléguait le plus grand d'entre nous pour tenter de voler quelques friandises.
Un jour, je fus surpris la main dans le bocal, tandis que mes copains s'enfuyaient.
L'épicière me saisit à l'oreille et me tança vigoureusement.
Comment l'écho de cette tentative de vol parvint-il aux oreilles de mon père, je l'ignore. Toujours est-il que me voilà traîné manu militari à l'épicerie par un père courroucé, qui exigea de moi de faire de publiques excuses à Mme l'épicière. Rouge de honte et paniqué, je parvins difficilement à extirper de ma bouche les mots nécessaires à mon acte de contrition. Alors mon paternel, sans se soucier de mon amour-propre, défit les bretelles qui retenaient ma culotte, - qui tomba sur mes mollets -, rabattit mon slip, et administra une mémorable fessée sur mon cul nu.
Malgré ce cuisant outrage à ma dignité, je continuai à voler, mais avec davantage de prudence et de ruse. Ce fut l'une des rares fois de toute ma vie où je me fis prendre la main dans le sac.
Je devais tenir ce défaut de ma tante diaconesse, que l'on disait chapardeuse et même voleuse. C'était une petite femme maigre et sèche, au visage triste, que ma mère et tante Fanny avaient de la peine à considérer comme leur soeur.
Au départ de chacune de ses visites, ma mère la fouillait à corps sans indulgence, examinait ses bagages, retrouvant à chaque fois quelques objets volés.
Mes parents se brouillèrent définitivement avec elle le jour où, lui ayant confié la maison, les animaux et le jardin pour partir en vacances, ils avaient retrouvé la villa pillée et elle-même envolée...

Voleur en herbe.
Mon besoin de voler était spontané. Voler pour voler. Un psychologue d'aujourd'hui attribuerait ce défaut à un besoin de compensation.
Moi, c'était d'instinct que je volais. Mais, depuis l'affaire des sugus, je le faisais avec de plus en plus de prudence.
J'allais jusqu'à voler des légumes dans les potagers du voisinage non pas par ce que nous manquions de légumes, mais pour le plaisir. Et jamais l'on ne me soupçonna d'être le responsable de ces larcins alors même que les voisins se plaignaient de ce pillage.
A l'école, je faisais les poches de mes petits camarades. A la maison, j'inventoriais celles de mon père, je prélevais ma dîme sur l'argent du ménage. J'allais jusqu'à voler l'argent de la pauvre bonne quand je le pouvais.

Hygiène et santé
Le soir, en me couchant, ma mère me demandait de joindre mes mains et de prier le petit Jésus de me pardonner mes fautes. Elle me donnait un bettmünfeli avant de m'embrasser sur le front.
Laver mes dents était une corvée vite expédiée. Maman, suppléait à mon manque d'hygiène buccale en me faisant manger une pomme avant de m'endormir, affirmant que cela protégeait la dentition. Pour me maintenir en bonne santé, elle me préparait aussi des tartines d’ail et de persil hâché, me faisait croquer des carottes crues.
On se baignait deux à trois fois par semaine. Maman d’abord, puis, dans la même eau, mon père et moi. L'été, on se douchait sur l'herbe, dans le jardin, à l'aide du jet d'arrosage.
Tout petit, je disposais d'une sorte de grand bac rond à bec, en zinc dans lequel, l'été, je barbotais tout nu. Comme compagnon de bain, j'eus droit à un joli petit canard bien vivant obtenu d'une poule en couvaison, dont on avait substitué un des oeufs par celui d'une cane.

Jeux et jouets
Les premiers jouets d'enfant dont je me souvienne: un ours en peluche, un seau, une pelle à sable, un rateau. Ensuite vinrent un jeu de plots, un meccano, une paire de cabris (mais oui), une luge, puis un superbe train électrique Märklin, complété d'année en année, dont mon père avait encore plus envie que moi. J'eus droit également à un âne, Hansi, avant d'étrenner ma première bicyclette. Un couteau suisse à plusieurs lames avec scie, poinçon et ouvre-boîte me fut offert pour mes 8 ans. Un outillage de jardin miniature et une brouette dont je n'étais pas peu fier me furent confiés pour assister mon père au jardin.
Une selle pour monter l'âne, une luge type Davos, une bicyclette, un ballon.
Mon père m'apprit à confectionner mon premier arc dans une branche de noisetier et des flèches en roseau. Ma première canne à pêche un bambou des bords du lac avec un vulgaire bouchon de liège, du fil d'écosse blanc et un clou recourbé en guise d'hameçon. Ah! que les fritures provenant de mes premières pêches furent délicieuses.
Ça marchait très bien. Plus tard vinrent les skis, pour mes 9 ans, je crois. La première paire de vrais skis. Pas des skis neufs, bien sûr, mais ceux de ma mère, déjà usagés. Puis, pour l'été, un matériel de pêche.
Au bord du lac, nous nous livrions entre copains à des régates dont les fiers voiliers étaient confectionnés avec art à partir de plumes de cygnes.
Avec mes camarades, nous organisions aussi des tournois, où le cheval était représenté par une sorte de timon de bois rudimentaire, la lance par un tuteur de plans de haricots grimpants, le sabre découpé dans une planche de contreplaqué. Beaucoup de nos jouets étaient confectionnés par nos parents et par nous-mêmes.
Lorsque je me désintéressais d'un jouet, ma mère le dissimulait dans une cachette et je le retrouvais sous le sapin le soir de Noël, avec la même joie que m'eût apporté un nouveau cadeau.
Noël était une fête importante. Une tradition voulait qu'à partir de quatre heures de l'après-midi, les jeunes enfants aillent en bande, de maison en maison, faire la quête auprès des voisins en chantant des chants de Noël. Armés d'une lanterne et d'un panier pour les menus dons traditionnels, nous recueillions quelques friandises, des fruits, des noix pour nous, des pièces d'un, de deux ou de quatre sous à remettre le lendemain au tronc de l'église réservé aux pauvres des missions africaines.
Cet éloignement des jeunes enfants permettait aux parents de dresser et d'orner le sapin, de disposer les cadeaux sous ses branches, d'allumer les bougies afin que tout fût prêt lorsque nous rentrions tout excités.
Ah! la bonne odeur de bougies, de sapin, de pain d'épices et des mandarines parfumées.

Années heureuses sans nuages
La maison que mes parents avaient fait construire à Genthod n'était pas très grande. Composée de trois pièces, la chambre de mes parents, la chambre-salle-à-manger-salon (des jours de fête) dont le canapé me servait de lit, la cuisine où couchait la bonne, une salle de bains-WC. Très vite, une véranda ouverte au soleil du Sud vint agrandir la demeure et la rendit moins austère. Des arbres fruitiers en espalier couvraient la façade et en dissimulèrent le crépi gris nous offrant en été les divins abricots qui mûrissaient au soleil de juillet et les pêches juteuses et parfumées de la façade Ouest, que l'on dégustait en août.

Le jardin
Mon père, excellent jardinier, était passé maître dant l'art de la greffe. Nous avions des rosiers magnifiques obtenus à partir de simples boutures d'églantiers sauvages savamment greffés. Un jeune cerisier fut l'objet d'une expérience réussie. Mon père incisa ses branches et y plaça des greffons provenant de quatre cerisiers de variétés différentes. Au bout de deux ans, l'arbre nous régala de cerises noires, de marmottes, de reverchon, de bigarreaux Napoléon.
Mon père cultivait aussi diverses variétés de pommes de terre, et de salades : pommées, romaines, des laitues, de la chicorée amère, de la trévise rouge, des scaroles. Inventif, il avait mis au point dans sa couche une délicieuse laitue naine "cousine" de l'endive, en nouant de raphia le coeur de la salade qu'il recouvrait de feuilles mortes, les maintenant ainsi jaunes et tendres !
Pareilles à celles que l'on retrouve de nos jours sur nos marchés parisiens en provenance d'Espagne, sous le nom de "sucrines".
Jamais nous n'achetions de légumes. Maman faisait des conserves de fruits et de tous les légumes du jardin, des confitures. Au grenier, on séchait les haricots, les champignons, le tilleul, les prunes, les abricots et les pommes en fines lamelles. Les pommes et les poires cueillies avec soin étaient précieusement conservées à la cave sur des clayons et mûrissaient lentement.
A l'époque, on veillait à ce que les eaux usées ne soient pas corrompues par des produits chimiques. La fosse qui les recueillait, au pied de la maison, était vidée tous les mois et servait d'engrais de jardin.
Une fois l'an, au début de l'hiver, M. Stalder, le fermier voisin, apportait avec son cheval un tombereau de fumier de son écurie qui servait d'engrais de base.

Travaux d'enfants
L'automne, les enfants du village ratissaient dans les rues et les terrains communaux les feuilles mortes, qui, ramenées dans de vastes serpillières cousues faisaient le bon terreau. Une corvée dont j’avais d'ailleurs grande honte, c'était d'aller recueillir les crottes de cheval sur les routes avoisinantes pour en garnir le pied des rosiers.
Le ramassage des glands et des marrons par contre était un plaisir, car nous touchions cinq centimes pour un kilo de marrons et dix centimes par kilo de glands (non véreux).
Les corvées étaient acceptées sans rechigner. La plus terrible c'était le désherbage des allées et le passage du block sur les parquets fraîchement encaustiqués. Les autres travaux entraient dans le domaine des menus plaisirs.
Peut-être est-ce pour cela que je déteste toujours autant les parquets cirés et les allées recouvertes de gravier.
L'hiver, avec Hansi attelé à un chariot à grosses roues cerclées de fer, nous allions avec mon père recueillir du bois mort dans les forêts bordant la Versoix.
Je sens ancore cette bonne odeur de mousse, de bois pourrissant, de végétation en décomposition... Avec ma mère, nous allions cueillir des fleurs et des plantes médicinales. Tilleul, camomille, bourgeons de sapin, plantain, fleurs de coquelicot, bleuets, fleurs et racines de chicorée.
A la fin de l'été on récoltait fruits et légumes pour les sécher. Les haricots verts étaient suspendus à des fils de lin dans le grenier, les quartiers de pommes et d'abricots séchaient sur des claies d'osier.
C'était aussi le temps des confitures et des conserves en bocaux.
L'économie ménagère était stricte.
A la fin de l'hiver et à la fin de l'été on ouvrait la fosse d'aisance qui recueillait les eaux ménagères et les déjections intimes.
Evidemment, il n'était pas question de polluer en amont cet engrais naturel. La vaisselle était faite à l'eau chaude et au savon liquide naturel. La lessive au savon de Marseille et aux cendres de fougères ramassées et brûlées en forêt. Et lorsque le contenu de la fosse était mûr, lorsque des senteurs fortes venaient perturber notre odorat, mon père m'appelait pour l'assister. Il soulevait le lourd couvercle de béton et, à l'aide d'un pot de fer serti au bout d'un long manche de bois, il puisait le lisier humain que nous allions répandre sur la terre retournée des plates-bandes du jardin.
Avec un tombereau de fumier venu de la ferme des Stadler, c'étaient les seuls engrais autorisés.
Pour éviter les limaces, les plates-bandes étaient entourées d’un réseau serré de boîtes de conserve remplies d'eau, et de méta écrasé.
On traitait les arbres et la vigne selon les préceptes et les recettes naturelles préconisés par Werner Zimmermann, dont les ouvrages de vulgarisation se trouvaient dans toutes les bibliothèques. On sulfatait la vigne et certains arbres fruitiers avec de très grandes précautions.
Bêcher la terre, sarcler, désherber les plates-bandes tout cela faisait partie des plaisirs. Seuls le passage du block et le désherbage des allées étaient, je l'ai dit, de désagréables corvées.

Amour de la nature
Dès mon plus jeune âge j'aimais grimper aux arbres, escalader les rochers et naviguer sur l'eau. Le moindre ruisseau, le plus petit étang m'était bonheur. Mon arbre préféré a toujours été le chêne. Mon chêne qui, grimpé trop haut, fut un beau jour décapité. J'en ai pleuré de douleur et de rage. Plus tard, j'écoutai mille fois la chanson de Brassens Auprès de mon chêne, je vivais heureux...
En promenade, je gagnais le sommet des arbres et des collines pour voir au loin, ce qu'il y avait au-delà! A la montagne, une randonnée à flanc de coteaux ne me suffisait pas. Il fallait atteindre le col, me hisser au sommet le plus proche.
Ce n'était pas pour dominer le paysage, mais j'avais le culte du "point de vue". J'ai gardé longtemps cette passion, comme celle, un peu idiote, de toujours être le premier, en tout, partout, même si pour conserver la préséance, il fallait tricher un peu !

Maman
Souvenirs encore. Parfois, à l'heure de la sieste, ma mère m'accordait une place auprès d'elle dans le grand lit conjugal. Moi, je me frottais contre elle, la caressais, l'embrassais dans le cou, lui disant que lorsque je serai grand, je l'épouserais. Rien de trouble dans ces enfantillages même si j'aimais jouer avec ses seins. Jamais ma mère ne réagit, ni par une claque ni par un mouvement de consentement.
Elle jouait les endormies mais je savais très bien qu'elle ne dormait pas, qu'elle faisait semblant.

Ma mère était une femme joyeuse et dynamique, au tempérament vif. Elle chantait toute la journée en faisant son ménage. Aimant se parer de robes de fantaisie, de costumes de théâtre, elle passait pour originale et exerçait une sorte de fascination sur les hommes.
Partout, on se retournait sur elle, les ouvriers sifflaient sur son passage, les séducteurs la fixaient, faisant les jolis coeurs, mais ils abaissaient toujours leurs yeux les premiers devant les ondes émises par sa personnalité. Pour ma part, j'avais honte de tout cela.
Maman était sensible à ces hommages. Elle aimait plaire, répondait d'un sourire, encourageant ainsi les coureurs à se faire plus pressants.
A plusieurs reprises, j'eus l'impression qu'il se passait quelque chose de secret entre maman et certains de ses admirateurs. Je n’ai jamais assisté à des rapports troubles, à des scènes équivoques. Mais je surprenais parfois des mots ou des bribes de phrases à double sens.
Il y eut l'épisode du "terrain". Derrière notre maison il y avait une vaste prairie que maman souhaitait acquérir pour agrandir notre propriété. Mais ce terrain constructible valait assez cher. Or, ma mère l'acquit un jour, à titre personnel, je ne sais avec quel argent.
Elle fréquentait volontiers les centres nudistes et nous y emmenait chaque été mon père et moi, pour une semaine de vacances. Est-ce cette perpétuelle exhibition qui me rendit un peu prude?
En tout cas j'avais honte de ces manières voyantes, de ces exhibitions, et mon caractère se renferma...
De mon petit lit du salon où je couchais, je voyais la vieille armoire-bibliothèque vitrée qui abritait les livres de mon père, de beaux livres classiques, reliés de cuir fauve ou rouge, oeuvres de Goethe, Schiller, Grillparzer, Rilke, Gottfried Keller, Richard Wagner, Hoffmansthal, Nietzsche, etc. dont les caractères gothiques me fascinaient. Quelques gros in quarto illustrés sur le règne animal et le règne végétal parmi lesquels "Tausend und ein Schweizerbild », monographie illustrée de la Suisse et un immense vieil atlas datant de 1880 que je feuilletais avec délices. Des edelweiss ou des trèfles à quatre feuilles séchés servaient de marque-pages ainsi que, plus rares, des images pieuses émanant de la tante Rosy de Schwaderloch.
Ma mère aimait les animaux, les êtres originaux, les gourous, et la nature en général. Elle avait été tour à tour "compagnon de route" des théosophes, des anthroposophes, des Témoins de Jéhovah, de tout sauf des religions officielles qui l'ennuyaient.
Amie de Werner Zimmermann, de Rudolf Steiner dont elle avait lu tous les livres, adepte de vie saine et naturelle, méfiante devant les médecines et les religions officielles, elle militait contre la vivisection, contre les insecticides, contre la pollution des âmes et des villes.
Naturiste, elle fréquentait volontiers les camps français où des adeptes se livraient au plaisir de vivre nus, tandis que mon père m'entraînait dans une course en montagne. Mamy entretenait une vaste correspondance à travers le monde, avec des inconnus qui pensaient comme elle.
Conformiste, comme beaucoup d'enfants, j'avais un peu honte d'elle, de ses attitudes, de ses envolées excessives, de son enthousiasme tonitruant.

Ma chambre
Je ne me souviens pas d'avoir eu une chambre à moi. A Genthod, je couchais au "salon". Cette pièce où je ne me sentais pas vraiment chez moi, où je ne pouvais guère m'isoler, s'encombrait de lourds meubles massifs, ouvragés, à torsades, d'un style "entre deux guerres » qui me plaisait beaucoup. Particulièrement la bibliothèque, riche de classiques Allemands, d'atlas et d'encyclopédies.
Les parois, ornée de miniatures, de deux beaux paysages de montagne et du portrait à l'huile de mon père, d'un gramophone, servait aussi de salle à manger lorsque nous recevions des invités. Le petit lit qui faisait fonction de canapé la journée, représentait mon seul territoire.
J'avais alors la vilaine manie de me curer le nez avec le doigt.
Durant des années, j'alignai les moques que je ramenais voluptueusement de mes narines sur la paroi tapissée de sombre sans que nul ne me reprochât jamais cette répugnante fantaisie. Je n’allai pas jusqu'à manger mes morves comme je le voyais faire à de petits camarades, mais tout juste...
Notre maison n'était pas isolée. A côté de la nôtre, il y avait celle de la famille Ramel. Les relations entre nos deux familles étaient tendues et un grillage infranchissable séparait les deux propriétés. Le père Ramel battait régulièrement sa femme et lançait des oeillades enflammées à ma mère. Je voyais les filles Ramel en cachette de nos parents respectifs, surtout Lucienne, avec qui j'allais musarder dans les bois et pêcher la truite à la main dans la Versoix.
En retrait de la nôtre, le pavillon des Lauer abritait un camarade de mon âge, Claude, affligé d'une maladie de peau qui le défigurait. Le corps et le visgage même de l'enfant se couvraient de squames qui s'infectaient parfois et le démangeaient affreusement. Il avait interdiction de se gratter et vivait en mitaines.
C'était pourtant un garçon intelligent, un camarade serviable, qui souffrait en silence de son handicap.
A ce propos, j'ai constaté que si les enfants se montrent en général cruels envers les plus faibles, se moquant facilement des tares des autres, dans le cas de Claude, cela se passait plutôt bien et nul d'entre nous n'eût osé sourire ou faire une allusion à son mal. Pour toute la classe, c'était une affaire d'honneur.

Amis d'enfance
Mes camarades d'alors : Éric Divorne fils du cantonnier, un garçon rigolot. Son plaisir pour faire rire la galerie était d'abaisser sa culotte et son caleçon sur ses chevilles et de courir ainsi, cul nu, gloussant comme une poule, les pieds entravés, jusqu'à ce qu'il tombe.
Alain Perrot, le beau ténébreux, gosse de riche vêtu avec raffinement qui se changeait trois fois par jour, et sa soeur la divine Ghyslaine, une élégante et hautaine cavalière. Henri Loichot, un type solide, visage rond, mâchoire de catcheur, meilleur temps à la course, meilleur athlète à la gym, fort en calcul, nul en discipline et en dessin.
Raymond et Philippe Delachaux, des jumeaux parfaits, de nationalité française, pleins d'humour et très bien élevés. Bernard et Laurent Dominicé, fils du peintre Guy Dominicé et dont la grand-mère était la riche et mythique (nous ne l'avions jamais vue) propriétaire du château.
On disait à son propos qu'elle était "cinq fois millionnaire" ! Les frères Fatio. Dominique Audéoud, fils du pasteur, Dominique Firmenich, fils d'un célèbre parfumeur, et quelques autres, dont je mémorise le visage mais pas le nom. Nous allions jouer dans la vaste propriété des Dominicé ou au Creux-de-Genthod, l'admirable petit golfe sur le lac.
Mon père y disposait avec son ami Robert, d'une barque à rames.
Quelques filles aussi, les soeurs Humbert : Juliette et Françoise, dont les parents tenaient la ferme des Dominicé, sans oublier la divine Éliane - dont j'étais amoureux comme tous mes camarades -, soeur de Bernard et de Laurent; Ghyslaine Perrot dont le romantique visage ovale et la longue silhouette de cavalière à cravache nous fascinait.
Nous ne l'avions jamais vue à cheval, - elle fréquentait un club hippique très fermé - mais chacune de ses apparitions en bob, costume de cavalière, bottes à éperons, cravache, faisait sensation dans notre cercle de garçons.
Hélène la mystérieuse, qui disparaissait durant des semaines, et Irène, fée souveraine de la petite bande. Il y avait aussi Lucienne Ramel, ma voisine, avec laquelle il m'était interdit de communiquer car nos parents ne s'entendaient pas. Nous nous retrouvions les soirs d'hiver à la nuit tombée pour échanger des sugus, des fruits confits et de chastes baisers.
Vivant à la colle, mon père et ma mère n'allaient jamais au temple du village. Benz était de confession catholique, Höhener protestante.
Le soir, en me couchant, ma mère me demandait de joindre mes mains et de prier le petit Jésus de me pardonner mes fautes, me donnait un Bettmünfeli, petit bonbon de nuit, avant de m'embrasser sur le front. A cette époque, on ne m'obligeait pas avec suffisamment de conviction à me laver les dents, et maman, y suppléait en me faisant manger un quartier de pomme, affirmant que cela protégeait la dentition.
A la maison, nous parlions rarement de Dieu bien que ma mère me fît répéter mes leçons de "l'école du dimanche" comme on disait alors. La reprise en main avait lieu pendant les vacances, en Suisse allemande, chez mes cousins de la famille Benz. Là, on ne badinait pas avec la religion et la morale. La Tante Rosy, brave femme au demeurant mais redoutable bigote, en profitait pour m'apprendre à faire correctement le signe de croix, à m'agenouiller à l'église, à réciter les prières à voix haute et intelligible. Parfois, elle m'amenait chez le curé pour qu'il m'enseignât les rudiments du dogme catholique indispensables à tout bon chrétien.
A Genthod, j'allais à "l'école du dimanche" de l'église protestante calviniste. C'était, avant le prêche pour les adultes, une demie heure de formation religieuse à l'usage des enfants. Mes parents me donnaient cinq centimes pour la quête.
Je n'ai pas le souvenir d'avoir vu mes parents au temple ou à l'église, même à Noël ou à Pâques, sinon, lors de nos expéditions en Suisse allemande, dans la famille de mon père. Très à cheval, très catholiques, les tantes veillaient à ce que le rejeton parpaillot de ce couple de mécréants hors-la-loi - mes parents -, fût, le temps des vacances, initié aux prières, à la pompe romaine et à ses dogmes, aspergé d'eau bénite et abreuvé de prêches.
Loin de me déplaire absolument, la messe avec ses litanies latines, les grandes orgues, ses beaux chants liturgiques graves et magiques, ses rites extraordinaires, l'odeur de l'encens et les riches ornements de ses églises, me semblait préférable au culte protestant triste et ennuyeux.
Au fond de moi, je sentis pousser une foi vive, sincère et bon enfant qui s’enracina.

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Genthod  – l´école primaire (1938-1940)
A cette époque, la commune de Genthod décida de construire une nouvelle école, assez proche de notre maison. Une belle et vaste école. Là, j'eus comme maître Henri Baumard, un homme remarquable qui, en plus de son enseignement, présidait à une émission pour enfants à Radio Genève Le quart d'heure de l'Oncle Henri. Nous n'étions pas peu fiers d'avoir un maître célèbre.
Je me trouvais au milieu d'un cercle d'enfants dont les parents étaient pour la plupart plus fortunés que les miens. Mais jamais, à aucun moment, je n'ai souffert de ma condition ou de celle de ma famille, plutôt modeste. Les riches nous invitaient aux goûters de leurs enfants au même titre que nous invitions tous nos camarades. Je ne me souviens pas d'avoir connu de vrais pauvres à Genthod, en ce temps-là.
Ma petite enfance fut heureuse. Très heureuse. Un matin, je découvris un oiseau blessé dans notre jardin. Il avait une aile cassée.
C'était une buse. Mes parents la soignèrent, mirent une attelle à l’aile blessée et l'oiseau se rétablit en quelques semaines.
Cette buse s'attacha à nous et nous à elle. Elle nichait dans un arbre au-dessus du poulailler. Elle m'accompagnait chaque jour, à la Nouvelle école, volant d'arbre en arbre et, pendant les heures scolaires, elle semblait veiller sur moi, depuis le chêne le plus proche de la vaste baie vitrée derrière laquelle j'étudiais.
Au retour, elle me suivait...
Chaque matin, pour se ravitailler, elle allait pêcher dans la Versoix, une rivière proche qui se jetait dans le lac de Genève, à quelques kilomètres de là.
A partir d'un certain jour, elle nous ramena de petites truites, qu'elle disposait en offrande sur les marches de l'escalier accédant à la maison.
Elle succomba à un coup de fusil de Ramel, notre irascible voisin, et ce fut l'un de mes gros chagrins d'enfant.
A l'approche de la guerre, dès que furent signés les accords de Munich, le gouvernement suisse prévoyant le pire, instaura le rationnement.
La frontière française était proche et la France insouciante regorgeant de richesses, les Suisses habitant près de la frontière se rendaient chaque jour dans la zone franche acheter de la farine, du sucre, de l'huile, du saindoux, du sel de mer, des conserves et bien d'autres produits de première nécessité, selon la quantité autorisée, sans avoir à payer des droits de douane.
C'est ainsi que la plupart des familles prévoyantes disposèrent de suffisamment de réserves jusqu'à la fin de la guerre. De Genthod, Ferney-Voltaire n'était qu'à quatre kilomètres et je m'y rendis tous les jours jusqu'à la fermeture de la frontière.
Blanche-neige
Ce fut en 1938/1939 que je découvris le cinéma. Oncle Henri, notre prestigieux instituteur, avait réussi à faire inviter toute la classe par le directeur du Cinéma Rialto, près de la gare Cornavin, pour une séance matinale de Blanche Neige et les sept nains, le célèbre film de Walt Disney, dont tout le monde parlait.
Or, lorsque j'arrivai à la gare de Genthod, le train venait tout juste de partir. Le chef de gare-garde barrière qui revenait le long du quai, sa "palette" refermée à la main, me trouvant en larmes s'inquiéta de mon chagrin et me consola.
- Ne t'inquiète pas, tu vas rattraper tes petits camarades, tu seras même au cinéma avant eux. Et, me prenant par la main, il alla d’abord relever les barrières, puis m'entraîna vers la "route suisse" qui longeait la voie ferrée.
Là, me tenant fermement de la main gauche, il leva sa palette ferroviaire, face rouge déployée, pour arrêter la première voiture roulant en direction de Genève.
Soulevant poliment sa casquette, il expliqua l'affaire à l'automobiliste compréhensif qui me fit aussitôt monter à côté de lui, à bord de sa belle auto.
En dix minutes je fus rendu au Cinéma où le chauffeur complaisant me confia au chasseur du cinéma.
Mes camarades furent tout surpris de me voir là avant eux et je ne fus pas peu fier de leur raconter mon aventure. Quant au film quel régal ! Quels souvenirs éblouissants. Je n'ai jamais ressenti depuis lors autant d'émotion au cinéma. Bien sûr, plus tard, il y eut Les enfants du Paradis, Alleluya de King Vidor, Sourires d'une nuit d'été de Bergman, les chefs d'oeuvres du cinéma italien, Le maître de musique, Tom Jones, Andreï Roublev et bien d'autres. Mais la projection de Blanche Neige fut un événement immense dans ma vie d'enfant.
La montagne
Mon père, grand montagnard, grand marcheur, randonneur infatigable, avait pour hobby la photo et collectionnait les timbres poste.
La passion de mon père pour la montagne l'avait amené à escalader bien des sommets des Alpes suisses en solitaire ou en compagnie du père de Ruth. Mais il voyagea peu à l'étranger. Il n'exauça jamais son rêve le plus cher de voir Rome, de se retrouver, croyant anonyme dans la foule que le pape bénissait.
Il m'emmena dans le Jura ou les Alpes, dès mon plus jeune âge, pour de longues excursions où je marchais sagement derrière lui, en silence, cinquante minutes durant, avec une pose de dix minutes pour admirer le paysage, un arbre, une fleur, avant de reprendre le chemin, au pas lent du montagnard, jusqu'au refuge ou au sommet. Dans les années cinquante encore, il réalisait des photos superbes avec son antique Zeiss à plaques, monté sur un lourd trépied de bois repliable.
Il m'entraîna donc très jeune dans de longues excursions pédestres, - chaussures ferrées aux pieds, bandes molletières des chevilles aux genoux, - expéditions bien au-dessus de mon âge.
Toujours selon le rythme 50 minutes de marche silencieuse, dix minutes de repos où l'on pouvait parler.
Ma mère ne nous accompagnait jamais dans ces randonnées qui pouvaient durer plusieurs jours. Lever aux aurores pour voir la majestueuse apparition du soleil, alimentation saine et frugale à base de lait, de pain, de sardines, de fromage et de fruits. Le soir, nous nous couchons comme les poules dès la nuit tombée, enfermés jusqu'au cou dans un sac de couchage de lin, allongés sur le tas de foin des granges. Ou, exceptionnellement, en haute montagne, dans les refuges du Club-alpin.
Je me souviens encore très bien de ces expéditions montagnardes d'avant guerre.
Partis de bon matin de Genthod, sac au dos, nous gagnons la frontière toute proche et remontons vers Gex par des chemins de traverse, évitant la grand-route. De là, nous entreprenons l’ascension du col de la Faucille. A un moment donné mon père me montre au bord de la chaussée, une grande vipère musardant au soleil, puis un autre et une troisième. Il m'explique les précautions à prendre pour éviter leurs morsures, et comment opérer pour les occire lorsqu’elles devenaient dangereuses. Il tua l'une d'elles, la plus grande, d’un vigoureux coup de talon de sa chaussure ferrée. Comme je tentais de l'imiter en piétinant la plus modeste, il me retint et me dit que dans la nature tout animal et toute plante ont leur place. Nous pouvons prendre ce qui nous est nécessaire mais rien de plus. L'homme comme le plus modeste insecte ne sont que de passage sur cette terre et chacun d'eux a le droit de vivre.
- Mais ces sales moustiques qui nous piquent, ces taons qui nous harcèlent, les vilaines guêpes et les méchants frelons ?
- Ils font partie de notre monde au même titre que nous-mêmes.
La nature est ainsi faite que pour survivre une créature doit se nourri de la substance des autres... Tu vois, cette vipère par exemple elle mange des souris et des mulots en surnombre régulant ainsi ces espèces qui sans elle se multiplieraient au détriment de la végétation.
La vipère sert à son tour de nourriture à des rapaces et à la fouine...
C'est pourquoi, l'homme ne devrait jamais détruire sans retour une autre espèce. Il doit arbitrer la nature. Prélever pour ses besoins le nécessaire à sa vie, mais pas au-delà (Tout cela expliqué en Schwizerdütch).
Arrivé au col, contemplant le paysage magnifique qui déroule son fastueux panorama devant nous, je suis le jouet d'une curieuse illusion d'optique. En effet, le lac Léman paraît debout, comme un mur d’argent dressé à la verticale, et non allongé dans son écrin de montagnes et de verdure.
Nous faisons halte pour la nuit dans un alpage d'été où les bergers nous offrent le gîte et le couvert. Lait caillé, fromage frais et une paillasse dans un coin de la bergerie.

Un orage grandiose
Le lendemain matin, toilette à l'eau glacée de la fontaine. Bol de lait tiède et bien moussant recueilli au pis d'une vache, et départ vers le mont Colombey marchant sur le tapis de velours des pâturages. Durant une semaine, nous marchons ainsi sur la ligne de crête ayant l'impression de dominer la terre. Un soir, nous assistons depuis l’abri précaire que nous offre un rocher en surplomb, au grandiose déchaînement des forces de la nature.
Pelotonné contre mon père qui me protège de ses bras, terrifié, la bouche sèche, je vois le ciel noir déchiré par les éclairs aveuglants de la foudre qu'accompagnent de violents coups de tonnerre. A deux pas de nous, les bourrasques de vent secouent les majestueux sapins comme de vulgaires roseaux tandis que des trombes d'eau glacée, parfois transformée en grêlons, hache sans pitié la prairie et la forêt en contre-bas.
Lorsque l'orage s'est éloigné vers l'est et que le soleil réapparaît dans un ciel d'une pureté extraordinaire, le magique arc-en-ciel qui succède à la fureur et à la tourmente des éléments déchaînés me récompense abondamment de ma frayeur. Durant cette heure d'extrême tension, nous n'avons pas échangé un seul mot.
A la fin de la représentation, mon père me dit simplement:
- Tu vois, Boubi, c'est en de tels moments que l'homme peut croire à l'existence de Dieu. Car en présence de ces forces déchaînées nous comprenons que nous sommes peu de chose, parfois même rien du tout. Bon, nous allons faire halte ici pour la nuit, il est trop tard pour
gagner l'alpage.
Nous dormons à la belle étoile, pelotonnés dans nos sacs de couchage de duvet d'eider.
En trois ou quatre étapes, via le Crêt-de-la-Neige sommet de la chaîne du Jura, nous atteignons le Reculet puis regagnons la plaine et la maison.
Un raid de Chamonix à Sixte en passant par le Brévent sans emprunter le téléphérique, me laissa un souvenir impérissable, qui me jouera quelques années plus tard un tour pendable, nous le verrons plus loin.
La paroi supérieure du Brévent offrait alors aux apprentis varappeurs un espace de choix. Un chemin balisé permettait aux néophytes de connaître sans danger des sensations fortes.
Cette première escalade dans une paroi à pic me laissa un souvenir impérissable. Grimper grâce à des cordes à noeuds, progresser vers le sommet à l'aide de chaînes, poser le bon pied sur les marches naturelles qu'offrait le rocher ou sur les dérisoires crampons d'acier fixées dans la paroi, furent pour moi une immense et merveilleuse aventure.
Rappelons qu'à cette époque nous n'avions pas la télévision pour nous montrer chaque jour les exploits sportifs les plus extraordinaires.
Nous fréquentions rarement le cinéma qui ne montrait qu'exceptionnellement des reportages de terrain.
Notre esprit n'était pas envahi d'images artificielles voire virtuelles comme il l'est aujourd'hui. Chaque paysage nouveau, chaque découverte ou sensation nouvelle imprégnaient notre mémoire.
Dans la Suisse profonde, de même que dans la France d’avant guerre, l'hospitalité était chose commune et je ne me souviens pas d'avoir séjourné dans un hôtel. Nous pique-niquions à la table d'hôte.
On se lavait à la fontaine ou à l'eau tirée du puits. Nous couchions dans le foin de la grange.
En ce temps là les enfants des paysans de montagne avaient une vie rude. Ils aidaient leurs parents aux champs, aux récoltes, sans jamais se plaindre. Les filles faisaient de la couture, allaient traire les bêtes, fanaient avec leurs mères sur les raides pentes de la montagne.
Dans beaucoup de vallées, particulièrement dans le Valais, les femmes travaillaient en costume de semaine, portant la coiffe...
Pas de tracteurs ici pour les aider. Juste un bourricot ou une mule.

La course d'école
Vers la fin de l'année scolaire il était de tradition d'aller faire ce que l'on appelait "La Course d'école". Cela correspondait à une excursion d'une journée dans une région renommée. Une des plus mémorables de ces courses scolaires nous conduisit dans les champs de narcisses des Avants, au-dessus de Montreux.
La journée était belle, le ciel radieux. Sapements alignés sur l'embarcadère de Bellevue, nous attendons l'arrivée du magnifique bateau à roues qui va de port en port nous conduire à Montreux sis à l'autre bout du lac. C'est chantant à tue-tête, riant et chahutant gentiment que se passa la délicieuse croisière.
De Montreux, cité cossue et riante au climat enchanteur, qui, en hiver, attirait les Anglais fortunés dans ses hôtels guindés, un petit train bleu nous hissait dans la verdoyante montagne au-dessus du lac.
Soudain, c'est le délire. Tout autour de nous s'étendent à perte de vue des champs de narcisses dont le parfum délicat et entêtant embaumait toute la contrée.
Le soir, chargés de bouquets, nous regagnons Genthod le coeur en fête. Je conserve précieusement dans mes narines ce parfum, comme je retiens celui de certaines roses, de violettes, de corps de femmes aimées, ou même de certaines bouses.
Une autre des ces "courses" nous conduisit dans la Vallée de Joux où, après avoir cueilli des "trolls" ces immenses boutons d'or poussant dans les terrains marécageux des bords de lac, nous goûtions au fromage d'été des Franches-Montagnes arrosé de "Süssmost", (cidre doux).

Notre chalet de Haute-Savoie (1938/1939)
Nous passions les vacances d'hiver, dans un chalet de Haute- Savoie, au Carreau d'Arraches, loué avec des amis .
La première année, je disposais d'une luge type Davos. Nous enviions les rares skieurs de notre âge. Notamment les petits paysans qui dévalaient les pentes et les chemins verglacés les pieds posés sur des douves de tonneaux fixées à leurs jambes par des lanières de cuir.
En les regardant glisser tels des diablotins sur des pentes vertigineuses, bondir skis aux pieds par-dessus des obstacles insensés, négociant des virages dans un nuage de neige poudreuse, nous étions vraiment épatés. Leur virtuosité nous semblait incroyable.
L'un d'eux, Gustave Dutronc, nous apprit, avec ses camarades du village, à former des trains de luges reliées par nos pieds, à bord desquels nous glissions dans les chemins creux ou sur les pistes de neige glacée.
Allongé à plat ventre sur une luge "davos" le conducteur accrochait la seconde luge de ses pieds, tandis que deux camarades assis sur son dos, guidaient ou freinaient, les chaussures ferrées au sol, le "train" qui pouvait comporter jusqu'à quatre ou cinq luges !
De retour à Genthod, nous reprîmes ce sport dangereux, impensable de nos jours, sur la route pentue qui descendait du vieux village jusqu'au lac. Formant notre escadre de luges près de l’église, nous glissions sur la route étroite sans craindre les voitures (il y en avait très peu), franchissions la voie ferrée Genève-Lausanne que protégeait une barrière métallique lors du passage d'un train, puis traversions la "route suisse", la seule nationale reliant les deux villes, et terminions notre course sous les platanes du Creux-de-Genthod.
Je ne me souviens pas d'avoir vécu un incident ni d'avoir reçu une correction. A cette époque heureuse la témérité était encouragée.
J'appris à skier sur le tard, vers les sept ans, mais je me rattrapai vite.
Futur Hitler
Un soir, en dégustant la rituelle fondue savoyarde, je renversai le "caclon" et son bouillant contenu, tandis que l'alcool à brûler de la lampe répandait ses jolies flammes bleues sur la nappe menaçant de mettre le feu à la table de bois et peut-être au chalet.
Je reçus une gifle méritée, et un ami de mes parents (toujours le même) me traita de "Futur Hitler", ce qui enchanta maman qui admirait le dictateur. La fille des Spendler s'appelait Ruth. Elle était mignonne, naïve et portait de jolies tresses blondes. A Genthod, on nous laissait nous promener ensemble, la main dans la main, dans la campagne, sans trop nous chaperonner.
Plein d'imagination et virtuose de l'épate, j'avais recréé pour elle un monde étrange et fabuleux auquel je finis par croire moi-même. Je lui racontais, entre autres fables, que si les petites routes asphaltées de la campagne que nous parcourions étaient sinueuses et bombées, c'est qu'elles abritaient un énorme serpent qui se trouvait dessous… toujours prêt à bondir sur les hommes.
J'inventais une histoire de la même veine pour chaque arbre, chaque haie, chaque rocher, chaque mare... des histoires fantastiques que ma petite amie écoutait avec attention et gobait avec de délicieux frissons de peur.
En ce temps-là, en Suisse, chaque ferme avait face à la maison d'habitation coquette et fleurie son tas de fumier, peigné au carré, dont la surface et le volume variait selon l'importance de l'exploitation. Ce fumier, les jours de pluie ou après la fonte des neiges, baignait dans son jus. En été il n'était pas rare de voir grouiller à sa base des vipères.
Je disais à ma petite amie que ce monticule odorant dissimulait la richesse du paysan, que c'était là-dessous qu'il cachait son trésor de pierres précieuses et de lingots d'or. Avec cette fable, je n’étais d'ailleurs pas très loin de la vérité. Le volume du tas de fumier témoignait le plus souvent de la richesse de son propriétaire.
Mais un jour, Ruth avait dû s'ouvrir à ses parents de mes élucubrations. Son père, qui, je l'ai dit, ne me portait guère dans son coeur, me talocha sévèrement devant toute la famille pour m’apprendre à raconter des sornettes à sa fille. Je ne bronchai pas sous les coups vigoureux qu'il m'administra. Je retins mes larmes. Et, comme je le faisais à chaque fois que j'estimais avoir subi une injustice, j’allais pisser sournoisement dans un plat ou une boisson qu'il aimait.

Terreurs de l'enfance
Mes parents aimaient beaucoup l'Opéra. Ils s'y rendaient deux ou trois fois par an, chapeautés et endimanchés. Quand nous n’eûmes plus de bonne assez misérable pour accepter de nous servir, dans les conditions que j'ai décrites, je restais seul à la maison. Je me souviens que je profitais de leur absence pour fouiller dans les armoires, inventoriant les papiers de famille, visitant la collection de timbres de mon père.
Je tombais sur des vieilles photos, en particulier de celles représentant ma mère dans des attitudes extravagantes de danseuse ou de tragédienne. Je caressais aussi avec volupté une statuette de stuc représentant la "Tireuse d'épines" copie d'un célèbre marbre grec qui représenta longtemps pour moi le summum de la beauté dans l’art, avec la "Fabiola" de Henner.
Les délicieuses terreurs aussi, lorsque d'imprévisibles éclairs zébraient le ciel noir baignant la pièce d'une lumière éblouissante, je comptais les secondes qui me séparaient des formidables coups de tonnerre venant ébranler la maison.
Lorsque mes parents rentraient de l'Opéra je faisais semblant de dormir. Entre mes paupières mi closes, je voyais ma mère retirer son chapeau, dansant en fredonnant les grands airs qu'elle venait d'entendre. Puis, toujours virevoltant, elle retirait lentement ses longs gants de cuir, son écharpe de laine blanche, son long manteau de fourrure de taupe...
Après quoi elle m'embrassait avec tendresse et se retirait sur la pointe des pieds.

Apophtegme
Le jour où je reçus mon premier dictionnaire, un petit Larousse rose flambant neuf, - je devais avoir huit ou neuf ans -, je décidai de le lire en entier, de la première à la dernière page. Projet immense, louable, mais déraisonnable, que je ne menai évidemment pas à son terme. En fait, je n'allai pas au-delà de la lettre A dans ma lecture systématique. Mais, un mot terrible et beau me fascina: apophtegme.
Je mis plus d'une semaine à le prononcer correctement et plus d’un mois à le transcrire sans faute.
A cette époque je parlais mieux le "schwizerdütsch" que le français et je devais avoir un drôle d'accent en répétant à haute voix Apophtegme... Apophtegme !
Ce mot resta gravé dans mon esprit, devint ma mascotte, mon mot de passe, mon fétiche, mon porte-bonheur. Il y a quelques années, je le déposai même à mon nom à l'INPI, comme titre de collection.


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Genthod mon village

Genève était jadis un village charmant aux belles demeures patriciennes dont les parcs magnifiques, s'étendaient jusqu'au rives du lac. Commune riche et prospère, berceau de quelques grandes familles genevoises elle était la campagne - comme on appelait alors une résidence d'été - de notables et d'artistes renommés.



Je dis "était" parce que depuis l'époque bénie de mon enfance, l'allongement des pistes de l'aéroport de Cointrin, la frénésie autoroutière, la hideuse maladie de la pierre contractée par les promoteurs-lotisseurs forbans, sont venus gâcher la beauté et la sérénité de ce village.

Il y a près de trois mille ans, le Creux-de-Genthod, hébergea un village lacustre, bâti sur pilotis avant de servir d'écrin à une riche villa romaine surplombant le rivage. Je me souviens encore d’une promenade en barque sur le lac, au cours de laquelle notre maître Henri Baumard, nous désignait au fond de l'eau (alors claire et limpide jusqu'à dix mètres de profondeur), les vestiges des pilotis des anciennes habitations lacustres.

Vers 1290 on l'appelait Gentoux, puis Genthous qui devint Genthouz et Gentou, Gentouz encore, Geanthod au XIVe sur la carte de Cassini. Oscar Wilde qui y séjourna se souvint-il de « Genthous" lorsqu'il appela "Gentle House" la maison de son hôte, qui avait précédemment appartenu à une princesse Galitzine.

Notons que les genevois de souche et les snobs prononcent toujours "Genthou", à l'ancienne !
Ici vécurent quelques philosophes et hommes de science renommés tel Charles Bonnet (1720-1793) le philosophe et naturaliste qui avait épousé une ravissante et richissime genthousienne, Mlle de La Rive. Dans ses écrits, Charles Bonnet apparut comme un vigoureux contempteur de Voltaire qui le lui rendit bien en se moquant des « fibres" où le philosophe genevois logeait l'âme humaine.
Durant le séjour de Jean-Jacques Rousseau à Genève de la mi-juin au début octobre 1754, son ami Marcet de Mézières, un orfèvre ayant le goût des lettres, l'amena à Genthod visiter les Bonnet dans leur ravissante demeure où leur succèdera leur petit neveu, le paléontologue François-Jules Pictet de La Rive (1809-1872).
Un aimable original, le banquier William Barbey (1842-1914) dont la botanique fut le violon d'ingres, aima se promener à l'entour de son village, herborisant comme le fit Jean-Jacques.
La famille de Marignac, possédait sa "campagne" ici, où venait se reposer le chimiste Charles Galissard de Marignac (1817-1894). Le savant homme avait déterminé avec précision la masse atomique de vingt-huit éléments chimiques et fut le co-découvreur du gadolinium, du samarium et de l'ytterbium.
La famille Dominicé, dont Christophe l'ancêtre s'établit ici en 1570 venant de Lorraine, premier de la lignée de ces distingués patriciens, hôtes à Genève de la rue des Granges (où l'on parle "hautain", pas comme aux Eaux-Vives, aux Pâquis ou à Plainpalais) et futurs châtelains de Genthod.




Ce fut Adolphe (1817-1910) qui fit bâtir par Charles Goss l'architecte du Grand Théâtre le château familial qui surplombe le lac et dans le vaste parc duquel nous jouions enfants. Après avoir servi de résidence à l'ambassadeur du Japon, abrité en 1846 les conciliabules des présidents Reagan et Gorbatchev, hébergé Jacques Chirac, Laurent frère aîné de Bernard mon ami d'enfance, y demeure à son tour, après une vie active au sein de la banque d'affaires Lombard Odier dont il fut l'un des associés.
Signe des temps, depuis quelques années les vignes ont remplacé les champs de blé ou de patates de mon enfance, entre le mur du château et la voie de chemin de fer !
Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799), neveu de Charles Bonnet, eut lui aussi sa demeure ici, d'où il pouvait voir de ses fenêtres le Mont-Blanc qu'il fut l'un des tout premiers alpinistes à gravir en 1887 après les Chamoniards Balmat et Paccard dont il avait récompensé l'exploit.
Les familles Audéoud, Barde, Fatio, Perrot, Vaucher et bien d'autres squattèrent également ce petit paradis avant qu'il ne devienne le fief de l'horloger Franck Muller.
A l'autre bout de l'échelle sociale, voici Louis Demaurex (1878-1969) et Paul Wyss (1885-1958), hardis pionniers de l'aviation, gens simples mais qui surent réaliser leurs rêves. Ce fut sur un terrain de 600 m de long situé au nord de Genthod, que vers 1910 ils accomplirent les premiers et héroïques sauts de puce à bord de leurs incroyables machines.
Plus près de nous, la dynastie des Dürr, constructeurs de bateaux de plaisance, se rattache au "louage de bateaux" du Creux-de-Genthod où, dans mon adolescence - durant la dernière guerre -, je fus le rameur privilégié du youyou de Mme Dürr, emmenant les baigneurs à la minuscule plage abritée par la digue du port et les yachtmen à bord de leurs voiliers. Louis Noverraz, vainqueur du Bol d'Or et futur médaillé olympique m'emmena plusieurs fois à bord de son Yliam et ce fut, je pense, ce qui m'inocula la passion de la voile que je n’assouvirai que des dizaines d'années plus tard.
Je me souviens aussi d'un personnage fascinant, dont le nom m'échappe, mais dont je vois encore la longue et curieuse silhouette dégingandée juchée sur une haute bicyclette, munie d'un volant à la place du guidon, qu'il pilotait avec sa poitrine, car il n'avait pas de bras... Il était artiste-peintre, et on disait, je ne blague pas, qu'il peignait des toiles fantastiques avec ses pieds, maintenant ses pinceaux entre ses orteils !




C'est ici, à Genthod que vécut Charles Joye, l'un des jumeaux dont l'incroyable destin voulut qu'ils fussent séparés dès la naissance suite à une terrible méprise et se retrouvèrent miraculeusement quelques années plus tard.
Souhaitons que l'histoire de Genthod nous soit un jour contée par un éminent poète avant qu'elle ne disparaisse dans les oubliettes de l’histoire.


Les corvées
A Genthod, la vie s'écoulait douce et très agréable. Nous ne nous ennuyions jamais. Certes, il y avait les corvées ménagères, le désespérant parquet fraîchement encaustiqué qu'il fallait passer au bloc, le labourage, le sarclage, le ramassage du bois mort en forêt l'hiver, des glands, des marrons et des feuilles mortes en automne, le désherbage de l'allée. Mais tout cela était bonheur pour moi, faisait partie intégrante de la vie, me permettait, une fois le travail accompli, de m'échapper vers la liberté, les copains, l'aventure.
Quelques images. Un hiver, Hänseli attelé au tombereau, nous allons ramasser du bois dans la forêt de Versoix. Au retour, fourbus mais heureux de ramener notre chargement sur les chemins de terre gelés à travers les champs couverts de givre, nous voyons à quelques pas de nous, passer gracieux et rapides, un grand cerf et ses biches.
Mais la honte aussi lorsque Maman me signalait que le cheval des Stadler avait crotté sur la route. Je savais ce que cela signifiait. Avec une pelle et un seau, j'avais pour mission d'aller ramasser le crottin avec la peur au ventre d'être surpris par un regard moqueur dans cette besogne. On avait beau m'expliquer que le crottin de cheval rendait les rosiers beaux, j'avais honte de cette corvée.
Même si cela ne l'enchantait pas toujours vraiment, chaque enfant trouvait normal d'aider ses parents et même d'aller aider les voisins.
Ainsi les vendanges étaient une véritable fête où la fatigue ne comptait pas. La traditionnelle cérémonie du foulage au pressoir communal nous récompensait suffisamment du travail accompli.
C'était un honneur et un privilège d'aller, pieds nus, par groupes de trois ou quatre garçons et filles, fouler en chantant les grappes juteuses. Et quel délice de boire le moût sucré qui coulait sur le menton et donnait la déripette.
La cueillette des cerises, des pommes, les foins, les moissons étaient davantage des fêtes que des corvées.
Ah! que les larges et épaisses tartines de pain frais couvertes de beurre parfumé, de confiture ou de gruyère, étaient délicieuses lors de la pause. Et le jus de pommes pasteurisé, ce vin de notre enfance, qu’il avait bon goût. Et la limonade, la vraie, à base de citron et de riz, quel régal!
La chasse aux corbeaux à l'aide de fronde ou d'arcs en noisetier, les flâneries sur le lac en barque à rames, la pêche à la perchette, faisaient partie de nos loisirs préférés.
L'hiver c'étaient les descentes en luge sur les routes verglacées du village, le patinage sur l'étang gelé de M. Wenger le maire de la commune, les batailles de boules de neige, et, à la montagne, l'apprentissage du ski.

Douce et brutale avant-guerre
Bien des anciens avouent aujourd'hui leur nostalgie de leur jeunesse d'avant-guerre. Mais n'en est-il pas ainsi à chaque époque, de tous les anciens ? Car, même s'il en a bavé, l'homme préférera toujours son ardente et romantique jeunesse à la vieillesse souvent poussive, presque toujours égrotante, encombrée de souvenirs doux amers.
Je vais essayer de faire le point de ce qui a changé, en mal, ou en bien.
Jadis régnait une certaine douceur de vivre. Les gens se parlaient, s'entr'aidaient, ne vivaient pas sous leur casque ou devant la télé. A la maison et dans la rue, tout le monde chantait, même au travail. Au passage d'une jolie fille les ouvriers du bâtiment sifflaient. Le sifflement de jadis représentait l'audimat d'aujourd'hui. Sauf les riches, les gens ne fermaient pas leur porte à clé ou bien la laissaient sous le paillasson.
En France davantage qu'en Suisse, les w.c étaient sur la palier et souvent, l'unique point d'eau du logement aussi. Les salles de bains étaient rares. Les gens se lavaient moins. Certains puaient. Le peuple allait aux bains publics une fois par semaine. Le métro sentait fort la sueur humaine et les corps mal lavés. La machine à laver le linge ou la vaisselle, le réfrigérateur, le chauffage central étaient rarissimes. Les riches avaient plusieurs domestiques, les petits bourgeois se faisaient aider pour les gros travaux.
Seuls moyens d'information la radio et les journaux. Les gens, même pauvres, lisaient beaucoup. Bien davantage qu'aujourd'hui. On ne jetait jamais un livre, une revue intéressante ni un morceau de pain.
Les voitures roulaient moins vite qu'aujourd'hui. Les trains également. On mettait de 12 à 14 heures de Genève à Paris. Rome était à vingt-quatre heures de Genève. Les autoroutes étaient rares, sauf en Allemagne et en Italie.
Les gens voyageaient peu. Paris, Londres, Rome ou Berlin étaient des cités lointaines, inaccessibles sinon par les livres d'image ou le rêve. Ainsi le rêve de mon père était de visiter Rome et de voir le Saint- Père au balcon de Saint-Pierre. Il ne l'a pas réalisé.

Fascination de la poule
Habile de ses mains, mon père savait tout faire, mais il n’aimait pas le travail bâclé. Il était précis et méthodique dans toutes ses entreprises. Econome aussi, mais pas radin. Aussi, quand il voulait réaliser un projet d'envergure, s'entourait-il toujours de personnes compétentes, de véritables professionnels. Il en alla ainsi pour la construction de la serre de notre jardin, du poulailler, de l'étable, de la petite piscine... Il aimait particulièrement travailler le bois. Quand il ne savait pas faire, il faisait appel à un spécialiste et troquait son savoir faire contre le sien.
L'élevage des poules était une véritable passion. Il en collectionnait de toutes les espèces, de la blanche Leghorn à l'imposante rousse du New Hampshire en passant par les jolies poules naines de Calédonie. Il savait tout d'elles et m'apprit comment les nourrir, les élever, les endormir avant de les tuer, puis les plumer...
Lorsqu'il avait choisi la bête à sacrifier pour le repas, il la saisissait au moment où elle s'aplatissait en signe de soumission. Repliant alors brusquement sa tête sous l'aile en maintenant son pouce appuyé sur la carotide, il la faisait tourner rapidement à bout de bras, avant de l'amener vers le billot. L'animal en état d'hypnose, ne bougeait plus.
Mon père m'invitait à le tenir, et ramenant la tête de l’oiseau insensibilisé de dessous l'aile, il l'allongeait sur le billot avant de lui trancher le cou d'un coup de hache précis. Le sang jaillissait de la blessure, et la poule décapitée s'envolait ce qui nous faisait rire...bêtement.
Je courais ramasser la poule désormais sans tête et l'amenais à maman qui prenait la relève. Avant de vider l'animal, elle le plumait encore chaud, mettant à part le précieux duvet dont elle fourrera l’hiver venu, coussins, couettes ou édredons. Mon père me montra aussi comment hypnotiser une poule en traçant une ligne sur le sol devant sa tête... ou d'endormir un animal en le fascinant du regard, d'un geste lent et d'un sifflement monocorde.
J'épaterai souvent des amis citadins en exécutant ce truc sous leurs yeux ébahis, lors de promenades à la campagne. Un jour je tente d'en faire autant avec un chat qui me griffe, un chien méchant qui s'assoupit, un petit camarade qui s'écroule et que je crois avoir tué.

Corvée du bois mort
L'automne et l'hiver nous allions avec mon père dans les bois de Versoix ramasser le bois mort. A la carriole étaient toujours suspendus un ou deux paniers un ou deux paniers pour les extras : crottes de cheval précieusement récoltées sur la route, glands, châtaignes ou marrons, pommes de pin, champignons tardifs ou plante rare. Nous attelions Hansi à la carriole et nous voilà en route pour l'aventure.
J'avais toujours des questions, des plus sottes aux plus intelligentes, à poser à mon père. Il n'avait pas réponse à tout. Souvent, il me disait que nous étudierions le problème au retour, en étudiant les livres appropriés.
Un arbre ou une herbe inconnus, une feuille tombée affligée d’une verrue, un insecte égaré, une pierre, un oiseau tombé du nid, tout était matière à questions.
Et puis parfois, au plus profond de la forêt, le bonheur nous était donné d'observer à loisir un cerf hautain, de voir fuir au loin une biche craintive ou un sanglier grognon. Mon père avait l'art de rendre passionnant la moindre brindille.

Tante Fanny
Maman vivait en perpétuelle compétition avec sa soeur Fanny. La troisième, la diaconesse ne comptait pas.
Belles toutes deux, énergiques, sûres d'elles, un peu "suffragettes", Elfried et Fannys passaient leur temps, lorsqu'elles se retrouvaient, à se disputer.
Fanny vivait à Zürich, adorait les Grisons et le Tessin où elle passait ses vacances. Laborantine de formation, elle travaillait en indépendante. Elle disposait d'un superbe appartement Bellevue Platz au centre de la ville, avec vue sur le lac. Ce n'était qu'une grande pièce avec un coin bureau, la cuisine servant de laboratoire et l'alcôve près de la salle-de-bains-WC, de chambre d'amis. Elle-même vivait Seefeldstrasse, dans un joli appartement de célibataire indépendante et artiste.
Très inventive, elle avait mis au point dans sa cuisine, dans les années 30, l'une des toutes premières crèmes à bronzer sans soleil qu'elle mettait elle-même en tube, étiquetait et vendait aux pharmacies, dans l'Europe entière, sous le label "Sunwonder". Elle passait des heures à chercher de nouvelles crèmes à base de plantes pour protéger la peau, pour lutter contre les effets pernicieux du soleil et éviter un bronzage excessif. Une de ses trouvailles fut à la base de sa fortune: une crème de protection solaire, aujourd'hui connue dans le monde entier dont elle avait mis au point la formule.
Un jour d'août, ma mère m'emmena voir sa soeur Fanny en villégiature au Tessin. Ce fut une petite expédition. Le train longeait d'abord le lac Léman, traversait tout le Valais par la Vallée du Rhône et franchissait le tunnel du Simplon.
Un petit train romantique et à vapeur reliait alors Domodossola à Locarno par les Centovalli (les cent vallées). Ma mère, je l'ai déjà dit plaisait beaucoup aux hommes. Le conducteur de la locomotive se retournait souvent sur elle, lui jetant des oeillades enflammées.
Le paysage était magnifique. Petits villages charmants blottis autour de leur église, cernés par les vignes. A un moment donné, en plein vignoble, le conducteur arrêta son convoi en rase campagne, laissant la locomotive haleter avant de bondir du véhicule. Il alla marauder quelques grappes de raisin blanc bien doré, cueillit quelques roses au passage, et les apporta à maman, avant de relancer sa loco, tirant sur la manette de la sirène d'alerte, dont l'écho répercuta le gémissement au loin dans la montagne.
Une autre fois, Fanny devait venir nous rendre visite à Genthod. En voiture. Comme c'était un dimanche, j'allai, après le prêche, l'attendre sur la "route suisse", à la sortie de Versoix. Je l’attendis durant deux heures, sous le soleil, sans m'ennuyer.
Lorsqu'elle apparut, dans sa belle décapotable, vêtue d'une robe blanche encore malgré la poussière de la route, je lui fis de grands signes de la main en criant de joie.
Tante Fanny qui ravitaillait Eva Braun et Leni Riffenstahl en crèmes de sa composition, admirait Adolf depuis toujours. Elle avait même eu le privilège d'être reçue à Berchtesgaden et de voler, lors de sa croisière inaugurale, à bord du fameux DOX.
La plupart de mes camarades romands et moi même souhaitions la victoire des Alliés. Ma famille admirait l'ordre allemand. Mais au fond nous parlions très peu de politique entre nous et les tourments et les fracas de la drôle de guerre nous parvenaient très feutrés.

Les relations parents-enfants
Bien que mes parents eussent toujours montré une grande réserve de sentiment à mon égard, je ne souffris pas trop de ce manque de tendresse. D'ailleurs, cette retenue, cette pudeur étaient générales autour de moi. Nous ne connaissions pas ces marques d'effusion théâtrales, ces baisers appuyés, ces embrassades bruyantes que je trouverai plus tard en France. Aussi, lorsque des personnes étrangères m'embrassaient avec un peu trop d'exubérance je trouvais cela dégoûtant.
Au fond nous jouissions d'une grande liberté à condition d’obéir sans rechigner aux injonctions des adultes. Souvent c'étaient des étrangers qui nous gâtaient, nous offraient des friandises, des sous, sans que nos parents s'offusquent et ne crient au pédophile.
Simplement, nous étions mis en garde de ne jamais accepter cette sorte de familiarité hors de leur présence, de ne pas suivre un inconnu.

La politesse
Les messieurs pinçaient les fesses des filles, - ça se faisait même chez les bourgeois, et je me souviens d'une actualité filmée où l’on voyait le prince de Galles pincer la fesse de la future reine d’Angleterre, ce qui ne choquait personne et nous faisait pouffer de rire.
Dès le plus jeune âge nous apprenions à ne pas cracher dans la rue, à céder notre place dans le train ou l'autobus aux adultes, à ne rien jeter à terre, à enterrer les détritus d'un pique-nique ou à les ramener à la maison.
Les rues étaient propres, la campagne aussi, les lacs et les cours d'eau à peu près vierges de pollution sauf aux alentours des papeteries, des tanneries, des abattoirs et de quelques autres industries polluantes.
Au Creux-de-Genthod, on distinguait le fond du lac jusqu'à dix-huit mètres de profondeur, et il n'était pas rare de surprendre d'impressionnants brochets flâner entre les hautes algues du golfe.
Une des merveilles de la Suisse d'alors était le lac Bleu (Blausee) dans l'Oberland bernois. On l'atteignait à pied, après une bonne heure de marche. Il offrait aux touristes pédestres d'alors le tableau magique des milliers de truites qui le peuplaient nageant à travers la parfaite transparence de son eau d'un bleu très pur.
J'y suis retourné il y a quelques années. L'horreur. Des dizaines de cars et des centaines de voitures déversaient auprès de ce joyau un troupeau de touristes veules et braillards venant admirer un lac pollué, des truites malades, et ripaillait au milieu des papiers gras. Aujourd’hui on fait de grands efforts pour remédier à cela. Un peu tard, mais on le fait.

Un merveilleux hiver
L'hiver nous allions patiner sur les étangs et les lacs gelés. L’étang du maire de Genthod servait de patinoire aux enfants du village.
Je me souviens de mon enthousiasme le jour où mon père nous conduisit avec mon cousin Albert, rendre visite à notre grand-tante, mère supérieure du couvent d'Einsiedeln dans le canton de Schwyz.
Après un déjeuner frugal et silencieux en présence des religieuses, dans une salle à manger impressionnante, on nous laissa patiner en toute liberté sur le lac de Sihl entièrement gelé. La surface rugueuse par endroits nous empêchait de prendre trop de vitesse, mais quelle ivresse de parcourir des kilomètres en patin.
La même année, le lac de Neuchâtel entièrement gelé lui aussi, nous offrit une partie de pêche mémorable. Au milieu du lac, des pêcheurs perforaient la couche de glace épaisse de près d'un mètre pour y installer des lignes de fond permettant de pêcher des brochets, des silures ou d'énormes truites de lac.
A Genève, au cours de cet hiver rigoureux, la baie gela entre les jetées, emprisonnant de malheureux cygnes pris dans la glace. La plupart, avaient réussi à gagner les eaux libres du petit lac. Spectacle étrange, certains de ces nobles oiseaux étaient allés se réfugier on ne savait comment, dans les branches des platanes du quai des Pâquis ou des Eaux-Vives, que la taille annuelle avait rendus à l'état de moignons...
Fait unique et inexpliqué, le petit port de Versoix offrait la particularité au cours de cet hiver rude et glacial, d'attirer des centaines de milliers de poissons à l'abri de sa rade.
Durant quelques semaines, des dizaines des pêcheurs dont j’étais venaient, bravant le froid intense, emmitouflés comme pour une expédition polaire, serrés sur les pavés de la jetée glissante, bénéficier de pêches miraculeuses.
Durant plus de dix jours, nous mangeâmes tous les jours de la friture de poissons, sans nous lasser.

Mon beau vieux chêne
Au milieu de notre jardin se dressait un grand chêne contre le tronc duquel mon père avait aménagé un abri de jardinage où il remisait ses outils. C'est sous sa frondaison que nous prenions nos repas. A quatre mètres de hauteur, entre les trois branches maîtresses, je m'étais aménagé une cabane à la fois mon royaume et mon refuge.
L'arbre devenant trop haut, portant de l'ombre à la maison, un élagueur vint en retrancher un bon tiers ne laissant que le tronc avec le moignon des trois maîtresses branches. Pour moi ce fut une véritable souffrance. Jamais, depuis ce crime, je ne puis voir sans un sentiment de révolte la mutilation ou la mise à mort d'un arbre.
Mais l'arbre cicatrisa vite. Dès le printemps de nombreux rejetons lui redonnèrent une certaine tournure sans lui rendre son allure royale.
A présent c'était une tour, un donjon de feuillage, que ma cabane de planche couronnait.
Quelques années plus tard, écoutant la chanson de Brassens
Auprès de mon arbre, j'étais ému jusqu'aux larmes au souvenir de mon chêne.

Je conduis Barbette au bouc
Ma jolie petite chèvre blanche étant en état de procréer mes parents me confièrent le soin de la conduire chez le père Walser, un vieil homme grognon qui possédait un bouc.
Il vivait reclus dans une sorte de grange aménagée, loin de toute habitation, avec son troupeau de chèvres et Hansel son bouc. L’animal répandait loin à la ronde une puissante odeur génésique qui émoustillait les chèvres en chaleur mais incommodait le voisinage.
Aussi le père Walser vivait-il seul, en autarcie, avec pour seuls revenus la vente des légumes de son jardin, des fruits de son verger, de ses délicieux fromages et la redevance versée pour les saillies de son bouc.
Je me souviens de cette matinée ensoleillée comme si c'était hier.
A pied, un bâton de coudrier dans une main, serrant bien fort la lanière de cuir retenant Barbette de l'autre, je cheminais fièrement sur la route poussiéreuse qui conduisait chez le père Walser.
Quelques rares promeneurs me saluaient avec humour: "Alors Boubi, on mène la chevrette au bouc!" ou encore: « Fais attention à tes fesses, qu'il ne se trompe pas, le vieux satyre".
A l'approche de la forêt, les remugles de l'animal empuantissaient l'atmosphère. En longeant l'enclos, Barbette devenait nerveuse. J’avais de la peine à la tenir. Elle esquissait des cabrioles, poussait de petits gloussements.
Walser s'avança rapidement à ma rencontre, sa canne ferrée à la main, me criant:
"Donne-moi vite ta corde, sans ça ta gamine va s'échapper..."
Le vieux sentait aussi fort que son "Bock".
Il me prit la lanière de la main et Barbette l'entraîna aussitôt vers l'entrée de l'enclos. Là, je me souviens de l'horreur que je ressentis à la vue de ma jolie Barbette, élégante et blanche, allant joyeusement à la rencontre de l'affreux, ignoble, dégoûtant monstre cornu qui ressemblait au diable des manuels religieux.
Le vieux Walser jouissait visiblement devant cette scène obscène.
Les yeux exorbités, la main dans son pantalon - je pensais qu'il se grattait,- en fait il se branlait - la bouche ouverte. Un faune lubrique.
Aujourd'hui, avec le recul, je pense que le vieux s'imaginait à la place de son bouc en train de sauter une jolie fille consentante.

J'assistai à la scène, pétrifié. Je me souviendrai longtemps de la longue mentule d'un rose luisant dont le bouc saillit ma mignonne. Je remis les cinq francs au vieux et repartis très vite, dégoûté. Barbette ne sera jamais plus ma petite chèvre préférée, même lorsqu’elle accouchera de deux jolis cabris…


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1 commentaire:

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