samedi 17 décembre 2016

19) BOHÈME JOYEUSE

*Attention…certains passages sont assez scabreux, voire carrément pornos. À ne pas mettre en toutes les mains.

******




******

Un bordel chic - LE SPHINX

Le Sphinx était une maison close parisienne de luxe ouverte en 1931et fermée en 1946, située au 31 boulevard Edgar-Quinet à Paris. Le Sphinx se distinguait par une architecture et des décors  d'inspiration  néo-égyptienne.

LE SPHINX en 1943

Il faisait partie des établissements les plus chers et les plus connus de Paris, avec le Chabanais et le One-two-two.L'établissement est un superbe lupanar de luxe, qui ouvrit ses portes comme American Bar, le 24 avril 1931. Il reprit l'emplacement d'un ancien marbrier funéraire, dont le sous-sol était en communication directe avec les catacombes. Lors de la construction de l'immeuble, une porte permettait un repli discret vers les souterrains en cas de besoin.


L’établissement appartient à quatre associés, dont Charles Martel, lié aux gangsters Paul Carbone et François Spirito à Marseille, qui exploitent de nombreux bordels sur la Côte d’Azur. Martel confie la gérance du Sphinx à Georges Le Mestre et à sa femme Marthe Marguerite, dite « Martoune », la tenancière. Ceux-ci s’assurent de très bonnes relations avec le préfet de police  président du Conseil en 1933, et plusieurs fois ministre, ainsi que de Paul Reynaud, homme politique influent et également plusieurs fois ministre.

La brigade mondaine surveille évidemment de près le Sphinx, qui est l’un des plus luxueux bordels parisiens dans les années 30. Des fiches de police, des écoutes et des photographies sont prises pour surveiller la clientèle. Des instantanés comme une fiche d'hygiène établie lors d'un contrôle sanitaire du 10 novembre 1936, nous montre que la maison emploie 5 sous-maîtresses, et 65 pensionnaires en tenue fantaisie. La maison de tolérance étant ouverte de 15 heures à 5 heures du matin, avec 3 passes par femme et par jour en semaine, 2 le dimanche, pour un tarif unique de 30 francs plus pourboire.

Les autorités d'occupation soucieux d'assurer le « ravitaillement » sexuel des militaires et de limiter au maximum les contacts de l'armée allemande avec la population civile féminine décident de réquisitionner les maisons closes à Paris. Les services sanitaires de la Wehermacht sont chargés d'organiser la réouverture et le contrôle sanitaire de ces établissements. C'est le capitaine Haucke commissaire qui est chargé de gérer l'activité de la prostitution parisienne. Il affecte d'emblée 5 établissements haut de gamme aux officiers: les belles poules, le sphinx, le chabanais, le One-Two-Two et la maison close sise au 50 rue Saint-Georges.

Les visiteurs illustres  ;

•    Les écrivains Joseph Kessel, Georges Simenon, Albert Legrand, Francis Carco, Blaise Cendrars, Alexandre Breffort, Georges de La Fouchardière, Jacques Prévert, Jean-Paul Sartre, Colette, simone de Beauvoir, Hemingway.
•    Les peintres Moïse Kisling, Foujita et Pascin avec leurs modèles  Kiki de Montparnasse, Youki Desnos,  Madeleine Sologne et son amie Marlene Dietrich. 


Kiki de Montparnasse


•    La chanteuse Fréhel, déjà bien fatiguée, y venait chanter avec sa voix rauque.
•    Le président du conseil et plusieurs fois ministre et ambassadeur  Abert Sarraut était un soutien puissant, Paul Reynaud ainsi qu'une cohorte de politiciens, d'industriels et de hauts fonctionnaires.
•   L'escroc financier  Alexandre Stavisky, avec le modèle Arlette Simon de chez Chanel.
•   Les gangster Spirito et Carbone associés aux propriétaires : le baron de Lussat.
•   « Martoune » ajoute dans ses mémoires avoir accueilli Eva Braun avec des amis en 1932, puis avoir vu Hitler au Sphinx, lors de sa visite éclair à Paris, le 23 juin 1940.

Le bâtiment fut réquisitionné après guerre pour loger des couples d'étudiants convalescents de la Fondation de France. Le Sphinx, rendez-vous des artistes, politiciens et gangsters des années trente fut détruit par les promoteurs en 1962, emportant ses fresques de Van Dongen et ses décors égyptiens.




******



Dominique Desanti et son normalien de mari

Mon passage aux Jeunesses du Parti du Travail, mon expédition en URSS et les mésaventures qui ont suivi, m'ont, je l'espère, durablement vacciné contre toute idéologie. Mais la nostalgie demeurait. La nostalgie de ces soirées passées entre camarades à fumer, à boire, à chanter et à refaire le monde. Cette foi en un monde meilleur, un monde libéré de toute servitude et de toute contrainte, cette foi du charbonnier dans la paix universelle.
Je sais, je sais, nous étions naïfs, crédules, manipulés, mais le fait demeure.
Une partie des jeunes de ma génération avait foi dans le progrès, dans la justice, dans la possibilité de changer, de transformer le monde en un monde meilleur !
Après Nyon puis Genève me voici à Paris et ma route croise encore quelques figures représentatives de cette "espérance", les Maublanc, les Desanti !
Mais, généralement, je me sentais mal à l'aise parmi ces intellectuels, bourgeois, pédants, nantis, sûrs d'eux, dont les idéaux affichés étaient de la simple idéologie ! J'avais vu le résultat sur le terrain, en URSS même, à Berlin-Est, dans des régions d'où les touristes étaient exclus.
Les Desanti faisaient partie de ce monde de bobos ! Ils allaient au peuple non par amour du peuple, mais par amour d'eux-mêmes, pour le diriger, sans jamais prendre en compte ses aspirations, ses besoins véritables.
Les communistes au penser vrai, à l'action juste, étaient plutôt rares. Pour ma part je n'ai rencontré sur ma route qu'un seul communiste authentique, loyal :
Armand Forel, le médecin des pauvres de Nyon, comme on l'appelait, et qui demeure pour moi un militant exemplaire, même si, après mon voyage en URSS, je ne pourrais plus jamais approuver les directives du Parti, l'inféodation à Moscou, les mensonges du système.
Les Desanti eux vivaient du système, dans le système, sans rien donner aux autres sinon des paroles... Leurs bavardages sonnaient faux. Armand Forel agissait, donnait, aidait, soulageait dans l'urgence, sans compter son temps, son argent.
Sans doute le socle immuable, inébranlable, sur lequel il s'appuyait et dont il tirait son énergie vitale était vermoulu, mais son idéal d'un monde meilleur pour tous, sa foi absolue dans le Parti et ses décisions étaient sincères. Le Parti était pour lui ce que l'Église est pour un croyant type J.F.Frié.
Pour les Desanti, comme pour la plupart des communistes de cette époque, le Parti était le garant de l'idéologie, du pouvoir, l'assise de leur conviction. Il représentait la légimité même de leur croyance et la justification de leur position sociale.
Je me souviens d'une soirée chez les Desanti où j'osai timidement dire ce que j'avais vu en URSS. Tels deux vociférants idéologues, ils me coupèrent la parole, me traitèrent de "menteur" et, évidemment, ne m'invitèrent jamais plus à leurs soirées d'intox.
Au fond de moi-même j'avais de la peine à m'arracher définitivement à cet idéal de jeunesse qui m'avait apporté d'immenses joies, et puis il y avait Marie Maublanc…

***

Jean Probst - Frisette
C'est à La Palette, rue Mazarine, que je fais la connaissance de Jean Probst, un garçon avec qui je sympathise. Il possédait à Levallois, 28, rue Rivay, un atelier de mécanique de précision, sous-traitant de constructeurs d'avions, qui occupait une vingtaine d'ouvriers spécialisés.
Jean était marié, habitait Neuilly, disposait pour ses bonnes fortunes d’une charmante garçonnière sous les toits de la rue de Seine. Il ne sortait jamais son épouse au "Quartier". Dirigeant son personnel avec un paternalisme de bon aloi, il amenait ses apprentis et ses jeunes ouvriers célibataires voir les filles du Sébasto, à ses frais.
«Tu comprends, pour qu'ils gardent la main sûre, la tête à leur travail, il faut de temps en temps que mes garçons puissent se vider les couilles. Cela fait partie de l'hygiène du travail et de la bonne gestion du personnel.»
Jean était devenu l'ami de Frisette, un tapin dans la cinquantaine, très intelligente, assez belle encore dans sa maturité, qui dirigeait ses filles sur le trottoir en véritable mec. C'est elle qui choisissait pour les protégés de Jean les filles les plus fraîches, les plus câlines, afin que ces jeunes gens apprennent les joies de l'amour en douceur entre des mains expertes.
Il m'arrivait d'accompagner Jean dans ses tournées de « plaisir. Nous nous installions à la terrasse d'un café confortable où Frisette avait établi son quartier général. Elle y était protégée par la police à laquelle elle rendait quelques services.
Pendant que les apprentis de l'atelier de Jean "montaient" avec les filles, Frisette nous contait le roman de sa vie, les ficelles du métier, les joyeusetés et les contraintes de la vie de pute.
Elle connaissait tout de la prostitution parisienne.
Comme nous lui demandions comment des filles aussi laides, aussi énormes, aussi terrifiantes que certaines de celles qui arpentaient le trottoir de la rue aux Ours pouvaient trouver des clients, elle nous apprit que les "monstres" étaient très demandés. Il existe une catégorie d'hommes qui ne prennent leur pied qu’en compagnie de monstres.
Julie la cul-de-jatte que l'on exhibait sur une brouette faisait ses vingt passes dans la nuit. Marthe l'Ogresse, une Noire obèse, atrocement fardée, aux cheveux croulant sur ses épaules de sumotori comme des noeuds de vipères, aux énormes lèvres obscènes, avait ses habitués fidèles, venus du monde entier.
Liane, la femme serpent, une fille chauve, d'une étrange maigreur, au visage froid, très beau, sortie tout droit d'un film de science-fiction, ambassadrice de charme d'une autre planète, fascinait de ses yeux d'un bleu glacé des hommes de toute origine.
Frisette nous étonna par sa description précise et minutieuse des spécialités de ces putains sortant de l’ordinaire. Un jour, elle nous proposa de passer dans son "observatoire".
Dans l'immeuble situé en face du café où elle avait ses aises, Frisette disposait de plusieurs chambres réservées dans un hôtel de belle allure, fréquenté par des touristes étrangers. J'appris plus tard que Frisette était en fait la propriétaire des murs et du fonds, à travers l'astucieux écran d'une société civile.
L'une de ces pièces, sans numéro, sans porte apparente, possédait une installation curieuse permettant de voir sans être vu. Le sol, le plafond, deux parois, étaient équipés de miroirs sans tain, avec éclairages spéciaux, micros et caméras cachés.

C'était sa chambre secrète, jamais détectée, qui lui permettait d'avoir barre sur qui lui cherchait noise. De là, elle pouvait entendre et filmer les galipettes de quelques policiers de haut grade venus en voisins de la "Tour pointue", ( 36 Quai des Orfèvres) pour servir, disait-elle mystérieusement, à ce que de droit…

***

Les Soeurs d'amour


- Bon Dieu qu'elles sont belles ! s'exclama Jean, on dirait des anges sortis tout droit d'un tableau de la Renaissance italienne !
- Tu ne peux mieux dire ! affirma Frisette.
- Tu les connais ?
- Qui dans le quartier ne les connaît pas ! ajouta la maquerelle. Elles font partie du commando de choc des Soeurs de charité, congrégation religieuse dynamique, non cloîtrée, de tendance "charismatique" qui fait peur aux vieilles lunes de l’Église officielle, mais que notre bon pape protège.
(J'ai souvent remarqué l'attachement à l'Église et à la religion de certaines grandes pécheresses !)
- Des bonnes soeurs ? Quel gâchis !
- Ne dis pas ça ! Ce sont des filles épatantes... De saintes femmes !
- Tu nous en diras tant !
- Eh bien je vais vous raconter quelle étrange mission elles ont librement choisie. Élisabeth, la blonde, est infirmière dans un hôpital et déjà mère de famille, la brune Nicole, méditerranéenne aux yeux verts, est étudiante en philosophie, la gracieuse Italienne aux cheveux blond vénitien est fille de bijoutier et, la quatrième, l'exquis tanagra aux jolies tresses auburn, petite-fille d'un grand-duc émigré est danseuse au ballet de l'Opéra.
- Quel rapport avec l'Église ?
- Ces quatre jeunes filles ont décidé de venir en aide aux plus misérables, aux déchets de notre société, à ceux qui n'ont plus rien : aux estropiés, aux paralytiques, aux grands invalides, aux grabataires des bas-fonds...
- Si elles veulent bien s'occuper de moi, je ne demande pas mieux que d’être grabataire ! s'exclama Jean.
- Ne te moque pas toujours, mon cher ami ! Ces filles sont des saintes ! Car ce n'est pas seulement une aide matérielle ou morale qu'elles apportent quotidiennement aux plus démunis, mais surtout un réconfort sensuel.
- Sensuel ? Que veux-tu dire par là ?
- Elles offrent à tous ceux qui souffrent de carence affective, d'absence de tendresse, aux hommes privés de femmes, un peu d'amour physique. Oui, ces filles magnifiques, ces morceaux de rois, apportent aux déchets d'humanité qu’elles rencontrent un peu de bonheur, en leur permettant de connaître la jouissance...
- C'est pas vrai ?
- Si ! Mais elles ne se donnent pas, elle donnent !
- Comment ça ?
- Les hommes dont elles s'occupent ne peuvent même plus aller aux putes !
Alors elles leur apportent avec une tendresse infinie, une douceur angélique, les caresses de leurs mains, le réconfort de leurs bouches...
- Tu veux pas dire qu'elles les...
- Si, elles les branlent avec amour, elles les font jouir, elles les sucent
- Boudiou !
- Oui, Jean, même si cela peut te paraître incroyable, ces filles belles, saines, si resplendissantes, si bien dans leur peau, offrent le plaisir aux anormaux, aux infirmes, aux éclopés, aux estropiés, aux culs de jatte, sans aucune gêne, sans aucun dégoût ! N'est-ce pas admirable ?
- C'est confondant !
- Et je peux te le dire, elles font cela sans vice, par pure charité...
- Des putes du Bon Dieu, en somme...
- Ne te moque pas ! Elles font ce que pas une de mes filles ne ferait... Elles font sans dégoût ce que bien des femmes mariées refusent à leurs époux. Parfois même avec un type long à jouir, elles s'y mettent à deux ou à trois, toilettant le vit, adoubant de leurs lèvres exquises la bouche puante de l'ivrogne, ne reculant pas devant la feuille de rose... jusqu'à ce l'homme jouisse. Ce sont des saintes...
- Frisette, tu ne vas pas nous dire que tu les admires ?
- Si, car moi, dans mon métier de maquerelle après douze ans de noviciat en tant que gagneuse, je sais ce qu'une jeune femme peut éprouver devant un homme vieux, sale, dégoûtant, couvert de croûtes qu'elle est contrainte de faire jouir si elle veut éviter les coups ou les sévices de son protecteur... j'ai donné... Mais je sais aussi ce qu'une pipe peut apporter de bonheur à un pauvre type, le capital-rêve que cela représente pour lui, quelles jouissances solitaires il pourra se ménager en évoquant ce souvenir !

*****


Les Halles de Paris

Le fameux "Ventre de Paris" appelé "les Halles" était un beau "carré" de vie, sombre, magnifique parfois tragique, planté au coeur même de la ville. Un monde fantastique, plein d'odeurs, de couleurs, de personnages étranges, venus de partout, de toutes origines.



Ce marché qui se tenait la nuit, dans un pittoresque quartier populaire du centre de Paris, le transformait, de dix heures du soir à huit heures du matin en un somptueux décor de théâtre.
C'était une des attractions incontournable de la vie parisienne. Les bourgeois venaient s'y abreuver, s'empiffrer ou s'encanailler après le cinéma ou le théâtre, se mêlant à la faune pittoresque dans un fabuleux décor à la Hiéronymus Bosch.
Dans les années cinquante, les bâtards de la commission européenne n'avaient pas encore légiféré sur les étals et imposé leurs rigides et stupides normes d'hygiène encadrées par une réglementation tatillonne. De la France entière, mais surtout de l'Ile de France, arrivaient chaque nuit des milliers de tonnes de marchandises, viandes, poissons, fruits, légumes qui se négociaient en quelques heures, de gré à gré. La boucherie, la marée et les laitages étaient frais et fleuraient bon le produit de la mer ou du terroir.
Ici, pas de chèques, tout se payait comptant, en billets de banque, le plus souvent sans facture. Les petits commerçants, les restaurateurs venaient s'approvisionner directement, sans recourir à des intermédiaires, choisissant eux-mêmes les marchandises.
Les mandataires étaient des hommes puissants, mais à côté de ces seigneurs, subsistait un petit commerce fait d'hommes libres, fiers de leur indépendance, bien campés dans leurs bottes et dans leur tête.
Bien sûr, les écrivains, les bourgeois aimaient se moquer de ces petits roitelets de quartier.
L'épicier, le crémier, le bistrot, le boucher, le tripier, le marchand de volailles, étaient des personnages incontournables de la cité. De petits notables. De petites éminences locales.
Il fallait voir l'importance que prenaient les bouchères ou les crémières trônant derrière leurs étincelantes caisses nickelées. Généralement bien en chair, les joues roses, les cheveux teints, elles respiraient l'aisance et la bonne santé.
Et ce petit monde était servi par des commis, des domestiques, des garçons de course. Ils travaillaient énormément, leurs journées étaient de quinze heures, ils étaient économes, près de leurs sous, voire pingres.
Ils se recevaient entre eux, échangeaient des plaisanteries sur leurs clients, parlaient de leurs biens. Sur le comptoir des boucheries et des charcuteries, le glaïeul rouge était la fleur reine. La rose et le lys ornait les caisses des parfumeries.
Chez les épiciers on privilégiait les fleurs jaunes, primevères, jonquilles, gerbes d'or.
Tout cela a bien changé. Aujourd'hui (1999), à part les boulangeries-pâtisseries, le petit commerçant indépendant et l'artisanat sont moribonds. Quelques Maghrébins issus de lignées commerçantes, appartenant à des réseaux bien organisés ont pris la relève et nous permettent encore de choisir. Les boutiques sont franchisées.
Des lois sociales stupides et la voracité du fisc ont tué le petit commerce indépendant.
A la place des commerçants libres et responsables, nous voyons fleurir partout de "petites, moyennes et de grandes surfaces", - on ne dit même plus magasins -, dont les employés, de la caissière au directeur, sont des esclaves salariés.
Bientôt le Progrès remplacera les caissières - appelées «hôtesses de caisse» par des caisses enregistreuses automatiques dont l'oeil électronique lira les codes-barres directement dans les caddies.
Le commerçant, l'artisan, jusqu'à la marchande de quatre saisons, étaient jadis des hommes et des femmes libres, durs à la tâche, qui aimaient leur travail.
C'étaient eux qui choisissaient, achetaient, les produits qu'ils allaient vendre. Ils étaient les garants de leurs marchandises, maîtres de leur prix de vente, consommant eux-mêmes ce qu'ils n'avaient pas vendu.
La vie sociale était hiérarchisée. Chacun avait un métier, était à sa place.
Chacun était respecté pour son travail.
L'instituteur était quelqu'un. Le peintre en bâtiment aussi. De même le croquemort,
l'hirondelle (policier à bicyclette et en pèlerine). La vie était plus rude, plus saine, plus joyeuse. Chacun était quelqu'un. Le manoeuvre même, homme à tout faire, avait la fierté de son savoir-faire.
Le cinéma populaire de ce temps-là reflète assez fidèlement la vie d'autrefois.
Les personnages de Pagnol sont croqués sur le vif, même si l'art a fait de chacun d'eux un prototype.
C'est aux Halles, que par une nuit d'hiver, j'ai vu arriver dansant sur un diable chargé de cageots de pommes, une fille belle comme le péché, paraissant sortir d’un tableau de Toulouse-Lautrec.
En équilibre précaire sur ce chariot à quatre roues devenu incontrôlable, elle roulait à ma rencontre à fond de train, poursuivie par deux employés rendus furieux par son emprunt.
Parvenue à ma hauteur, elle sauta du véhicule directement dans mes bras tandis que ses poursuivants récupéraient prestement leurs pommes et leur diable.
Souriante, l'inconnue me regarda comme si j'étais le bon Dieu et me roula une pelle inoubliable.
- On m'appelle Popo me dit elle tandis que je reprenais mon souffle. Et toi ?
- Maino !
- Je t'offre un pot.
Elle s'empara de mon bras et nous voilà déambulant entre les étals à ciel ouvert, éclairés par les becs de gaz et les braseros, au milieu d'un grouillement d'êtres affairés, courant dans tous les sens.
Au bras de Popo, je me sentis soulevé par un immense bonheur. Je ne me lassais pas de la regarder, de contempler son visage d'une pureté angélique, d'écouter sa voix gouailleuse, profonde, parfois un peu criarde, de Titi parisien. Elle me rappelait l'Arletty des Enfants du Paradis.


Au Chien qui fume le bistrot des balle de paris en 1960

Au Chien qui fume, Popo semblait connue. De toutes parts montaient des lazzi :
- Popo ! T'as trouvé ton milliardaire !
- T'en fais pas, me chuchota Popo à l'oreille. Ils sont jaloux !
Moi, bohème fauché, ne possédant rien d'autre que ce que je portais sur moi, me faire traiter de milliardaire...
Malgré la cohue, le personnel du bistrot nous dénicha une table sympathique, "pour amoureux", affirmaient-ils, avant de nous apporter d'office, sans que nous ayons commandé quoi que ce soit, du vin en carafe, des amuse-gueule, d'appétissantes cochonnailles, sur lesquels ma compagne se rua affamée.
Assis en face l'un de l'autre, nous nous dévorions du regard. De temps à autre, la main fine et élégante de ma belle inconnue, venait sous la table serrer mes genoux ou saisir la mienne.
J'étais au septième ciel mais je me demandais comment j'allais payer l'addition. J'avais juste de quoi me payer Roger-la-Frite, mais pas Le Chien qui fume ou Le Pied de Cochon !



Popo avait une fort bonne descente. Mince, presque maigre, elle mangeait et buvait comme quatre. Ses yeux verts brillaient de bonheur, sa bouche aux lèvres gourmandes luisaient de sauce, sous la table ses mains se faisaient inciviles. Puis même son pied se mit de la partie, se posant avec impertinence sur mon pantalon.
Et, dans mon slip, évidemment, sans que je le voulusse, mon cornichon devenait concombre à la grande joie de ma belle.
- J'ai envie de toi !
Moi, je n'osais répondre, je n'avais pas à répondre, la bosse de mon pantalon parlait pour moi.
En ce temps-là les toilettes des bistrots convenables n'étaient pas ce qu’ils sont aujourd'hui. Vestiaire et WC étaient entretenus et régentés par de solides matrones : les dames pipi. Il fallait en passer par leur discipline ou leur bon plaisir pour poser culotte. Quant au refuge discret pour commettre la chose, un couple pressé de s'aimer obtenait, contre un généreux billet de banque, le cabinet le moins inconfortable du sous-sol.
Certains restaurants, certaines brasseries offraient bien sûr des cabinets particuliers où l'on pouvait s'éclater à son aise. Mais là, il fallait réserver. Tandis qu'au royaume de la dame pipi, on pouvait jouir d'une belle sans délai, tirer son petit coup sans apprêts.
C'est ainsi que je fis l'amour à Popo ou plutôt que Popo me fit l'amour pour la première fois, dans le sous-sol du Chien qui fume.

Popo et Mimi au BarBac

Nous nous revîmes quelquefois, toujours avec le même plaisir à Montparnasse, à Saint Germain-des-Prés, au Bar Bac, à Belleville ou à Montmartre.
C'était une fille adorable. Elle se donnait pour le plaisir. Nous nous la partagions sans jalousie.
Nous vivions en bohèmes la civilisation du bistrot.
Dois-je avouer qu'au moment de l'addition, Popo devina mon impécuniosité à mon hésitation, et paya discrètement notre royal souper.

***

Amis du cirque Pierre Derlon et Jack Doré
Premier novembre. Jour des morts. Expédition en 4 cv dans les Vosges sur la tombe du grand-père de Jack Doré, ami intime de Pierre Derlon.






Jack était un garçon mince, souriant, dynamique, beau parleur, joli coeur plaisant aux filles, bourré d'humour. Où qu'il aille, il transformait la soirée la plus sinistre, les gens les plus compassés en festival de comédie italienne, Tout le monde l'adorait.






On ne savait jamais très bien ce qu'il faisait, de quoi ou avec qui il vivait. C’était un feu follet, un funambule, un ami à la fois secret et merveilleux. Pierre Derlon l'avait connu au Cirque. Durant quelque temps, Jack Doré avait été le porte-parole des Bouglione. On ne parlait pas encore d'«attaché de presse».
On disait aussi qu'il était dans les affaires. D'autres prétendaient qu'il était le chevalier servant de l'épouse du Président de la République. Ou encore trafiquant de haut vol, agent secret, homme de confiance d'un ministre. On disait n’importe quoi !
Une veille de 1er novembre, Jack cherchait un ami qui voulût bien l'accompagner dans l'Est, pour accomplir pour la première fois de sa vie le pèlerinage de la Toussaint sur la tombe de son grand-père. Je bondis sur l'occasion.
La saison était triste et pluvieuse. Nous parcourions la campagne désolée à bord d'une 4 CV toute neuve.
Nous avons beaucoup parlé durant ce long voyage sur des routes d’automne glissantes noyées dans le brouillard. Jack me racontait des histoires époustouflantes qui se déroulaient dans le monde du spectacle de cirque dont j'ignorais à peu près tout.
Moi je lui disais des poèmes, je lui parlais de romans, d'auteurs dont il ignorait jusqu'au nom. Je lui confiai aussi mon rêve d'être un jour écrivain à part entière.
- Mais je croyais que tu l'étais ? Tous nos amis me parlent de tes livres !
- Ils sont encore dans ma tête. Mais c'est un secret. Il ne faut pas le dire. Jack Doré a bien gardé mon secret.
Je ne me souviens plus très bien si nous avons retrouvé la tombe de son grand-père. Il me semble que oui, car une image vraie ou imaginaire reste gravée dans ma mémoire_ : la silhouette élégante de Jack incliné au-dessus de la pierre moussue d'une tombe grise, une rose à la main.
Nous avons fait, pour trois francs six sous, un de ces repas pantagruéliques que l'on pouvait alors faire dans un bistrot de campagne et dont on se souvient cent ans après encore. À table, mon ami me dit : - Tu devrais écrire un livre sur le Cirque. C'est un univers merveilleux, fascinant. Je pourrais passer des jours entiers à t'en parler.
- Essayons. Raconte !
- Écoute, Marc, dans la vie pour réussir, il ne faut pas essayer, il faut se lancer, foncer...
Même si je me souviens très bien de sa leçon, elle ne m'a guère servi. Je suis d'une nature trop introvertie, rongée par la timidité.
Jack me parla des heures durant du cirque. Mais ce projet de livre n'a jamais vu le jour. Et, bien qu'un grand nombre d'auteurs aient parlé du Cirque, - tel Serge, un ami de Youki - ce monde tel qu'il le connaissait lui, restera sans doute à jamais enfoui dans sa mémoire.
Ce court voyage sera l'un des plus importants de ma vie.
Avant de nous quitter, Jack me dit : - Va voir de ma part Michel Esnault, rue du faubourg Poissonnière. C'est un photographe merveilleux. Il possède dans ses archives des milliers de photos de tous les grands artistes du Cirque.

****

Michel Esnault

La photo me passionnait depuis toujours. C'était mon père Benz qui m’avait inoculé le virus. Il avait pris des photos durant toute sa vie avec un vieillissime appareil à plaques qu'il installait sur un trépied en bois, repliable.
Ses clichés étaient remarquables.
Mais tout cela est aujourd'hui perdu, disparu dans la débâcle de mes déménagements successifs.
Michel Esnault était un homme simple, droit, fier, bourru, têtu. Il portait une petite moustache et, en sautoir, une griffe de tigre. Signe distinctif des gens du cirque, des manouches. Bon comme le bon pain, il m'accueillit dans sa boutique vieillotte comme si nous nous connaissions depuis toujours.
Il vivait simplement, travaillait avec acharnement au service de tous ces enfants de la balle qui, pour la plupart, étaient simplement nourris, logés blanchis par leur troupe et ne disposaient que d'un peu d'argent de poche... Mais tous aimaient leur métier, ne vivaient que pour lui.
Michel leur tirait le portrait, puis confectionnait à chacun de somptueux tirages format carte postale et des posters pour leur publicité, sans se faire payer ou si peu.
Il se rattrapait parfois avec les revues et les gazettes qui lui commandaient des tirages des vedettes du jour qu'il oubliait très souvent de leur facturer. De rares patrons de presse honnêtes payaient son travail à sa juste valeur.
J'accompagnai parfois Michel sur le terrain, au Cirque d'Hiver, à Médrano, chez Grüss ou sous le chapiteau des cirques en tournée. Je serais volontiers devenu son assistant, porteur de matériel ou grouillot à son service pour la vie. Mais Michel était un individualiste forcené. Il travaillait seul, à sa manière, à sa guise, restant allergique aux suggestions, ou aux ordres de ses commanditaires.
Michel était un ami de Pierre Derlon qui me l'avait fait connaître. Homme véritablement libre, anarchiste de coeur, il aimait passionnément le Cirque, son ambiance à la fois rigoureuse et fraternelle, ses odeurs. Dans son sillage j’ai rencontré Grock, Zavatta, les Fratellini, les Bouglione et bien d'autres, plus modestes mais tout aussi attachants.
Michel Esnault ne tenait pas de comptabilité, payait son forfait rubis sur l’ongle et le surplus de ce que les administrations lui réclamaient après le troisième ou le quatrième rappel. Il réglait ses fournisseurs cash et en espèces. C'était un maître dans son métier.
Il était tellement réfractaire à la paperasse qu'au moment où il voulut vendre son fonds et se retirer à Pornic pour vivre sur un bateau de sa pêche, il s’aperçut chez le notaire, que l'achat de son bien, dont il avait acquis les murs vingt-cinq ans auparavant, n'avait jamais été enregistré ! Il dut payer une seconde fois les frais de mutation, avec des francs bien dévalués ce qui l'obligea à repousser la date de sa retraite de quelques années.
En attendant, il se rapprocha de la mer et reprit avec sa femme et sa fille un petit bistrot au pied du phare d'Ailly dans la région de Dieppe.
Dans les années 60, je m'y retirerai parfois durant une semaine ou deux avec mon Underwood pour bâcler un roman d'espionnage. En dehors des heures de travail, j'allais donner la main à la cuisine et nous bavardions durant des heures.
Comme Michel, j'avais la nostalgie de la mer. Mon rêve, comme le sien, était de vivre à bord d'un vieux gréement retapé et de bourlinguer sur toutes les mers du monde. Sa femme n'était pas d'accord. Elle n'aimait que la terre ferme.
Un jour, bien des années plus tard, que je venais de toucher une forte somme suite au succès d'un livre et que Michel venait de céder son bistrot pour s'installer à Pornic, nous avons failli réaliser notre rêve.
Acheter un bateau et partir, lui avec son matériel photo et moi avec ma machine à écrire. Mais son épouse lui mit le marché en mains. S'il persistait dans son projet, elle demanderait le divorce et ils seraient obligés de faire le partage de leurs biens.
Michel aimait bien sa femme et sa fille, et notre projet comme bien d’autres tomba à l'eau. Par la suite, mon ami s'installa à Pornic, acheta un modeste bateau de pêche, prit une licence de marin-pêcheur côtier et se livra jusqu'à la fin de ses jours à sa passion de naviguer.
Au lieu de faire le tour du monde, il apprit à bien connaître les courants et les récifs, les marées et les hauts fonds de la baie de Bourgneuf, pêcha à la traîne de l'estuaire de la Loire aux Sables d'Olonne, posa son filet et ses casiers tout autour de l'île de Noirmoutiers tandis que sa femme devint la championne de la matelote d'anguilles et du loup au fenouil.
Un jour de 1999, je recherche son nom sur le Minitel, trouve son numéro de téléphone de Pornic et appelle mon ami. Je tombe sur sa veuve. Michel était décédé voilà deux ans.

La civilisation du bistrot
J'ignore comment nous nous débrouillions alors mais, presque sans argent, nous passions nos vies dans les bars, les caveaux et les bistrots à chanter et à bavarder. Il y avait toujours quelqu'un de plus riche pour offrir une tournée générale, des bouchées sur le zinc ou le menu à une table d'hôte.
La vogue était alors au whisky pour les snobs et au vin de terroir pour les artistes.
Le jaja (beaujolais) coulait à flots, du meilleur au pire, suivi par le chinon, le muscadet, le côte (du rhône), le gewürtz et quelques autres petites cuvées gouleyantes qui excitaient l'art de la conversation. Le bordeaux était un vin de bourgeois ou de vieillard égrotant.
Nous pouvions passer des nuits entières dans des "rades" dont, au petit matin, si nous étions désargentés ou habitions très loin, le patron nous offrait l’hospitalité spartiate de ses banquettes de moleskine jusqu'à la réouverture.
J'ai ainsi dormi bien des fois sur les banquettes de bistrots. Au Vieux Chêne, bien sûr, mais aussi dans d'autres rades au Quartier Latin, à Montmartre, à Montparnasse et ailleurs.
Souvent, quand je rentrais tard chez moi, boulevard de Courcelles, je trouvais un ami allongé et dormant en travers de ma porte. Il arrivait aussi qu'un voisin ou une voisine de palier offrît l'hospitalité de son lit à cet ami de passage.
Le lit aussi était souvent un bien commun. Il n'était pas rare qu'à la fin d’une soirée les amis qui nous avaient reçus fissent une place à leur hôte de passage dans leur propre lit.
Et cette hospitalité saine et sans arrière pensée se terminait très rarement en partouze. Sans doute les jeunes gens d'aujourd'hui ont-ils maintenu le principe sacré de la bourse commune et la tradition du lit que l'on partage, même s'il me semble voir au bout de ma lorgnette, du haut de mon observatoire, que l'époque moderne soit devenue plus individualiste et moins hospitalière.
Les lits étant jadis moins vastes que ceux d'aujourd'hui et les commodités plus restreintes, il arrivait que l'on se couchât tête-bêche pour gagner de la place, et que, ma fois, les douches étant rares, d'éminentes odeurs de pieds émanassent de ces corps ensommeillés.

******

Le terrorisme des clercs

Philippe Pétain et François Mitterrand

Depuis la "Libération" et la déroute des hommes et des idées de la vieille droite française, l'idéologie marxiste dominait la France. D'ailleurs, en ces temps troublés,- n'oublions pas que la "Libération" et les règlements de compte qu'elle entraîna tua davantage de Français que l'invasion allemande.
Au début de l'année 1944, Pétain attirait encore des foules énormes pour entendre ses discours. Une fois la France libérée ou sur le point de l’être, d'innombrables girouettes tournèrent casaque, pour se dédouaner ou se faire bien voir des FFI (forces française de l'intérieur).
Les communistes croyaient le "grand soir" venu. Mais si, début 44, les bolchos et leurs compagnons de route n'étaient qu'une poignée, ils devinrent légion une fois Paris libéré.
Et malgré son prestige immense, De Gaulle eut beaucoup de chance de ne pas se trouver évincé avant même d'être à même de former un gouvernement provisoire.
Dans les régions, là où les maquis rouges étaient puissants, ce fut l'hécatombe. Des dizaines de milliers d'hommes et de femmes furent promptement liquidés sans procès.
L'épuration fut féroce. Mais d'autres ont déjà raconté tout cela, et je n’y reviendrai pas, car je n'ai pas vécu en France durant cette période. Je ne la connais que par le récit de ceux qu'il l'ont vécue, notamment par Youki, Henri Espinouze, Jacques Yonnet, Jacques Arnal et quelques autres, notamment le sensible Georges Lupo dont le livre de souvenirs “Levée d'écrou“, publié chez André Bonne est à lire absolument.









Georges Brassens, dans quelques belles chansons, parmi lesquelles Les deux Tontons, résume très poétiquement les sentiments éprouvés de part et d’autre durant cette période trouble de guerre civile larvée.






Les deux Tontons - de Brassens
C'était l'oncle Martin, c'était l'oncle Gaston
L'un aimait les Tommies, l'autre aimait les Teutons
Chacun, pour ses amis, tous les deux ils sont morts
Moi, qui n'aimais personne, eh bien ! je vis encore
Maintenant, chers tontons, que les temps ont coulé
Que vos veuves de guerre ont enfin convolé
Que l'on a requinqué, dans le ciel de Verdun
Les étoiles ternies du maréchal Pétain
Maintenant que vos controverses se sont tues
Qu'on s'est bien partagé les cordes des pendus
Maintenant que John Bull nous boude, maintenant
Que c'en est fini des querelles d'Allemand
Que vos filles et vos fils vont, la main dans la main
Faire l'amour ensemble et l’Europe de demain
Qu'ils se soucient de vos batailles presque autant
Que l'on se souciait des guerres de Cent Ans
On peut vous l'avouer, maintenant, chers tontons
Vous l'ami des Tommies, vous l'ami des Teutons
Que, de vos vérités, vos contrevérités
Tout le monde s'en fiche à l'unanimité
De vos épurations, vos collaborations
Vos abominations et vos désolations
De vos plats de choucroute et vos tasses de thé
Tout le monde s'en fiche à l'unanimité
En dépit de ces souvenirs qu'on commémore
Des flammes qu'on ranime aux monuments aux Morts
Des vainqueurs, des vaincus, des autres et de vous
Révérence parler, tout le monde s'en fout
La vie, comme dit l'autre, a repris tous ses droits
Elles ne font plus beaucoup d'ombre, vos deux croix
Et, petit à petit, vous voilà devenus
L'Arc de Triomphe en moins, des soldats inconnus
Maintenant, j'en suis sûr, chers malheureux tontons
Vous, l'ami des Tommies, vous, l'ami des Teutons
Si vous aviez vécu, si vous étiez ici
C'est vous qui chanteriez la chanson que voici
Chanteriez, en trinquant ensemble à vos santés
Qu'il est fou de perdre la vie pour des idées
Des idées comme ça, qui viennent et qui font
Trois petits tours, trois petits morts, et puis s'en vont
Qu'aucune idée sur terre est digne d'un trépas
Qu'il faut laisser ce rôle à ceux qui n'en ont pas
Que prendre, sur-le-champ, l'ennemi comme il vient
C'est de la bouillie pour les chats et pour les chiens
Qu'au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi
Mieux vaut attendre un peu qu'on le change en ami
Mieux vaut tourner sept fois sa crosse dans la main
Mieux vaut toujours remettre une salve à demain
Que les seuls généraux qu'on doit suivre aux talons
Ce sont les généraux des p'tits soldats de plomb
Ainsi, chanteriez-vous tous les deux en suivant
Malbrough qui va-t-en guerre au pays des enfants
O vous, qui prenez aujourd'hui la clé des cieux
Vous, les heureux coquins qui, ce soir, verrez Dieu
Quand vous rencontrerez mes deux oncles, là-bas
Offrez-leur de ma part ces "Ne m'oubliez pas"
Ces deux myosotis fleuris dans mon jardin
Un p'tit forget me not pour mon oncle Martin
Un p'tit vergiss mein nicht pour mon oncle Gaston
Pauvre ami des Tommies, pauvre ami des Teutons…


****

Gigi Guadagnucci 

Dans la fraîche et joyeuse après-guerre, le Sélect avait détrôné La Coupole et La Rotonde à Montparnasse auprès des jeunes artistes moins argentés que les «arrivés» de l'avant-guerre. Beaucoup de jeunes ayant émigré à Saint-Germain des Prés où Le Flore, Les Deux-Magots et la Brasserie Lipp étaient devenus les nouveaux lieux à la mode, avec La Rose Rouge ou chez Castel où aller boire et danser jusqu'à l'aube.
Durant quelques mois, le Sélect devint mon port d'attache. C'était un peu l’anti-Coupole. A la Coupole les bourgeois, les nantis, les riches, les m'as-tu-vu. Au Sélect les artistes d'avant-guerre côtoyaient de futurs génies. Et puis au Sélect les consommations étaient moins chères.
A l'époque j'étais volubile, hâbleur, enthousiaste, péremptoire, jugeant de tout (selon Carole, il paraît que je n'ai guère changé). Je clamais tout haut mes toquades du moment et mes rejets. Je portais un tel aux nues ou prétendais que tel autre était un nul. Or, dans notre petit cercle d'habitués il y avait Gigi.
Gigi Guadagnucci était un beau garçon racé, dont le charme et la magnifique tête florentine faisaient tourner les têtes de toutes les filles.
Certes, le Sélect était fréquenté par bon nombre de "déserteurs du chemin des dames", mais la bande à Gigi était portée sur les femmes.
Un soir que, bien lancé, je pérorais comme à l'accoutumée, coupant la parole ici, bafouant là, critiquant tel autre, je vis Gigi pâlir. Il se leva, m'administra une paire de gifles à la volée, me traitant de sale petit con de Suisse ignare. Très remonté, il ajouta :
- Vas-tu enfin te taire et écouter les autres ? Il y a ici, autour de toi, plus de talent et d'intelligence que tu n'en auras jamais. Soit tu écoutes soit tu te barres en face avec les cons...
Rouge comme un "gratte-cul", je ne protestai pas, je restai sur place, muet, collé à mon siège.
L'incident n'avait même pas ralenti les conversations.
Mon amitié pour Gigi date de ce soir-là.
A l'époque, à Montparnasse, la réputation de Gigi en tant qu'artiste, ne reposait en fait que sur une seule sculpture abstraite de soixante-dix centimètres de haut, taillée dans un bloc de marbre blanc. Mais c'était une oeuvre magnifique, parfaite.Sublime.
Il signor Gigi avait une élégance naturelle et un charme fou. Pourtant, je l’ai rarement vu porter cravate et complet veston.
Tout ce que Montparnasse comptait de jeunes filles et de jolies femmes venait embrasser Gigi à la terrasse du Sélect, échanger quelques mots avec lui, folles de sa prestance et de son magnifique sourire, avant d'obtenir le privilège de partager le vaste lit en mezzanine de son atelier situé dans la modeste impasse fleurie du N° 21 de l'avenue du Maine.
Généreux, il payait volontiers les tournées de compagnons plus pauvres que lui, tenait table ouverte dans son atelier. Frugal, il vivait avec la simplicité d'un grand seigneur fortuné, et nombre de belles légendes couraient sur son compte.
Il descendait, disait-on, des princes Guadagni, alliés à la famille des Bourbon-Parme.
Originaire de Massa-Carrara (Ligurie), Gigi est né le 18 avril 1915 à Castagnetola. Il apprit à tailler la pierre dans une marbrerie, élaborant au pantographe d'après leurs maquettes originales, les oeuvres de sculpteurs déjà célèbres, incapables ou trop paresseux pour se mesurer directement avec la pierre.
Émigré anti-fasciste, son frère était le propriétaire d'une marbrerie à Annemasse.
C'est là que Gigi allait exercer son talent, sculptant directement dans le marbre, des anges, des vierges, des saints, des saintes, de jeunes enfants ou d'émouvantes adolescentes en pied, destinés aux caveaux de famille ou aux tombes des riches bourgeois de Genève et d'alentour.
Le secret de sa fortune résidait dans ce savoir-faire extraordinaire, précis et rapide.
Virtuose de la pierre, Gigi pouvait, en peu de jours tirer d'un bloc de marbre inanimé une merveille figurative. Il sculptait des tables baroques, des colonnes classiques, des frises ajourées, des bas-reliefs à l'antique. Mais son ambition était autre. Tout en maîtrisant parfaitement la matière, Gigi observait les autres sculpteurs, ceux que la mode du temps portait aux nues et, sans jamais les copier ou les imiter, il élabora d'abord en lui-même l'oeuvre magnifique et considérable qu’il allait bientôt créer.
Gigi avait des maîtresses, beaucoup de maîtresses, mais rarement de compagne attitrée.
Pourtant, deux petites merveilles, deux bibelots rares, deux jeunes filles le surent conquérir et, sans exclusivité absolue, vivre à ses côtés durant plusieurs années.
Angela (une vive et fragile niçoise brune, belle comme la nuit et Béatrice, une tessinoise blonde, superbe, belle comme le jour.)
Gigi qui avait postulé pour bénéficier d'un atelier de sculpteur auprès de la Ville de Paris en obtint deux, dix à quinze ans après sa demande. Il ne les refusa pas.
L'un en banlieue pour ses grandes sculptures, l'autre en plein Montparnasse, 21 avenue du Maine. Il aimait beaucoup la nature, la campagne. Aussi avait-il loué deux chambres sans confort à Champigny, dans une ferme de la région d’Ivry-la-Bataille où nous allions parfois lui rendre visite et vivions quelques jours en sauvages heureux.


Gigi Guadagnucci à Bergiola Maggiore

En quittant la grand route pour monter à Bergiola, il fallait rouler sur une voie étroite sinueuse et caillouteuse empruntant parfois le lit d'un torrent à sec, la Via Vecchia.
C'était un chemin muletier, où le bourricot et la carriole attelée étaient rois, la Vespa rare et la Toppolino - de préférence rouge - un signe extérieur de richesse évident. Quelques bâtisseurs sans permis édifiaient à la bétonnière de vastes bâtisses jamais terminées.
La première fois que je rendis visite à Gigi, la route s'arrêtait à mi pente de Bergiola. Il fallait poursuivre la route à pied par un hardi chemin muletier, grimpant dans la montagne à travers un bois de châtaigniers et de chênes verts. Ici et là, des ruisseaux traversaient le sentier escarpé.
Mais la récompense était là dès que l'on atteignait la belle maison basse de l'artiste adossée à la pente rocheuse, à l'ombre d'un figuier centenaire.
Nichée derrière un bouquet de bananiers, un discret plaqueminier aux succulents kakis, les murs et la terrasse en tonnelle envahis par une robuste vigne centenaire au délicieux raisin d'août, fleurie de bougainvillées, d'hibiscus, de plantes exubérantes, l'ancien pressoir ouvrait sur la montagne et la mer.
Quelques arpents d'une belle vigne bien entretenue par un vigneron sans âge, au visage buriné par le soleil, au corps noueux tordu par le travail comme un des ceps qu'il travaillait, s'étageait en contrebas. Dans l'obscurité du cellier, d’énormes dames-jeannes trônaient côte à côte, surmontées de boîtes de conserve renversées pour les protéger de l'incursion intelligente des rats. Ce n'était pas au vin que ces bêtes en voulaient, mais à l'huile d'olive qui le protégeait de l'air ambiant.
Pleines d'astuce, elles parvenaient à "pomper" l'huile en plongeant leurs longues queues dans le goulot de la dame-jehanne avant de la laper dans leurs gueules.
La visite des carrières de marbre blanc de Carrare fut une heure inoubliable.
Une montagne semblant ouverte à coups de hache, offrant au regard ses entrailles géométriques, avec ses blocs de pierre de plusieurs mètres de haut ressemblant à paysage cubiste.
Et au milieu de ce capharnaüm, le murmure du "filo", ce long fil d’acier coulissant sur des poulies, cheminait tendu, entraîné par un moteur, creusant son entaille dans la pierre. Et c'est le frottement incessant de ce fil sur la roche qui, après des jours voire des semaines la sciait jusqu'à coeur.
Cette technique très ancienne et fascinante permettait de venir à bout de la montagne faite du plus beau marbre du monde.
Les blocs étaient acheminés au bas de la montagne par des glisseurs casse-cous, sortes de monstres simiesques, aux biceps énormes, aux trognes de démons.
Ces êtres hors du commun, tout originaires d'un même village des hautes vallées des Abruzzes, s'attelaient deux par deux à un traîneau de bois dur gainé de fer forgé, pour dévaler la pente avec leur charge d'enfer.
Rares étaient les "glisseurs" qui dépassaient la quarantaine et l'on montrait dans les chantiers quelques-uns de ces parias estropiés mais vivants, engagés au rabais comme dynamiteurs...
Après la visite, une escale chez la mère Romano était de rigueur. Dans son estaminet crasseux elle servait le meilleur lard du monde, du lard blanc comme le marbre, gras et parfumé fondant dans la bouche, servi avec des tranches d'un pain bis - qu'elle faisait elle-même - accompagné d'un admirable vin blanc tiré d'une vigne des environs.
Sylvana Romano prétendait que cette vigne existait déjà au temps de Jésus-
Christ. C'était d'elle que provenait le fameux "vin de marbre", ce vin à la fois sec et fruité, que l'on servait jadis à la table des papes, des rois et des empereurs. Que le goût exceptionnel de ce vin provenait du sol riche en caillasse de marbre, où elle poussait.
Le goût des riches ayant changé, le vin de marbre était devenu le vin du peuple et des des artisans du marbre.
Gigi nous accompagna à Florence. En route, nous nous arrêtons au bord du Frigido, ce torrent dont l'eau pure et glacée sourd des entrailles même de la montagne de marbre. Jadis royaume des truites de montagne que l'on pêchait à la main, et que l'on faisait rôtir sur la pierre chaude au sortir de l'eau, le Frigido fut dépeuplé à coups de dynamite par des braconniers sans scrupules.
Cette région si belle, jadis vrai pays de cocagne, ne sortit pas indemne de la guerre. Suite à ce conflit, le fusil étant devenu un prolongement légitime de la nature de l'homme, les forêts et les maquis giboyeux furent très vite décimés par des bandes de tueurs tirant sur tout ce qui bouge. Les passereaux n'y échappèrent pas.
Sur les marchés l'on trouvait à côté des pâtés de grives, des pâtés de langues de merle. Le must était une salade de langues de rossignols.

******

FLORENCE
C'est en compagnie de Gigi que je redécouvris Florence entrevue dans mon adolescence. Comme Meister, il aimait à voir d'abord d'en haut les villes qu'il visitait.
Ainsi choisit-il un belvédère d'où le panorama sur l'antique cité était d'une beauté à couper le souffle.
La visite des Offices, de la Galerie Pitti, des Églises qui sentaient l'encens et la ferveur humaine fut un régal. Les musées et les édifices n'avaient pas encore subi le cyclone dévastateur des muséographes et des restaurateurs.
Les peintures anciennes avaient merveilleusement vieilli, un Véronèse offrait encore tout le mystère de son vert d'une beauté inimitable, un Ghirlandaio n'était pas encore devenu un pastiche de Ghirlandaio.
Les restaurations abusives opérées sur la peinture ont causé plus de dégâts que six siècles d'intempéries naturelles, d'incendies, d'invasions et de guerres.
Cela restera l'une des hontes de ce temps. Les muséocrates modernes font repeindre les chefs d'oeuvre de la peinture ancienne comme l'on remplace et repeint élément après élément les structures de la Tour Eiffel.

****

La Colombe

Notre petite bande hétéroclite issue du Club du Hareng était toujours bien accueillie dans les petits bistrots dont elle créait l'ambiance. C'est ainsi que, tour à tour, jusqu'à ce qu'elles deviennent trop célèbres et embourgeoisées à notre goût, nous fréquentons l'Écluse, le Bar Vert, la Rose Rouge, l'Échelle de Jacob, le Caveau de la Bolée, la Colombe, Chez Castel.
Nous faisions la salle. Cela consistait à régler la claque, à dégeler les clients payants, plutôt bourgeois et friqués, dont souvent les chanteurs se payaient la tête...
Il nous arrivait souvent de "lever une bourge" pour une nuit ou une semaine d'amours intenses.
Un soir un de ses amis accompagnait Claude Masson, Alain du Rieu de Maynadier, un sympathique garçon qui souhaitait comme elle faire une belle carrière au théâtre. Il s'était fixé un âge limite: trente ans. S'il n'avait pas réussi sur les planches à l'âge de trente ans, il avait décidé de faire fortune autrement, dans les affaires ou par un riche mariage. Alain ne réussit pas à devenir une vedette de théâtre, mais réussit brillamment dans les affaires, par la tête et par la cuisse, en épousant une riche Américaine.
Lorsque Pierre Derlon entonnait sa chanson gitane, de sa voix rauque, inimitable, que Bernard accompagnait de sa guitare, le silence se faisait dans les deux petites salles de la Colombe. C'était toujours la même chanson intense, s'achevant en un cri, et à chaque improvisation nouvelle, le délire emportait les dîneurs.

******

Sylvain Floirat

Je ne me souviens plus très bien comment, au cours d'un de mes premiers séjours à Paris, je me suis retrouvé un soir chez Lipp. J'étais seul à une table me régalant des conversations des dîneurs, de cette comédie parisienne faite de séduction et de bons mots. Comme d'habitude, j'avais peu d'argent sur moi, juste de quoi m'offrir une bière, et je comptais sur le hasard et ma bonne fortune pour dîner !
A la table d'à côté, un homme dans la cinquantaine, vêtu sans recherche, lisait Le Figaro.
A un moment donné, une page se détacha de son journal et tomba sur le sol.
Je la ramassai et la tendis à l'inconnu qui me remercia machinalement sans interrompre sa lecture.
Soudain, je vis entrer deux hommes bruns, cheveux frisés, le costard neuf, la cravate voyante, le chic mauvais genre.
Mon voisin qui les avait vus entrer, posa un billet sur la soucoupe, et le visage abrité derrière sa gazette, me prit le poignet et me dit: - Suis-moi !
Surpris, je me demandais ce qu'il me voulait. Toutes sortes de pensées me traversaient l'esprit.
Profitant de ce que les deux efféminés examinant la salle avaient le dos tourné, mon voisin de table m'entraîna vers la sortie.
Sur le boulevard St Germain, l'homme me dit :
- Ouf ! Tu m'as sauvé la vie... Viens, on va prendre un pot ailleurs...
Il héla un taxi, et nous voilà en route pour la rive droite. Je me demandais bien qui était cet inconnu et ce qu'il me voulait. Une fois installés dans une brasserie de la place des Ternes, il commanda de la bière et le menu du jour, sans me consulter sur mes goûts.
Et, spontanément, il se mit à me raconter sa vie, avec un savoureux accent périgourdin.
Une vie étonnante, étourdissante... de self made man.
C'est ainsi que par hasard, sans lui être présenté, je fis la connaissance de Sylvain Floirat, l'ancien petit carrossier puis transporteur routier en Indochine, qui deviendra milliardaire grâce au trafic des piastres, futur patron de Bréguet, de Matra, d'Europe N°1. En l'écoutant, je jubilais !
Quel papier j'allais pondre pour l'Illustré, pour Coopération, et pourquoi pas pour Paris Match ! Je ne doutais de rien !
Cette nuit-là, cet inconnu était en veine de confidence. Il parla longuement de lui, de ses aventures indochinoises, de son pote Jean Hougron, de Lartéguy et du "baron".
Émergeant soudain de son rêve éveillé, il me vit. Étonné de me trouver devant lui, buvant ses paroles, il faillit me dire: "Qui es-tu, qu'est-ce que tu fous là ?
En fait, après une légère hésitation, il me demanda :
- Et toi ? Tu fais quoi ?
- Je vis !
- Comment ça, tu vis ?
- Je bois, je mange, je me ballade, je regarde, j'observe, je pense...
- Ça c'est un bon point, m'interrompt-il. Tu penses ! Enfin un jeune qui pense !
Tu sais, Lao Tseu a dit : un homme peut rester quelques minutes sans respirer, des semaines sans boire, des mois sans manger, des années sans baiser, et il y en a même qui passent toute une vie sans penser ! Toi au moins tu penses ! Tu penses à quoi ?
- A ce que nous faisons sur terre, pourquoi il y a tant de misère, tant d’injustice, si Dieu existe, pourquoi...
- Je vois, t'es un intello ! Un de ces types qui quand il voit une femme au long cou pense à Modigliani, quand il assiste à un accident de la route pense à Picasso.
Arrête ! Déconne pas ! C'est nous les hommes qui avons inventé Dieu... Tu vis de quoi ?
- De pas grand chose, d'amour, d'eau fraîche, de l'air du temps !
- T'as un boulot ?
- Pas vraiment !
- Mais je t'ai bien rencontré chez Lipp, là-bas on fait pas crédit !
- C'est vous qui avez payé l'addition !
- Pardi ! mais ton costard, ce prince-de-galles, t'as bien dû te le payer? Il vaut bien quarante tunes...
- Je l'ai fauché à un ami...
- C'est une explication !
- Tu crèches où?
- Ici et là, chez des potes, chez des nanas ou sur les banquettes des bistrots !
- T'as pas de piaule?
- Non !
- Pas d'ambition?
- Si, j'aimerais écrire !
- Ecrire quoi?
- N'importe quoi... des articles, des romans...
- Eh bien je vais te donner un sujet.
Durant une heure, en veine de confidence, il me raconta l'histoire étonnante du Trafic des piastres... comment grâce à une loi inique les hauts gradés de l’armée française pouvaient changer leurs piastres d'Indochine en métropole à un taux scandaleusement privilégié dont lui, Sylvain, profitait abondamment.
Il me quitta vers six heures du matin, griffonna un numéro de téléphone sur un bout de nappe en papier et me quitta avec une tape sur l'épaule me glissant discrètement un gros billet dans la poche de mon veston où je le trouvai après son départ. Au cours de cette nuit, Sylvain m'avait confié ses recettes personnelles « de bon sens" pour réussir dans la vie.
- Tu vois, mon grand, moi je suis plein aux as et plutôt mal fringué. Toi, t'as pas un rond et t'es nippé Mylord. On dirait que t'as rendez-vous avec ton banquier pour lui soutirer du fric. N'oublie jamais, un type vraiment riche, s'habille cool, à l’anglaise, il fait porter ses grolles et ses costards par son valet de chambre jusqu'à ce qu’ils soient culottés, de même pour ses nouvelles pipes.
Mais, si t'es fauché et que tu vas voir ton banquier, sape-toi au top, chaussures cirées, pochette de soie blanche, cravate qui en jette et loue une Rolls ou du moins une Mercedes ! Les banquiers ne jugent que sur l'apparence. Ils aiment les rastaquouères. Et surtout, demande-leur toujours cent fois plus que ce dont tu as besoin ! Les banquiers te jugent aussi beaucoup sur la somme que tu leur demandes. Ils ne te prêteront que la moitié de ce que tu leur demandes, ils appellent ça leur prise de risque. Comme tu ne voudras pas ou ne pourras pas rembourser, que tu n'offres aucune garantie, t'auras la galette.
Pour les filles, attaque-toi toujours aux plus belles. Elles sont plus accessibles que tu le crois. Car les autres garçons n'osent pas les aborder. Elles les intimident.
Une très, très belle fille est plus solitaire qu'une moche.
Par la suite, je me suis toujours bien trouvé de ses conseils même si, à l'époque, je n'avais ni crèche, ni voiture, ni compte en banque !

****

Amparo (1955)
C'est à la Colombe, en compagnie de notre petite bande issue du Club du Hareng, que je fis la connaissance d'Amparo.
Elle était venue là avec un de ses compatriotes, André Florès, petit ponte gauchiste que nourrissait le fromage onusien. Amparo était belle. Elle portait merveilleusement ses trente-huit ans. Elle ressemblait à sa cousine Maria Casarès.
Elle chanta avec nous, rit avec nous, nous offrit à boire. Je terminai la nuit entre ses bras, à deux pas de là, quai aux Fleurs, où elle avait son petit appartement ouvrant sur la Seine, l'Hôtel de Ville et l'Ile St-Louis. Nous avions beaucoup bu.
C'est le matin que nous fîmes vraiment l'amour. Amparo se révéla femme ardente, active, une meneuse de jeu terrible. Nous ne nous quittons plus. Je vais une dernière fois chercher rue de Courcelles mon petit barda, file en mal élevé, sans prendre congé des Mallet, laissant sur place mon pucier à morpions et donnais la clé de ma piaule à Sylvie.
J'ai vécu un an et quelques mois avec Amparo. Une année magnifique au cours de laquelle j'ai beaucoup appris.
Avant de connaître Amparo, j'étais un petit Helvète mal dégrossi. Un plouc en amour, un plouc en culture, un plouc en société... Une herbe sauvage, folle, inculte...
Je le suis resté. Mais Amparo m'a donné le vernis nécessaire pour faire illusion. Amparo Albajar était la fille de l'ancien gouverneur de la Corogne, réfugié à Paris après la victoire de Franco. Il faisait partie du "Gouvernement républicain espagnol" en exil. Le père d'Amparo habitait rue d'Assas, en face du jardin du Luxembourg, un joli appartement plein de souvenirs.
Le jour où je lui fus présenté, et qu'avant de prendre congé, sa fille lui demanda son avis, il lui dit dans un beau sourire "sympatico, multo sympatico, ma multo giovene".
Amparo m'apprit beaucoup de choses. Pour l'amour, pour la conduite en société, elle m'apprit tout. D'abord elle m'apprit à ne pas faire l'amour comme un plouc ou un lapin, à raffiner, à retenir mon élan, à donner du plaisir au lieu de me contenter de le prendre en égoïste.
Elle me fit connaître la fellation la plus raffinée, m'apprit le 69, le baise-main, la sodomie, à présenter les gens les uns aux autres, le triolisme. Elle m'apprit à sourire même aux personnes que je détestais. Elle m'apprit à me conduire en société.
Dans son petit appartement du Quai aux Fleurs, nous recevions beaucoup.
Des artistes, des républicains espagnols en exil, des émigrés d'Amérique du sud, des intellectuels Maria Casarès (sa cousine), André Florès, José Luis Borgès.
J'appris peu à peu de sa bouche, entre deux baisers, sa très romanesque histoire.
Descendante d'une famille galicienne aisée, elle avait été élevée dans la culture et le luxe. A vingt-cinq ans, elle gagna l'Argentine où elle épousa un proche de Peron dont le dictateur avait fait un ministre de son gouvernement. Amparo travaillait dans la filiale sud-américaine de la librairie Hachette. Elle fit traduire en espagnol Prévert, Jean Genêt, Boris Vian, Cendrars, Aragon et quelques autres écrivains qu'elle aimait. En retour elle fit connaître au public français Jorge Luis Borges, dont elle était la confidente et l'amie.
Nous avons vécu quelques mois d'un bonheur fou. Elle m'a vraiment beaucoup appris.
A ses côtés, je parcourus l'Europe des palaces, rencontrai la fine fleur des militants anti-franquistes, tous issus de la grande bourgeoisie ou de l’aristocratie espagnole.
- Tu comprends, me disait-elle, mieux vaut passer une nuit au Danieli que dix jours dans un méchant hôtel sans confort.
Ainsi, je me souviens encore de quelques escapades mémorables à Florence, Rome, Venise, au Caire, Athènes, Marrakech, Londres, Vienne... Toujours dans les meilleurs hôtels, dînant à la table des rois, faisant l'amour sur des moquettes de haute laine, sur des fourrures rares.
Amparo disposait d'une garde-robe fabuleuse. Plus de cinquante ensembles, des jupes à foison, des robes de grands couturiers et six manteaux de fourrure dont un ocelot, un chinchilla et un vison.
Personnellement, je ne disposais toujours que d'un seul costume présentable le prince-de-galles et le Burberry "empruntés" à mon ami iranien. Mes chaussures étaient trouées. Ainsi, à Venise, n'osais-je pas placer mes godillots dans le coffret de palissandre de la porte de service de notre appartement du Danieli malgré les protestations d'Amparo.
Quand elle se rendit compte du pourquoi, elle envoya un chasseur acheter plusieurs paires de chaussures chez le meilleur faiseur, une noire, une brune et une marron, en deux tailles différentes.
C'est Amparo aussi qui m'apprit à faire l'amour non pas en macho égoïste, mais en amant. Aimant les situations insolites, elle aimait batifoler dans les lieux et les positions les plus insolites.
Dans une église, en voiture, dans les toilettes d'un restaurant, à bord d’un avion ou d'une gondole.
Nous passons Noël 1955 à Gruyères dans une maison appartenant à M. Molard, un de ses amis suisses, fonctionnaire au département de Justice et de Police du canton de Genève. Il fit passer le permis de conduire à Amparo, sans examen. Et moi qui prétendais faussement l'avoir passé à Zurich mais que je l’avais perdu, il m'en remit un tout neuf, en toile, avec le nom de Schweizer après celui officiel de Schmutz dont m'a affublé mon adoption par mon beau-père.

Je le possède encore et je n'en ai jamais eu d'autre.

Voici plus de quarante ans que je conduis, sans trop de problèmes, avec cette relique que je n'ai jamais renouvelée et, lorsque en 1976, après ma naturalisation, j'ai voulu le faire, il était trop tard. Je roule donc depuis cinquante ans avec un permis périmé.
A Saint-Germain-des-Prés, mes amis me présentaient comme "un grand écrivain suisse" alors que je n'avais encore publié aucun livre sérieux, hormis mes poèmes et mes aventures en URSS.
Amparo me poussa à écrire, à m'exprimer.
Comme je me vantais d'écrire des articles, bien que je fusse incapable d'exhiber une quelconque publication convenable, elle m'aiguillonna, me mit au défit, me poussa à l'eau...
Au début de 1955 les nouvelles qu'elle recevait d'Argentine laissaient présager une chute prochaine de Juan Peron. En été, Amparo me dit :
- Tu veux faire un scoop. Eh-bien pars en Argentine dès demain. Tu sera reçu par des amis à moi et tu auras l'occasion de voir paraître le reportage de ta vie.
Peron va sauter... Il a maintenant non seulement l'Église contre lui (il est excommunié), mais voilà que l'armée va le lâcher... Pars vite, cari‹o, bichi‹o, chiquiti‹o... prends l'avion...
- Mais je n'ai pas l'argent nécessaire...
- Je te le prête...
Me voilà embarqué dans une nouvelle aventure. Pas très rassuré. Même pas rassuré du tout. Selon Amparo, j'allais rencontrer des ministres, des gens d'importance, des faux-culs, des ambitieux, et pourquoi pas le président Peron en personne.
Jamais encore je n'avais côtoyé des personnalités de ce niveau. Et, au fond de moi-même, je me sentais d'une timidité effroyable.
Amparo était la beauté, l'élégance, l'aisance, le raffinement incarnés.
Je faisais dans ma culotte à l'idée de débarquer à l'autre bout du monde dans un pays inconnu dont je ne parlais pas la langue... Pourtant j'avais déjà pas mal voyagé. Mais seul, en stop, avec mes moyens de pauvre, dans un milieu modeste, parmi des gens accessibles.
Poussé par belle amie, je me lançai. J'allai au Consulat où j'obtins sans difficulté mon visa sur mon passeport suisse.
Amparo prit mon billet d'avion aller-retour pour Buenos-Aires. Et me voilà parti sur un avion de ligne pour un voyage étonnant.

****

Juan Peron (1955)






A bord, je fis la connaissance d'un éditeur argentin très connu et de son épouse. Ils parlaient bien le français et Amparo avait travaillé pour eux.
Ils me donnèrent leur carte et m'invitèrent à leur rendre visite, à tout moment.. A Buenos-Aires, j'étais attendu. Une pancarte portant mon nom émergeait au-dessus de la foule.
Je me dirigeai vers le messager qui m'accompagna à la salle de réception des bagages puis me pilota vers sa voiture.
Me voilà reçu à bras ouverts chez les Capdevila, des amis d'Amparo qui m'hébergent et me présentent à tous leurs amis. Ma qualité de "poète français" et "journaliste suisse" m'ouvre toutes les portes. Durant plusieurs jours je suis fêté. Un de leurs amis, Diego, journaliste à la Prensa, me prend sous son aile protectrice et, dans son sillage, j'assiste aux réunions péronistes, aux meetings et aux conférences de presse. Il me fait bénéficier d'une coupe-file.
Mais, fin août, Diego me prévient que c'est probablement la fin... que le régime va s'écrouler...
Dès lors je suis pris dans un tourbillon, Diego m'entraîne au palais présidentiel, où je fais la connaissance de quelques personnalités du régime et de Peron en personne. Peron qui vit en grand seigneur a autour de lui toute une cour d'artistes de toutes origines, des pique-assiettes, des "hirondelles", de glorieux va-nu-pieds, qu’il goberge et mécène en ses palais.
C'est ici que je fais la connaissance de Virgil Georghiu qui se laisse entretenir richement et crachera dans la soupe dès que son bienfaiteur sera en disgrâce et en exil. Je n'en citerai pas d'autres, mais sans doute témoignerai-je un jour de cette fange.
Au cours des jours suivants, nous assistons à la débandade d'un régime. Les émeutiers mettent Buenos-Aires à feu et à sang. Un jour, Diego m'entraîne à bord d'une vedette militaire sur un navire de guerre où se sont réfugiés Péron, le dernier carré de ses fidèles et quelques hauts dignitaires du régime.
Là, mon Rolleiflex fait merveille. Je prends quelques photos que La Prensa commercialisera sous son label et feront le tour du monde. Sous la dictée de Diego
j'écrivis quelques articles pour l'AFP, articles arrangés, déformés, truffés, repris par des dizaines de journaux.
En effet, Diego et moi étions à peu près les rares journalistes à bord du navire présidentiel à observer cette fin de règne.
Mais j'ai déjà raconté ailleurs ce voyage en long et en large, je n'y reviendrai donc pas.
A mon retour d'Argentine, je n'étais plus le même. J'avais acquis une certaine aisance, pris de l'assurance. Et, bien que mes articles dussent l'essentiel de leurs qualités à la verve et au professionnalisme de Diego, je n'étais pas peu fier de les voir publiés avec mes photos dans les plus importants organes de presse européens même si c'était rarement sous mon nom. Amparo m'accueillit avec une autre bonne nouvelle. Par l'intermédiaire de son cousin André Florès, elle avait trouvé une situation importante à Genève, dans un organisme des Nations-Unies.
Mon travail rapporta au bohème que j'étais des sommes considérables, inattendues. Cela me permit de m'acquitter un peu de tout ce que je devais à mon amie.
Un soir, à la Colombe, elle me présenta son idole : Jorge Luis Borges. Après le spectacle, il nous accompagna dans le petit appartement du Quai aux Fleurs où nous avons passé une fin de nuit éblouissante à l'écouter conter mille anecdotes, mille histoires terribles, cocasses ou merveilleuses.





Borges avait une présence étonnante et un charme fou. A cette époque le monde des arts commençait à reconnaître en lui un des maîtres les plus prodigieux de toute la littérature.
Il n'en avait pas toujours été ainsi. Il nous conta comment, avant guerre, un ouvrage auquel il tenait beaucoup "Histoire universelle de l'infamie", publié à Buenos-Aires en 1935, reçut dans son pays un accueil des plus mitigés.
«Au bout d'une année, on avait vendu exactement 37 exemplaires de ce livre.
Quand mon éditeur me fit part de ce score inattendu, j'eus comme un éblouissement, une impression de foule. En effet, si vous vendez un livre à 10.000 exemplaires, ce qu'il m'est arrivé par la suite, cela paraît abstrait ( Difficile d’imaginer dix mille têtes de lecteurs ! Au fond, c'est comme si vous n'aviez vendu aucun exemplaire. Tandis que 37 personnes, on peut parfaitement se les imaginer. Surtout des dames bien sûr, - elles lisent davantage que les hommes - de jolies dames qui vivent dans des rues différentes, qui ont une tête différente, un passé différent.
Je voulus absolument les connaître, les remercier personnellement ! Vendre 10.000 exemplaires c'est tellement grandiose que c'est presque le néant.
Donc, en une année, on avait vendu 37 exemplaires de ce livre que j’aimais bien.
Et si mon éditeur parut catastrophé, moi j'étais très content.
En ce temps-là un écrivain ne songeait pas à vendre ses livres.
Tout livre était un peu secret, ce que j'estimais plutôt bon pour la littérature.
Pour nous, jeunes écrivains d'avant-garde, tout ce qui devait prostituer l'art au public, les livres-culte, les best-sellers, tout cela n'est venu qu'après. A cette époque grandiose, même si nous l'eussions voulu, nous ne pouvions pas nous prostituer : il n'y avait pas de gens pour s'amouracher de notre oeuvre, pas de lecteurs assez fous pour se masturber avec nos idées, pour faire l'amour avec des mots.
C'était beaucoup mieux comme ça ! On écrivait pour un tout petit cénacle, pour quelques amis et pour soi-même. Peut-être était-ce mieux pour la littérature.»
(Plus tard, j'ai retrouvé cette réflexion presque mot pour mot quoique un peu édulcorée, dans un ouvrage d'extraits de l'oeuvre de Borges : "Enquêtes, suivi de Entretiens", de la collection Folio/Essais).

****

Retour à Genève. 
Rue Verdaine
A Genève, nous habitions un joli appartement avec vue sur le Rhône. Amparo travaillait et moi je bricolais. En fait je vivais à ses crochets. Elle gagnait bien sa vie et nous avions conservé l'appartement parisien du Quai aux Fleurs. Rue Verdaine, nous recevions beaucoup. Amparo buvait énormément. Nous disposions d’une Citroën traction avant, qui me permettait, pendant qu'Amparo travaillait aux Nations Unies, de promener mes petites amies.
Le cousin André Florès, haut fonctionnaire de l'organisation internationale, appartenait au staff du Komintern. Très impliqué dans la politique anti franquiste et totalement inféodé au communisme officiel, il maniait la langue de bois avec virtuosité. Malgré ses opinions marxistes, il roulait dans une magnifique Jaguar Mark IV et voyageait en première classe tant en train qu'en avion.



Lorsqu'il fut nommé à New-York, Amparo hérita de cette magnifique automobile, pour un prix dérisoire.
Les fonctionnaires internationaux étaient alors très gâtés. Ils le sont sans doute encore. Non seulement ils ne payaient pas d'impôts, mais, lorsqu'ils changeaient de poste, leur organisme les indemnisait si largement qu'ils pouvaient céder à leur amis, à vil prix, les biens qu'ils ne pouvaient emporter vers leur nouveau pays de résidence. Ce fut la première et la dernière voiture de luxe dont je bénéficiai dans ma vie. J'en profitai largement. Amparo, ai-je dit, m'apprit à vivre. Elle me déniaisa tant dans les choses de l'amour que dans la conduite de la vie et les rapports sociaux. Elle me dégrossit, me civilisa un peu, inculqua l'aisance au garçon renfermé et mal-helvète - l’expression est d'Espinouze - que j’étais. Amparo était une femme merveilleuse. Une grande amoureuse et une grande dame. Un charme fou. Je possède encore le pull-over qu'elle me tricota. (En ce temps-là, les femmes qui vous aimaient, vous tricotaient une écharpe ou un pull, par amour).
Mon amie buvait énormément et ne tenait guère l'alcool.
Chaque fois que nous recevions, j'allais acheter une dizaine de bouteilles de vin et plusieurs flacons d'alcools forts. La nuit, après le départ des amis, il m’arrivait d'aller vider le restant des bouteilles dans l'évier de notre cuisine, de peur qu’Amparo ne les finisse.
Souvent, je la ramenais ivre-morte. Mais c'était là son seul défaut. En fait, elle gardait la nostalgie, une puissante nostalgie de l'Espagne républicaine, de la Galice, de sa patrie... Lorsque je retournais à Paris, à bord de notre Jag, le roi n'était pas mon cousin.
Peu frimeur de nature, là, je me mis à frimer, je frimais. Je devenais aussi puant que les sots imbéciles imbus de leur guimbarde, dont je me moquais. C’était l'époque de Tati, de M. Hulot. Pour un temps, je devins un jeune crétin Hulot...
Je faisais visiter "ma" voiture aux filles de rencontre, allant jusqu'à leur montrer la luxueuse malle à outil du coffre, et cela facilitait l'«emballage».
Au cours d'une réception au Théâtre de la Cour St Pierre, je fus présenté à Albert Cohen, un homme que l'on disait "considérable" et que je trouvai parfaitement insignifiant.
A Paris, au cours de l'hiver 1955/56 qui fut d'une rigueur extrême, je me souviens d'une fin de nuit quai aux Fleurs où, après une soirée bien arrosée à la Colombe toute proche, je ramenai trois petites amies. Au petit matin, lorsque après quelques heures exquises d'excès en tous genres, deux d'entre elles voulurent rentrer chez elles, je leur prêtai imprudemment, avec la générosité des pauvres, des manteaux de fourrures d'Amparo.
Le lendemain soir, l'une me rapporta l'astrakan. Mais le vison manquait à l'appel. Et il fallut organiser une véritable expédition de boîte en boîte, dans le Paris nocturne, en compagnie du bon Georges Bonsignore, dont la voiture fut fort utile pour récupérer le manteau avant le retour d’Amparo…

******


Le Club des Mille Voyages - LE Club Med.









De retour à Genève, j'allai trouver mon ami Georges Pfund et lui parlai d’un nouveau concept découvert à Paris. Le Club de Voyage. Avec la tchatche et mon enthousiasme habituel, je convainquis Georges d'essayer de lancer mon club en association avec le Club Méditerranée qui s'était monté à Paris. Je le baptisai Club des Mille voyages et j'en dessinai le logo.




Le Club Med comme on l'a appelé depuis fut conçu par Gérard Blitz et réalisé grâce à sa rencontre et à sa collaboration avec Gilbert Trigano, un fabricant de tentes.
Le concept était génial et d'une étonnante simplicité.
Gérard Blitz rêvait de voyages dans les mers chaudes, de nuits de chants, de danses et d'amour sur le sable chaud de plages polynésiennes dans les bras de filles jeunes, belles et sans chichis. Pas besoin de palaces avec leur armée de larbins, de trains de luxe, d'un monstrueux train de bagages.
Pour Gérard, les vacances qu'il imaginait seraient simples, belles, libres, au contact de la nature.
Et, avec son compère Gilbert Trigano, il réussit à faire passer ses rêves dans la réalité. Trigano fournit des tentes rustiques de surplus américains que l'on installa au bord de belles plages désertes d'abord en Italie, en Corse, à Corfou, en Sicile.
On voyageait en bandes joyeuses, en 3e classe, à bord des trains de nuit partis de Paris le soir, arrivant le lendemain non loin des camps que l'on gagnait à bord d'autocars, en chantant. Les vacanciers ne s'encombraient guère de bagages.
Une valise en cuir bouilli, un sac à dos, un sac de plage en guise de bagage à main, et l'aventure estivale pouvait commencer.
Le camp de vacances, première formule, était rustique comme un camp scout.
Un peu austère avec ses tentes militaires. Rudimentaire avec ses corvées de patates, de cuisine. Ici par de larbins, pas de concierge chamarré, pas d'argent. Les cadres - il en fallait - s'appelaient des GO (gentils organisateurs) et les vacanciers des GM (gentils membres). Gérard Blitz avait imaginé un accueil polynésien pour les nouveaux arrivés fourbus par une nuit de train, le plus souvent blanche, car on riait, chantait durant une grande partie du voyage.
A l'arrivée donc, les GO et le chef du village accueillaient les arrivants en maillots de bain, chantant, dansant, riant, "pétant la bise" aux nouveaux venus, leur passant des colliers de fleurs autour du cou. C'était gentil et merveilleux.
Les vacances au Club n'avaient plus rien à voir avec les vacances d'avant. Ici pas de contraintes, pas d'encadrement, pas d'argent... Jean-Pierre Becquet apporta l'idée à Gérard Blitz qui la réalisa : réinventant le coquillage, puis la perle, comme moyen de paiement. En arrivant au Club, le GM échangeait ses francs contre un collier de perles lui permettant de payer ses menus frais !
Ici, c'était la liberté, la jeunesse, la beauté, le bonheur.
Réunion de célibataires avant tout - les couples étaient peu nombreux à l'arrivée mais nombreux au départ, la vie au club n'était pas basée sur le tourisme, les visites de musées, de monuments, mais dédiée aux sports nautiques, à la natation, à la voile, à la plongée, aux ballades en mer, aux pique-niques.
Au Club le GM n'était pas considéré comme un client. Ici chacun - au début du club - participait à la préparation de la cuisine, des veillées-spectacles, des sorties pique-nique. Les GO étaient aussi jeunes que les GM et n'avaient pas l’impression de travailler, mais de s'amuser. Ils étaient polyvalents, à la fois artistes, sportifs, chanteurs, organisateurs, nounous, amants. Ce n'étaient pas des employés, mais leur qualificatif le précisait : des Gentils Organisateurs. Ils n'étaient pas payés, mais au pair !
J'avoue, que ce fut une époque fantastique.
Le nombre de stars, artistes, hommes d'affaires, vedettes de théâtre ou de cinéma, ayant été GO au Club Med et passés par la rude mais merveilleuse école de débrouillardise du Club est immense.
Je n'en citerai que 2 que j'ai connus, qui ont passé par le Club : Patrick Bruel et Pierre Traissac. Dans les années 50, Jacques Rozier fit un film sur le Club. Traissac s'y rendait non pas pour le sport, mais pour les filles !
Au début des années 60, le Club connut un passage difficile à la suite de son expansion exponentielle. Pour financer de nouveaux Clubs sur tout le Bassin méditerranéen puis dans le monde entier, l'argent des Gentils Membres ne suffisait plus pour faire tourner la machine.
Les banquiers qui apportèrent leur argent pour financer ces investissements à long terme exigèrent la transformation de l'Association Club Med en Société commerciale ce qui vers 1963/1964, obligea ce merveilleux rêve d'utopie autogérée à rentrer dans le rang en se soumettant aux dures lois du capitalisme orthodoxe.
Les 2 fondateurs et Serge Trigano, le fiston eurent la chance de rencontrer Edmond de Rothschild dont l'instinct très sûr en affaires et l'intuition en hommes, leur permit, moyennant un abandon de 50% du capital, de propulser le Club au zénith.
Le Club même renouvelé, devenu plus professionnel, salariant ses GO, connut son âge d'or de 1968 à la fin des années 70. Ayant atteint une taille industrielle vers 1970, il fut imité, copié, sans perdre tout à fait son âme.
Les tentes des débuts étaient devenues des paillotes et dans les nouvelles structures, des structures hôtelières de standard et de prestations internationales doublèrent les paillotes. Ainsi, à Djerba, les deux structures se développèrent côte à côte.
Au fil des années, le Club Med devint un mythe. Le mythe polynésien. Le mythe de la tribu de copains. La franc-maçonnerie des bronzés. Le mythe de l’amour libre, de l'émancipation de la femme. Le GO devint pour des millions de jeunes filles le prototype de l'homme idéal.
Je ne crois pas exagérer en affirmant que l'esprit du Club Med modifia profondément la civilisation des loisirs, peut-être même de la civilisation française tout court, la faisant passer de l'Avoir à l'Être.
Ce fut au Club (à Foça en Turquie) qu'au début des années 80, Carole et moi nous sommes initiés à l'informatique, tout en pratiquant la voile, le farniente, visitant l'admirable musée d'Izmir et le fabuleux site d'Ephèse.
Le concept de vacances actives du Club, tant du point de vue culturel que sportif et d'ouverture sur le monde, déculpabilisa les fanas du travail, jusqu’aux Japonais qui ne prenaient jamais de vacances avant de découvrir le Club.
Le Club se développa, absorba d'autres structures qui avaient essayé de copier son concept jusqu'à son apogée en 1990 avec 120 villages et 2,5 millions de GM.
Mais, après la débâcle du monde communiste, l'équilibre étant rompu entre les nations riches et les nations pauvres, l'instabilité politique entraîna une recrudescence du terrorisme plombant les comptes du club qui connut ses premières pertes financières en 1993.
Gilbert Trigano passa les rênes à son fils Serge Trigano. «Il fallut gérer plus de 10 000 GO qui deviennent des employés comme les autres, avec fiche de paie et sécu.»
Premières revendications. Les financiers se montrent plus exigeants quant à la rentabilité. La tension est forte. C'est l'actionnaire qui décide. Le rêve s'écroule, le mythe s'est brisé. Le spontanéisme, l'esprit de liberté, le souffle de l'esprit a fait place à une rigueur commerciale marchande. Le nouveau PDG de 1997 à 2002, Philippe Bourguignon, ne fait pas partie de la famille.
Ce sera une période de restructuration. Le bonheur et la joie de vivre, le rêve de liberté, l'utopie d'un monde sans argent où tout le monde participe à tout, se font la malle. Rentabilité oblige : fermetures de villages et licenciement du personnel se succèdent, c'est le règne des consultants. Du point de vue financier 2000 est encore une bonne année. Mais la crise boursière et les attentats de New-York de Septembre 2001 entraîne une grave crise.
Le rêve merveilleux et l'utopie sont morts. Plus de liberté, plus de tolérance, la formule Club Med est repensée et trahie par le marketing. Les GM sont redevenus de vulgaires clients. De préférence friqués !

Aujourd'hui - 2005 - le Club Med appartient au groupe Accor. Le Club Med ne sera plus jamais comme jadis un «inventeur de vacances», n'apportera plus le bonheur de vivre ensemble, sans argent, dans la simplicité, la joie, la communauté et la liberté. La carte à puces a remplacé le collier de coquillages. Le rêve de la libération de l'homme est décidément mort. (15 mars 2005). Le Club n'est plus qu'un dortoir pour m'as-tu vu et une cantine pour bobos.

Week-ends de rêve
Communiste convaincue, Amparo aimait le luxe, l'alcool, l'amour sous toutes leurs formes. Elle m'entraîna dans des voyages inopinés dans des villes inconnues, des week-ends inattendus et d'intimes débauches.
Venise, Corfou, Athènes, Pompéï, Balbek, Alexandrie, Rome, Constantinople, Le Caire, Dubrovnik, Marrakech, et bien d'autres lieux de rêve furent le but de brèves mais intenses virées.
Seuls pays exclus de ces voyages : l'Espagne où Amparo refusait absolument de se rendre tant que Franco resterait au pouvoir, les villes du Nord, à cause du froid et les pays communistes où j'étais moi-même tricard.
Nous voyagions en première classe, en train ou en avion, les hôtels d’étape étaient toujours ce qu'il y avait de mieux. Évidemment, je voyageais aux frais de la princesse car le pactole de mes piges journalistiques ne dura pas éternellement.
Amparo invitait souvent en tiers dans nos escapades amoureuses une des ravissantes collaboratrices dont elle s'entourait dans son travail.
J'étais intrigué par cette curieuse manière.
La première fois, je me souviens, ce fut au cours d'un retour de Genève sur Paris qu'Amaparo invita Dolorès, une mignonne, timide et adorable jeune andalouse de seize ans. La nuit tombée, le Jura franchi, prétextant la fatigue, mon amie me pria de trouver un hôtel car elle ne pourrait supporter d'aller plus loin.
Dans la région de Dole, un relais de campagne nous accueille volontiers, mais, plein à craquer, l'hôtesse nous propose la dernière chambre disponible, confortable certes et joliment décorée, mais dotée d'un seul grand lit.
Amparo paraît ravie. Elle me prie de commander du champagne et un coq au vin jaune. Le dîner aux chandelles est délicieux et, les vins aidant, mon amie est un peu beurrée et l'aimable Dolorès un peu partie.
Et ce qui devait arriver, arriva.
Nous couchons tous trois dans le même grand lit au matelas de crin. Amparo en nuisette, moi selon mon habitude, tout nu, notre compagne, dans une blanche, sobre et pudique chemise de nuit. Mon amie me dit :
- Toi, Marc, tu vas te mettre entre nous deux, et sois bien sage !
Un peu saoule, Amaparo s'endort rapidement ou fait semblant. Quant à Dolorès, je la sens aux aguets, éveillée, figée, sur le qui-vive.
Très excité par la situation, je me frotte contre mon amie et, sentant la voie libre, je la prends gentiment en levrette, limant lentement, silencieusement, sans à coups jusqu'à la jouissance qui me saisit d'un seul coup, fulgurant.
Amparo se retourne et, à sa manière, me fait la petite toilette de sa bouche souveraine.
Tout cela dans le silence, sans mouvement vif, en parfaite communion de nos deux corps.
Mais cette fellation hygiénique remet évidemment mon vit en fête et je me tourne lentement vers la jolie Dolorès. La jeune fille me tourne le dos.
Avec d'infinies précautions je laisse mes mains effleurer ses hanches sans provoquer de réactions. J'entends son souffle retenu, sa respiration contractée, j'imagine son corps contracté.
Mais je persévère, pousse mes caresses, baise légèrement son épaule nue, prends sa main aux doigts recroquevillés dans la mienne, pousse mon avantage en me serrant davantage contre les délicieuses fesses rondes que je sens sous le léger tissu de la chemise.
A ce moment-là, le corps de la belle frémit et semble se relâcher. J'en profite pour relever le pan de sa chemise de la main et laisse ma nature venir s'ébattre à proximité de la sienne.
Amparo en profite elle aussi pour me caresser les fesses sur lesquelles je sens son haleine.
Je comprends l'injonction de mon amie, et, doucement, me plonge mon visage vers la rose froncée de Dolorès que ma langue vient prospecter en douceur. Sous la caresse précise, la jeune fille frémit, bouge, tremble, se love, gémit... Mon amie était une femme passionnée, sauvage et torturée.
J'ai vécu auprès d'elle des heures tendres et torrides.
Après quelques mois de bonheur et d'ivresse, je quittai Amparo pour une belle Américaine un peu folle que me légua Pierre Derlon. Cette fille droguée et fantasque avec qui je passai quelques semaines d'amours tumultueuses dans un hôtel de boulevard Saint-Germain, était folle se son corps. Une stryge dévergondée et lubrique, une véritable nymphomane dont les exigences sexuelles étaient terrifiantes. Lorsque ses yeux d'un bleu sombre tournaient au violet puis au gris clair, la crise était là. Elle se trouvait en état de manque. Il lui fallait absolument un vit avant de sniffer de la coke ou d'avaler du laudanum. Il m'arriva ainsi, si les circonstances s'y prêtaient, de faire l'amour dans le métro, dans l'autobus, sous une porte cochère. Parfois, submergée par son désir impérieux, elle me prenait par la main et se précipitait vers le premier hôtel venu où, à peine la porte de la chambre refermée, elle se ruait sur moi, m'excitait de la main et de la bouche, et venait s'empaler sur mon chibre.
Mary ne portait jamais de culotte ce qui, pour une jeune bourgeoise, était d'avant-garde !.
Parfois, à la suite de divers excès, la jeune femme restait prostrée durant des journées entières, victime d'atroces migraines qu'elle soignait à coup d'injections de drogues de plus en plus carabinées.
Mary repartie à White Plains, je retrouvais la moquette du salon de Marika.


Le Père Balcaen
Jean Balcaen, dont je reparlerai sans doute, était un homme étrange, secret, sorte de gourou mondain. Il vivait de préférence à l'hôtel, à l'orientale, avec une compagne fidèle et dévouée qui assurait l'intendance et une ou deux élèves plus jeunes, toujours jolies, en quête de spiritualité. Kilims aux murs, sur le sol des nattes et des tapis précieux de haute laine, des coussins de soie, des peaux de mouton.
Marika l'aimait beaucoup. Elle l'appelait "Professeur". Au cours des dîners du Club du Hareng, elle lui réservait la place d'honneur. C'était un homme sans âge, au visage intéressant, à la parole très douce, aux propos convaincants.
Il habita longtemps dans un immeuble de garnis de la Montagne Sainte Geneviève, où vivaient également la bande à Django Reinhardt et Stéphane Grappelli, avant d'émigrer vers l'Ile St Louis où il s'installa à demeure dans un bel hôtel du quai d'Anjou où vivaient poètes, vagabonds friqués, voyageurs transhumants. Il parlait d'une voix douce, chaleureuse. Il avait la réputation de guérir les maladies les plus graves et les troubles psychologiques par la simple imposition de ses mains. Il courait des histoires étonnantes sur ses pouvoirs mystérieux.
Voici le témoignage de notre amie Jacqueline Balestre, une fille sympathique mais complexée au dernier degré, de tendance suicidaire, qui sortit soulagée et guérie des mains de Jean Balcaen.

****

L'Imposition des mains

«Les événements que je vais vous conter, peuvent paraître incroyables. C’est la première fois que j'ose en parler à quelqu'un. Il y a environ trois mois, je me sentais malheureuse, désespérée, sans aucune envie de vivre. Mon fiancé venait de me quitter le matin même de mes noces, à ma grande honte et à celle de toute ma famille. Je n'osais plus retourner à mon travail, où je craignais de devenir la risée de tous mes camarades, ni même rentrer chez ma mère qui ne m'a jamais aimée et dont je redoutais les sarcasmes, les coups et les reproches.
Il faut vous dire que je suis née avec un double handicap : une jambe plus courte, qui me fait boiter légèrement et souffrir à chaque pas et, sur le front, à la lisière des cheveux, une vilaine tache de vin.
Depuis ma plus tendre enfance, j'avais honte de mon physique. Jamais je ne réussis à me sentir bien dans ma peau. Mes camarades de classe se moquaient de moi. Ils m'appelaient la "boiteuse" ou la "tarée". A la maison j'étais toujours grondée, battue, giflée pour la moindre faute, ou même sans raison du tout. Je voyais bien le trouble dans le regard de ma mère, lorsqu'elle voyait la tache de mon front. Quant à mon père, il était parti avant ma naissance, et je ne l'ai jamais connu. Ma mère vivait avec une espèce de brute avinée, qui essayait toujours de m'embrasser ou de me peloter dans les coins.
A l'âge de quinze ans, malgré mon physique disgracieux, il abusa de moi plusieurs fois. Paralysée par la peur, je n'osais me défendre contre ses agressions sexuelles. La seule fois où je me risquai à en parler à demi-mot avec ma mère, elle me gifla et me traita de menteuse. Je fis une fugue, fus reprise et battue. Mais un jour qu'il venait à nouveau de me forcer, je me révoltai et je le mordis jusqu'au sang.
Je m'enfuis chez ma tante.
Elle ne voulut pas croire au récit que je lui fis, et me ramena chez ma mère qui menaça de me tuer si je récidivais.
Dès lors ma vie devint un véritable enfer, et mes seules joies furent les heures que je passais au lycée, où je me vengeais de ma vie familiale ratée en étudiant le mieux possible. J'eus la chance de tomber sur des professeurs compréhensifs, qui m'encouragèrent, et je devins l'une des meilleures élèves de la classe.
Je passai mon bac avec un an d'avance. Loin d'être fière de moi, comme toute mère normale l'eût été, la mienne me brima encore plus, et refusant désormais de m'entretenir davantage, elle voulut m'empêcher de poursuivre mes études. Elle m'obligea à faire des ménages au noir, chez des voisins qui se montrèrent très gentils avec moi et me proposèrent une chambre dans leur maison. J'acceptai avec joie, si bien que ma vie devint enfin un peu vivable. Malgré mes handicaps physiques, que je dissimulais du mieux que je pouvais, laissant pousser mes cheveux sur ma "tache", j'avais honte. Dès que j'avais gagné quelques sous, je courais consulter des dermatologues pour m'enlever ce naevus.
Mais les médecins avouèrent l'un après l'autre leur impuissance. Certains me menèrent en bateau, me faisant payer très cher des séances de thérapie inutiles.
Déçue de la médecine traditionnelle, j'allai consulter des guérisseurs. Je tombai d'abord sur un rebouteux très honnête qui ne me fit pas payer ses insuccès, puis sur un prêtre-magicien vaudou à qui l'on m'avait recommandée et qui essaya de me gruger. Je rencontrai même un sorcier un peu bizarre, un peu fou, véritable charlatan, complètement nul.
Tout à fait démoralisée j'étais prête au pire, envisageant le suicide comme une délivrance, lorsque un jour, des amis m'amenèrent à une réunion ésotérique. J'y fis la connaissance de M. Balcaen. Il se disait "thaumaturge". Dans ce cénacle on le nommait familièrement "professeur". Il était toujours accompagné d'une « petite mère", une femme très belle, douce et soumise, vivant dans son ombre et adorant le "maître".
Dès notre première conversation, M. B. me raconta ma propre vie, de A jusqu’à Z, sans en omettre les détails les plus intimes, les plus sordides. Il me décrivit mon caractère, mes complexes que je dissimulais âprement aux autres, mes petits travers, etc. Bref, il semblait mieux me connaître que je ne me connaissais moi-même.
Je fus totalement subjuguée. Il m'invita pour le lendemain soir à venir partager avec lui son frugal repas, dans une modeste chambre d'hôtel de la Rive Gauche, où il vivait en meublé.
Assis par terre, à l'orientale, sur un tapis, parmi des coussins, dans une pièce étrange plongée dans la pénombre, où brûlaient des parfums, M.B. m'invita à faire le vide en moi.
Sa compagne me prit les mains, les croisa sur ma poitrine, puis se mit à prier.
J'eus beaucoup de peine à me détendre. Je me sentais bloquée, l’esprit concentré sur mes problèmes, crispée. Des myriades de pensées contradictoires me traversaient le cerveau. J'avais de la peine à ne pas me débattre, à éviter de faire un esclandre, à crier que je ne croyais pas à cette mise en scène, que M.B et sa compagne étaient des charlatans comme tous les autres. Je me sentais comme possédée. Mon coeur battait à se rompre. Une boule de fer me nouait l'estomac.
Peu à peu, le regard du professeur saisit le mien et ne le lâcha plus. Ses yeux semblaient m'hypnotiser. Au fond de moi, une lutte sourde s'engagea, comme si des forces obscures et antagonistes se battaient pour le pouvoir.
Le regard de M.B. me calma peu à peu, laissant un bien-être subtil envahir mon corps énervé. Une sorte de fluide magnétique jaillissait de ses yeux clairs, très bleus, me communiquant une énergie incroyable. Toute agressivité me quitta. Le bien-être fit place à une intense jubilation. Jamais encore je ne m'étais sentie aussi bien. C'était comme s'il me poussait des ailes.
Je retournai voir M.B. toutes les semaines.
A chaque fois ce fut le même cérémonial : j'avais l'impression que le "professeur" prenait possession de moi.
Un soir, après dix séances environ, il posa très doucement et, pour la première fois, sa main sur mon front, sous mes cheveux. Je sentis comme un picotement à la place de ma "tache de vin". Une onde de bonheur fantastique me submergea. Les yeux d'azur plongés dans les miens semblaient lutter avec moi pour repousser tout mal. J'entendis la belle voix profonde, attachante, me dire que j'étais belle, que je ne devais plus jamais avoir peur, que la marque que je portais sur mon front était la marque de l'ange, celle des élus, que je devais en être fière. Il plaça également sa main sur ma hanche et je m'endormis ainsi, au son de cette voix sereine, qui me berçait. Peut-être M.B m'avait-il simplement plongée dans le sommeil par son magnétisme, ou bien m'étais-je évanouie, bouleversée par une trop forte émotion ?
Toujours est-il, que lorsque je me réveillai, je me sentis fraîche et reposée. M.B. et sa compagne devisaient calmement, assis sur leurs coussins comme si je n'existais pas. Je me levai sans ressentir la douleur habituelle à ma jambe. Et, lorsque, instinctivement, je me mirai dans la grande glace murale au-dessus de la cheminée, mon visage apparut transfiguré, rayonnant.
C'est à peine si je me reconnus moi-même. La main tremblante, je soulevai la mèche de la frange qui dissimulait mon front. La tache était toujours là, mais très atténuée, petite arabesque rose pâle se détachant à peine sur ma tempe.
Le coeur battant, je me jetai aux genoux du professeur, lui baisai les mains et lui criai Merci ! Merci !
Il me releva, m'embrassa sur le front, et me dit ces paroles étranges:
- Celle dont le visage est sans rayons ne deviendra jamais une étoile ! Je ne sais pourquoi Ange Bastiani ne pouvait pas "encadrer" Jean Balcaen. Il le traitait de "faisan", d'escroc, de charlatan. Je n'ai jamais sû ce qui s'était passé entre eux.

*****

Albert de Mun (1956)
Mais ce vagabondage improductif ne pouvait durer. Un jour, Marika me dit «Le professeur Balcaen t'a trouvé un travail et un logement. C'est une chance pour toi».
Il est vrai que je vivais depuis trop longtemps chez elle et que je ne faisais aucun effort véritable pour trouver du travail. Je faisais semblant d'écrire des articles qui ne paraissaient jamais, des livres dont je proclamais sans trop y croire qu’ils allaient m'apporter gloire et fortune, ouvrages que je n'achevais pas...
Me voilà donc, par un frais matin, en route pour Nogent-sur-Marne, en compagnie de Marika, rousse flamboyante, mise sur son trente-et-un, du professeur Balcaen, qu'accompagnaient ses deux jeunes élèves. A l'entrée de Nogent, le collège Albert-de-Mun était une institution religieuse renommée dirigée par le chanoine Georges Ancelle qui dirigea plus tard l'école Stanislas du boulevard Raspail.
Je me souviendrai longtemps de notre arrivée au parloir de l'établissement et des regards stupéfaits puis amusés du portier.
Comme souvent je bluffai.
J'étais sensé posséder une licence de lettres de l'université de Genève. Et pourquoi pas, pendant que j'y étais, un certificat d'allemand de l'université de Berlin.
Du moins je m'en vantais. Je ne pense pas que le chanoine ni son préfet des études n'aient jamais été dupes. La recommandation du professeur Balcaen avait suffi. On ne me demanda pas mes papiers. En tout cas je fus logé dans une jolie chambre du pavillon des internes de terminale, nourri et blanchi.
Peu d'astreintes, quelques heures de surveillance par semaine, des répétitions d'allemand et de latin. A mes heures de liberté, j'allais lire mes poètes préférés sur un banc au bord du lac du Bois de Vincennes.
Les internes étaient tous fils de bonne famille. Il y avait là des rejetons de familles connues. Je me souviens de l'un d'eux Patrice du Cheyla. Un garçon vif, pétillant d'humour, d'une nature indépendante. Son père était ambassadeur de France à l'autre bout du monde.
C'est à son contact que je me rendis compte de mon incommensurable ignorance, de mes prodigieuses lacunes. Patrice apprenait tout, très rapidement, mémorisait tout, se sentait à l'aise partout et en toutes circonstances. En plus, il parlait d'une voix bien placée. De l'allure, une présence souriante, une beauté virile, sportive, il avait tout pour plaire.
Un jour, de ma fenêtre j'assistai à un "règlement amiable", à la loyale, entre prof et élève, une scène inimaginable dans un établissement d'aujourd'hui.
Le préfet des études, un prêtre jeune, dynamique, avait un litige à régler avec du Cheyla. Plutôt que de s'en remettre à l'arbitrage du père Ancelle, forcément répressif dans le cas présent (dont j'ignorais tout), le prof et l'élève décidèrent à s'expliquer dans la petite clairière dissimulée aux regards importune derrière une haute haie circulaire de buis.
La lutte entre les deux hommes fut rapide, brutale, sans ménagement de part et d'autre. Les coups sévères. Lorsque les deux protagonistes furent à terre, l’élève ayant eu le dessous, le préfet l'aida à se relever et tous deux se serrèrent loyalement la main.
Au dîner, l'abbé se montra aussi enjoué que d'habitude et, le soir, au pavillon, à l'extinction des feux, Patrice ne laissa rien paraître de ce qui s'étais passé.
A quelques jours delà, le jeune élève me demanda un service:
- Vous le savez, nous sommes ici un peu comme dans un cloître. La seule manière de prendre un peu de liberté, c'est de faire le mur. Aussi, je voudrais que vous m'accordiez deux fois par semaine des répétitions de latin auxquelles je n'assisterai pas. Mon correspondant vous réglera les honoraires. Je vous le promets, je serai rentré à l'heure prévue.
J'eus la faiblesse de lui rendre ce service sans en accepter les bénéfices.
Patrice put ainsi bénéficier de quelques heures de liberté, sans que jamais nul ne se rendit compte de son absence.
Au réfectoire, les ecclésiastiques faisaient table à part. Moi, j'étais hébergé à la table des profs. Il y avait là Matthieu, professeur de lettres et de philo, un petit homme tout en rondeurs, au visage pétillant d'intelligence et de malice qui me rappelait le prof de maths du Collège de Genève. Il aimait Gide et Montherlant. Le surveillant général XXX, à la voix chuintante, lui, préférait les garçons aux filles et ne parlait que de fesse, à mots couverts, en termes sybillins.
Je me souviens de ses récits de campagne, de ses dangereuses expéditions nocturnes dans les fossés du château de Vincennes, terrain de chasse privilégié des déserteurs du chemin des dames.
Il aimait les loubards, les petits voyous, et il y laissait pas mal d'argent.
C'est à Albert-de-Mun, en 1956, que je fis la connaissance de Christian Durieux, un jeune professeur d'origine corse, plein d'idées, d'une culture originale, au charisme fou.
A table, nous refaisions le monde. Il était activiste, militait avec ardeur pour l'Algérie française.
J'observais ce petit monde, avec une certaine distance, sans prendre part ni parti, confident de tous mais ami intime de personne. Ma terrible expérience de militant communiste m'avait vacciné à jamais contre toute idéologie.
Je passais mes soirées libres chez mes amis du Quartier Latin, Jacques Yonnet, Youki Desnos et Henri Espinouze. L'après-midi, je lisais mes poètes préférés dans le calme des jardins du château de Champs-sur-Marne ou au bord du lac des Minimes au coeur du Bois de Vincennes.
Comme je ne dansais pas, je n'allais jamais aux soirées des fameuses guinguettes du bord de Marne. Je m'y suis rendu une seule fois avec une fille de rencontre, mais je n'ai pas osé me risquer sur la piste. Ma compagne dut me trouver "godiche".
Je dois dire que ma vie amoureuse fut toujours discrète. Il m'a souvent été difficile de coucher avec une fille sans l'alibi d'un sentiment d'amour pour elle.
Attitude difficile à expliquer. Toujours cet esprit tordu qui fut le mien. C'est ainsi, je l’ai dit, que je n'ai jamais payé une fille pour coucher avec elle. Je n'ai jamais participé à ces chasses aux nanas qui plaisaient tant à mes camarades. Il m'arriva même un jour à Amsterdam, que j'étais bien décidé à aborder une "fille à la fenêtre", je n'ai pas osé aller jusqu'au bout. Pour moi, une putain, une fille que l'on paie pour que l’on puisse tout exiger d'elle, n'a jamais été un fantasme. Mais j'ai été le copain et le confident de quelques jolies péripatéticiennes.
Cette attitude m'a toujours maintenu à distance de certains amis dont les escapades et les fredaines communes cimentaient l'amitié.
Je me suis toujours senti autre, différent, en amour et même dans la vie de tous les jours. Et les filles que j'aimais pour quelques heures ou pour quelques jours, les filles auxquelles je faisais l'amour, étaient rarement des aguicheuses, des Marie-couche-toi-là, des filles faciles. C'était le plus souvent à des filles belles, réservées, un peu hautaines, d'un abord difficile, que je m'attaquais le plus volontiers.
Ni par romantisme ni par vanité, mais par goût inné de la chose rare et difficile.
Un de mes amis qui me connaissait bien savait d'emblée, à quelle fille j’allais m'attaquer au cours d'une soirée. Il savait aussi qu'une fois la perle rare séduite je passais à une autre, à la suivante. Next please !


Christian Durieux
Christian, je l'ai dit était un garçon charmant, un compagnon rare. En amour, il était éclectique, il naviguait aussi bien à la voile qu'à la vapeur. C'était un séducteur né, un cavaleur infatigable, capable de besogner à la chaîne plusieurs minettes folles de lui dans les toilettes d'un café.
Albert-de-Mun n'avait été pour lui qu'un interlude. Christian enseignait en général dans les écoles de filles, avec une préférence pour les classes de 4e et de 3e. Pour lui, une fille de dix-huit ans était une vieille. Il n'aimait que les adolescentes en bouton, près d'éclore, les minettes mineures encore chrysalides, sans cracher sur les jeunes garçons.
D'ailleurs il plaisait davantage aux toutes jeunes filles qu'aux femmes.
A la fin des années 50, son port d'attache était la Rôtisserie, rue Cujas, face au Panthéon. Ce beau Corse charmeur cultivait sa ressemblance avec Napoléon. Petit, le corps bien fait, la figure avenante, le front intelligent, le regard fiévreux, le sourire éblouissant, Christian était séduisant et le savait.
Il avait toujours autour de lui une cour de très jeunes pisseuses amoureuses de lui comme des folles à qui il pouvait demander absolument tout et n'importe quoi.
Ainsi, le soir, les toilettes en sous-sol de la Rôtisserie du Panthéon devenaient pour quelques heures une chambre d'amour.
Nous autres, ses amis, nous assistions au spectacle de ses fredaines avec un étonnement toujours renouvelé mâtiné d'un soupçon de jalousie. Pourtant Christian était d'une nature généreuse. Il nous invitait souvent à ses festins de chair fraîche.
Ces ravissantes lui étaient tellement soumises qu'elles lui obéissaient au doigt et à l'oeil. Ainsi, notre ami nous faisait bénéficier de son droit de cuissage sur ces mignonnes. Les encourageant à nous satisfaire, il leur laissait entendre que si elles nous régalaient, il les honorerait à son tour.
Dans toutes ces folâtries il n'était jamais question d'argent, seulement de plaisir.
Il m'arriva de récolter ainsi quelques jolies miettes. Parmi les habitués de ce cercle, se trouvaient Bernard de Carsalade, Martin de Hauteclaire, le prince Wolkonski, le "Docteur" Leblanc, sympathique et riche quinquagénaire qui se faisait une joie de payer toutes les tournées sans que nul de nous ne s'y opposât. Tout le groupe bénéficiait bien sûr de quelques privautés de la part des fans de Christian, lorsque un peu soûles, nous les emmenions terminer la nuit dans quelque boîte ou appartement privé.
Au bout d'une année, nous apprenons que notre généreux "Docteur" Leblanc n'était docteur qu'en plomberie et que son épouse l'ayant suivi un soir à la trace, le retrouva à la terrasse de la Rôtisserie où elle lui fit une scène épouvantable, avant de le ramener d'une main impitoyable vers sa lointaine banlieue.
Démasqué, Raoul Leblanc n'en demeura pas moins notre ami. Il revenait de temps à autre nous régaler avec magnificence. Un jour, il avoua à Bernard qu'il était ruiné. Que sa femme avait obtenu le divorce, s'était emparée de tout ne lui laissant que les dettes.
Bernard de Carsalade, directeur d'une société de farines animales dans laquelle les Charbonnages de France tentaient de se diversifier, n'était pas dans le besoin. Il possédait dans le Sud-Ouest une aimable propriété où il hébergea le bon docteur Raoul Leblanc, contre quelques menus travaux d'entretien et de gardiennage.
Une ou deux fois l'an, il ramenait Raoul de ses terres pour organiser un dîner en son honneur au Quartier Latin où toute la bande lui faisait fête.


La Bernerie
Quand arriva l'été, le père Ancelle chercha des volontaires pour accompagner et encadrer les internes en classes de vacances à la Bernerie où l'école disposait d'une magnifique propriété.
La Bernerie était proche de Pornic, berceau de la famille de Mun qui légua une partie de sa fortune au Collège. Ce fut un été de rêve. De vraies vacances comme je les aime. A la fois studieuses et libres.
Le chanoine Ancelle était un homme remarquable. Bien que je ne sois plus croyant au sens catholique, sa conversation me fascinait.
J'ai rencontré ici et là dans ma vie vagabonde de ces êtres exceptionnels dont la foi vigoureuse en Dieu, en l'Église, se doublait d'une vive intelligence.
Le père Ancelle, le père Jean Bayot, Jacqueline Frédéric-Frié, le père Athanase au Mont-Athos.
La surveillance de jour et des dortoirs la nuit ne me pesait guère. Le père Ancelle s'étant vite rendu compte que je n'avais pas la fibre de l'enseignement, que ni mon latin ni mon allemand ne tenaient vraiment la route, que j'étais dépourvu de tout esprit mathématique, que j'écrivais comme un pied, me laissa libre de mon temps... me confiant quelques élèves pour des promenades.
C'est ainsi que je découvris Noirmoutiers, le Goix de l'Époi, cette route pavée que les marées submergeaient, Pornic et son joli port de pêche...
Nous disposions pour tout véhicule d'un banal fourgon Peugeot qui servait à tous usages les courses, le transport des élèves, les sorties des surveillants.
La mer, au pied de la propriété du Collège était peu profonde et découvrait très loin à marée basse sur un champ d'algues et de boue. A part la pêche aux coques ou aux palourdes qui n'étaient pas des occupations folichonnes...
Aussi, par un bel après-midi, le père Ancelle me proposa-t-il d’emmener quelques élèves pour une vraie baignade. Une douzaine de garçons rieurs se tassèrent dans le fourgon et nous voilà partis sur la route côtière vers Fromentine, où, au bord du détroit qui séparait le continent à l'île de Noirmoutiers, la côte était magnifique, la plage de sable blond idyllique. Le pont n'existait pas encore, ni les laides bâtisses des promoteurs...
Fromentine était alors un véritable paradis. Une plage déserte...
Sans nous soucier de la marée, nous voilà nous baignant dans cette eau presque tiède. Les meilleurs nageurs (dont je n'étais pas) s'en donnèrent à coeur joie. D'autres barbotaient ou nageotaient sous les yeux du Supérieur campé, les pieds dans l'eau, dans sa soutane prenant l'eau, à lire son bréviaire.
L'heure s'avançait et, insidieusement, le courant se fit plus fort. Je fis signe aux deux élèves les plus éloignés de la rive de rentrer. En ce temps là, chacun obéissait, et les nageurs revinrent ivres de soleil et de sel.
Soudain, comptant les têtes, je ne retrouvai pas le compte des élèves. Deux manquaient à l'appel. J'eus beau compter, recompter, le compte n'y était pas. Le père Ancelle poursuivait sa pieuse lecture sans se douter du drame qui se jouait.
La trouille au ventre, je fis part à du Chayla de mon angoisse. Avec son ami Fabrice, il comprit et plongea. Au bout de quelques minutes, les deux nageurs ramenèrent sains et saufs vers la rive les deux jeunes élèves manquants. Ils avaient bu la tasse et dérivaient déjà emportés par le courant de plus en plus fort.
Ouf !
Je ne pense pas que le père fut informé de cet incident. Mais, désormais, l'Almanach du marin breton et sa table des marées présida à l'horaire de nos escapades marines. Nous évitâmes les heures intermédiaires où le flux ou le jusant formaient un courant dangereux...


Maurice Barrès
A la Bernerie, je découvre Barrès. Je lis avec passion ses "Carnets" et découvre à travers ses écrits superbes un monde étrange et raffiné. C'est dans Barrès aussi que je découvre l'antisémitisme littéraire poussé à un niveau incroyable.
Avant d'être vacciné contre l'idéologie marxiste, je considérais le National-socialisme comme le mal absolu. Hitler était pour moi l'être le plus abject de toute l'histoire humaine. Mais, une fois libéré de cette horrible imposture imposée par les Bolchos et que je réfléchis par moi-même sur ce qui avait bien pu entraîner des jeunes gens sains de corps et d'esprit comme nous étions dans cette idéologie perverse, mon regard sur l'Histoire changea tout naturellement.
Et ma fois, au fil de mes conversations, de mes lectures, il me fallut bien reconnaître que toutes les idées, les pensées, les témoignages, les chiffres, les faits mêmes véhiculés par les marxistes étaient le plus souvent dénaturés, arrangés ou tout simplement faux. Ainsi, je me rendis compte que le problème juif, même celui des camps, était en fait un trompe-l'oeil, une "couverture", une épouvantable mystification pour détourner l'attention de du terrorisme abject, des crimes innombrables et innommables du léninisme puis du stalinisme. Hitler - et cela n’excuse en rien ses propres crimes - n'avait fait que reprendre les méthodes abominables de ses adversaires devenue des ennemis mortels.
Pour comprendre pourquoi cet enchaînement de violences avait pu naître au sein d'une Europe bourgeoise et prospère, mon premier fil conducteur fut Barrès.
Oh ! évidemment, je ne passai pas brusquement d'une idéologie à l'autre, mais je m'évertuai à comprendre ce qui s'était passé.


Ce que je sais !
Et, il me semble, aujourd'hui, avec le recul des années, que je sais en gros ce qui s'est passé et comment cela s'est passé... Je ne prétends pas ici dévoiler en quelques lignes la genèse de l'une des plus épouvantables tuerie de l’histoire humaine.
Mais je vais tenter de résumer ce que j'ai découvert en écoutant des dizaines de témoins et de victimes de cette hécatombe.
L'Europe bourgeoise de la fin du XIXe siècle croyait à l'industrie, à la science, au progrès. Elle souhaitait donner d'elle-même une image libérale et bon enfant alors que son comportement était d'une cruauté inouïe envers les pauvres, les ouvriers, les animaux, les enfants.
Cette férocité de classe bien plus terrible envers la classe laborieuse que ne l'avait été la féodalité envers le tiers-état, ou la royauté de droit divin protectrice des corporations, suscita évidemment des mouvements sociaux, des libelles et des ouvrages appelant à la révolte.
En France des hommes et des femmes s'élevèrent au péril de leur honneur et de leur liberté contre cette exploitation honteuse. Quelques noms, quelques personnalités lumineuses surnagent malgré la désinformation vertigineuse de notre ère de liberté conditionnelle, d'idéologie capitaliste triomphante.
Pierre-Joseph Proudhon, Georges Clemenceau, Jean Jaurès.
L'exploitation des populations coloniales, à peu près partout dans le monde, inutile de le nier, fut le plus souvent féroce et inhumaine.
Aussi, dans le monde ouvrier, les idées généreuses de la social-démocratie et utopiques du marxisme éveillèrent elles un fantastique espoir d'une vie meilleure pour le plus grand nombre.
Or, la victoire du bolchévisme en Russie, la chute du tzarisme et l’instauration d'une société sans classe entraînera dans les milieux intellectuels un enthousiasme délirant. Curieusement, le peuple resta en grande majorité réfractaire à ces idées et n'adhéra pas en masse au mouvement communiste.
D'autant plus, que très vite, Lénine, Trotzky et leurs complices instaurèrent dans l'Empire russe une dictature sanglante bien plus féroce que celle des tzars.
Lénine et ses séides comptaient sur le prolétariat allemand pour conforter la révolution d'octobre et leur permettre de l'étendre au monde entier.
Mais ce prolétariat, ruiné par la défaite de leur pays, loin d’adhérer massivement aux idées internationalistes communistes, se rallia à celles de meneurs nationalistes.
Et, malgré la censure féroce et la propagande effrénée des bolcheviks, les milliers de fugitifs fuyant la terreur, firent connaître à l'ouest la vérité sur les "lendemains qui chantent".
Le national-socialisme allemand et le fascisme italien furent en somme, nous l'oublions trop souvent aujourd'hui, une réaction socialiste, populaire et nationaliste contre le marxisme criminel et dégénéré instauré par Lénine et par Staline.
Et, étudiant de plus près les recensements, les statistiques dont nous disposions, je me rendis compte avec effarement, qu'un grand nombre de crimes attribués aux nazis par les alliés vainqueurs étaient en fait dus à la terreur communiste.
Il restera aux historiens à faire un décompte équitable des millions de Juifs éliminés par les Nazis dans les camps de concentration et les millions de Juifs abattus par les Bolcheviks ou morts au Goulag durant les années de terreur.

Règlement intérieur d'une usine en 1880
1 - Piété, propreté et ponctualité font la force d'une bonne affaire.
2 - Notre firme ayant considérablement réduit les horaires de travail, en les ramenant de 13 h à 11 h par jour, les employés de bureau n'auront plus à être présents que de sept heures du matin à six heures du soir, et ce, les jours de semaine seulement.
3 - Des prières seront dites chaque matin dans le grand bureau. Les employés de bureau y seront obligatoirement présents.
4 - L'habillement doit être du type le plus sobre. Les employés de bureau ne se laisseront pas aller aux fantaisies de vêtements de couleurs vives_; ils ne porteront pas de bas non plus, à moins que ceux-ci ne soient convenablement raccommodés.
5 - Dans les bureaux, on ne portera ni manteau ni pardessus. Toutefois, lorsque le temps sera particulièrement rigoureux, les écharpes, cache-nez et calottes seront autorisés.
6 - Notre firme met un poêle à la disposition des employés de bureau. Le charbon et le bois devront être enfermés dans le coffre destiné à cet effet. Afin qu’ils puissent se chauffer, il est recommandé à chaque membre du personnel d’apporter chaque jour quatre livres de charbon durant la saison froide.
7 - Aucun employé de bureau ne sera autorisé à quitter la pièce sans permission de M. le directeur. Les appels de la nature sont cependant permis et, pour y céder, les membres du personnel pourront utiliser le jardin au-dessous de la seconde grille. Bien entendu, cet espace devra être tenu dans un ordre parfait.
8 - Il est strictement interdit de parler durant les heures de bureau.
9 - La soif de tabac, de vin ou d'alcool est une faiblesse humaine et, comme telle, est interdite à tous les membres du personnel.
10 - Maintenant que les heures de bureau ont été énergiquement réduites, la prise de nourriture est encore autorisée entre onze heures trente et midi, mais, en aucun cas, le travail ne devra cesser durant ce temps.
11 - Les employés de bureau fourniront leurs propres plumes. Un nouveau taille-plume est disponible sur demande chez M. le directeur.
12 - Un senior, désigné par M. le directeur, sera responsable du nettoyage et de la propreté de la grande salle ainsi que du bureau directorial. Les juniors et les jeunes se présenteront à M. le directeur quarante minutes avant les prières et resteront quarante minutes après l'heure de la fermeture pour procéder au nettoyage. Brosses, balais, serpillières et savon seront fournis par la direction.
13 - Augmentés dernièrement, les nouveaux salaires hebdomadaires sont désormais les suivants :
- cadets (jusqu'à onze ans) : 0,50 F;
- juniors (jusqu'à quatorze ans) : 1,45 F;
- jeunes : 3,25 F;
- employés : 7,50 F;
- seniors (après quinze ans de maison) 14,50 F.

Les propriétaires reconnaissent et acceptent la générosité des nouvelles lois du travail, mais attendent du personnel un accroissement considérable du rendement en compensation de ces conditions presque utopiques.

******

Capitaine Lacroix
Un jour, à la Bernerie, André Malfonga, un surveillant d'origine malgache amoureux de la mer et de la navigation à voile, me parle avec passion du Capitaine Lacroix, marin au long cours qui, ayant mis sac à terre, écrivit, quelques ouvrages fameux sur ses expériences maritimes. (Les derniers cap-horniers, les derniers négriers, etc).
Le vieux capitaine demeurait dans une charmante maison nichée dans la verdure, entre son chat, sa pipe, son perroquet et ses souvenirs.
Il avait une belle gueule de forban avec des yeux abrités sous des sourcils en broussaille, des pommettes saillantes et une glotte proéminente.
La compagnie des jeunes admirateurs que nous étions ne lui déplaisait pas et il nous contait durant des heures des histoires incroyables, en nous offrant à grignoter des crevettes grises salées accompagnées de petits verres d'un taffia épouvantable qui nous brûlait la gorge et nous faisait pleurer...
Il nous confia que cet alcool il le distillait lui-même, dans un vieil alambic de cuivre, dans un hangar à bateau situé sur les bords de la rivière de Grandlieu près de l'étonnant cimetière de navires qu'il nous fit visiter.


Le cimetière marin
Dans un paysage magnifique sorti d'une estampe batave, on voyait soudain fleurir dans le lointain, sous un ciel d'orage, une armée de mâts surmontant les émouvantes silhouettes de navires échoués.
En approchant, je fus littéralement saisi par la somptuosité de ces formes étranges de barcasses, de voiliers, de vaisseaux de toutes tailles, achevant leur existence, rongés par la rouille, la moisissure, ruinées par les ans et l'oubli.
Dans ce canal ensablé, livrés aux pilleurs d'antiquités, aux pilleurs d’épaves, aux charognards, gisaient des centaines de bâtiments abandonnés !
Oh ! ce n'étaient pas des vaisseaux de ligne ou de haut bord, mais, pour la plupart, des vieux gréements de pêche, des chalutiers, des sardiniers, des pinasses, des gabares, des felouques et même une bisquine et une gondole vénitienne. Les grands voiliers d'autrefois tels le Ville-de-Mulhouse ou Le Sans-Gêne avaient déjà été désossés.
Nous étions malades de rage à la vue de ces merveilles rongées par l'âge et les termites humains...
Aujourd'hui, le vénérable cimetière maritime n'est plus qu'un souvenir. Malgré les voix étouffées de quelques amoureux de la nature et nostalgiques des objets d'autrefois, les autorités compétentes ont incendié le site avant d'aménager la région pour permettre une agriculture intensive, destructrice du sol et empoisonneuse de l'alimentation ainsi que l'édification de quelques camps de concentration pour animaux.


L'expédition à Port-Navalo – Le Golfe du Morbihan(1957)
Entre le père Ancelle, un être bon, droit sévère mais juste, le courant passait très bien. Pour moi, il était le père que j'eusse aimé avoir. Je ne dis pas cela parce que je méprise mon père Benz. Mais, pour m'affirmer mieux, pour me réaliser mieux, il m'eût fallu un père à poigne qui me désigne le chemin, m'indique la route à suivre et m'oblige à ne pas outrepasser les bornes. Je n'ai pas eu cette chance et ne m’en plaindrai pas.
Sachant que cet été là, Henry et Youki passaient leur été à Port-Navalo dans la maison que leur prêtait un ami (XXX que Robert Desnos avait désigné comme légataire universel), je souhaitais leur rendre visite.
J'osai m'en ouvrir au Supérieur, qui non seulement m'accorda quelques jours de congé, mais me prêta le fourgon Peugeot de l'Ecole pour mon escapade.
Imaginez ma joie.
Une joie d'autant plus forte que le père Ancelle autorisa également Jean Maboul qui en mourait d'envie, à m'accompagner dans ce périple.
Le golfe du Morbihan n'est guère éloigné de la Bernerie, mais notre voyage fut plein de surprises et d'imprévus.
Un jeune homme d'aujourd'hui ne saurait imaginer la joie, le bonheur, la jubilation que représentait pour un garçon de notre génération de partir dans la nature, libre, au volant d'une voiture !
Je me souviens très bien de ce périple dans cette Bretagne pauvre, restée belle et sauvage. Quelques images indélébiles restent gravées dans ma mémoire :
les femmes en costume et coiffe de dentelles, le parler à la fois harmonieux et rude des habitants, les gamins jouant et gambadant nus sur les tas de fumier et les flaques de lisier, la sortie à la godille puis à la voile des marins pêcheurs. Les moissonneurs armés de faucilles, les laboureurs derrière l'attelage à boeufs, le battage des céréales au fléau, les marchés colorés avec leurs étalages de fruits de mer et de beurre rance.
Sur le bac de St Nazaire, j'ai retrouvé un de mes camarades du Collège de Genève. Un garçon bien peigné, bien élevé, bien habillé, qui faisait son droit et suivait le droit chemin. Origine : bonne famille bourgeoise et calviniste, possédante et cossue.
Au Collège, nous avons sympathisé, sans plus. Ici, durant la demi-heure de traversée je me sentis à des années-lumière de ce que ce jeune homme BCBG représentait. Notre conversation banale à pleurer s'en ressentit. Nous n’avions strictement rien à nous dire.
Pourtant, nous avions étudié les maths et le latin, le grec et l'allemand, nous avions participé en commun aux voyages de classe en Sicile, à Münich, à Vienne sous la houlette de nos maîtres.
Là, nous étions devenus étrangers l'un à l'autre, des êtres que même les souvenirs communs ne parvenaient pas à réunir.
A St Brévin-les-pins, nous nous sommes quittés, mon ancien condisciple à bord de son élégante voiture, Jean et moi à bord de notre fourgon. Nous avons pique-niqué dans la jolie pinède, parmi les villas inoccupées et le parfum balsamique qui se mêlait à l'odeur forte des varechs en décomposition au soleil.
Curieux de tout, nous avons fait une incursion en Brière, ce marais étonnant plein d'oiseaux, de braconniers, de petits personnages pittoresques vivant hors du temps, dans un autre monde.
Plus loin, à La Roche-Bernard, nous avons traversé la Vilaine sur le pont militaire improvisé par les pontonniers de l'armée, en attendant la reconstruction de l'ouvrage d'art détruit.
Et puis, nous sommes entrés dans cette Bretagne profonde et magnifique, le pays des elfes, des korrigans et des fées, ce pays qui a certainement changé davantage au cours des cinquante dernières années que durant les vingt siècles qui ont précédé le nôtre.
La Bretagne des paysans pauvres et des pêcheurs misérables, des chaumières émouvantes et des châteaux aux châtelains déchus, est devenue au fil des ans un pays riche, à la population aisée.
Mais passant de l'extrême misère à la richesse, ce magnifique pays perdit son âme fière, ses nobles traditions. Les siècles avaient façonné cette terre riche en petites parcelles bordées de haies et de fossés qui coupaient le vent et freinaient l'érosion.
Les Bretons étaient fiers, pauvres, intelligents, travailleurs et buveurs.
Ils avaient le sens de l'amitié, de l'hospitalité, de la fête. Un ami breton était un ami durable.
Je me souviendrai toujours de mon arrivée sur le Golfe du Morbihan, de la lumière dorée, des nuages étincelants, du bleu scintillement de l'eau s’écoulant lentement au rythme des marées entre des îles de rêve. Youki et Henri séjournaient dans une magnifique maison d'armateur se dressant sur le port. En ce temps-là la Bretagne n'attirait pas encore le tourisme populaire et l'invasion hideuse des vacanciers.
Quelques riches Parisiens y possédaient une résidence d'été. Quelques rares férus de voile y ancraient leurs yachts.
Connue et appréciée par les artistes pour son air vivifiant, la beauté de ses ciels et de ses paysages, la Bretagne se méritait.
Lorsque j'arrivai à Port-Navalo, Youki et Henry y séjournaient déjà depuis une bonne quinzaine. Comme à Paris, ils avaient fait de nombreuses connaissances, tutoyaient les pêcheurs, le boulanger, les marchands de vin et tenaient table ouverte.
Youki se promenait peu mais aimait à se baigner même si l'eau était glaciale.
Avec Henri nous fîmes de longues randonnées le long des côtes déchiquetées empruntant le chemin du douanier ou coupant à travers les landes fleuries, découvrant des hameaux pittoresques, aux toits de chaume, abritant dans leurs masures en ruines de pauvres hères abrutis par l'alcool et la misère.
Le voyageur d'aujourd'hui aurait peine à imaginer ce qu'était alors la Bretagne, l'absolu dénuement de ses habitants, la rudesse de leurs moeurs et l’inconfort tragique de leur vie.
Je me souviens de notre escapade au Logeo, de mon coup de foudre pour ce petit port dont plusieurs maisons de pêcheurs était à vendre. Je me souviens de l'une d'entre elle dont l'affiche du notaire annonçait le prix : 200 000 F. anciens d'alors ou 2000 F lourds. Moi-même, jeune homme fauché, j'aurais pu l'acquérir !
L'oeil acéré d'Henry discernait dans la nature autour de nous des choses que je ne voyais pas. Il croquait d'un coup de crayon précis, d'un trait sûr, le hardi escarpement des côtes, le vol fou des oiseaux de mer, la subtile harmonie des constructions, la caresse du vent sur les genêts, la beauté impitoyable et nécessaire des navires de pêche reliés à leur corps mort ou échoués à marée basse sur les hauts fonds.

*****

Gavrinis
Le dimanche, très tôt, un caseyeur nous emmena sur le golfe Henry et moi, lever ses casiers et, après la pêche quasi miraculeuse, nous fit découvrir une île dont il nous proposa de visiter le trésor. C'est ainsi, qu'à l'été 56 je fis la connaissance de Gavrinis. Après que notre ami pêcheur nous eut dégagé l'entrée du tumulus et nous eut invités à le suivre en rampant sur le sable d'une galerie souterraine me voilà foudroyé de bonheur en découvrant à la lueur d'une torche, les étranges bas-reliefs gravés dans la pierre conduisant vers une vaste chambre au coeur du tumulus, ornée elle aussi de signes et de symboles. Le coup de coeur que je ressentis lors de cette visite représente la plus forte émotion artistique de toute ma vie. Ni Stonehenge, ni le sphinx ou les Pyramides d'Égypte, ni Delphes, la Joconde, le Parthénon ou le Colisée de Rome ne m'ont ému à ce point.
Cette première visite à Gavrinis fut un des instants les plus forts de ma vie.
Henri Espinouze ressentit lui aussi la fascination de cette beauté et cette énergie énorme qui se dégageait de cette construction dont les spécialistes estiment qu'elle remonte au IVe millénaire avant notre ère.
Non loin de là, près d'une autre île, notre caseyeur nous montre les vestiges à fleur d'eau d'autres constructions très anciennes et nous dit qu'il a quelques années il avait arraché de la vase en remontant son ancre, des poteries, des ferrures et des outils de bronze dont un archéologue amateur lui avait dit qu'ils dateaient du temps des Venètes.
En retrouvant Youki devisant sagement avec Jean Maboul, buvant du gros rouge, fumant des Camel et caressant Pipeau, j'eus la sensation bizarre de revenir d'un autre monde. D'ailleurs depuis cette découverte je considère Gavrinis comme le "centre du monde" !

******

Louis Lhermine : Mécène
A Albert de Mun, je fis la connaissance de plusieurs amis qui comptèrent dans ma vie. Notamment Christian Durieux et Claude Colomer, un garçon jovial et robuste et très intelligent passionné par les arts et l'histoire du Roussillon.
Parlant de nos amis, de nos amours, de nos relations, de nos passions, j’en vins à évoquer Henry Espinouze, enfant de Perpignan, le premier "grand peintre » que je connusse personnellement.
Colomer me présenta à son oncle, un certain M. Pauc, amateur lui aussi de peinture et collectionneur de tableaux. Selon son neveu, M. Pauc pour enrichir sa collection personnelle à moindres frais s'adonnait occasionnellement au "courtage".
Cela consistait à placer des tableaux chez des collectionneurs, contre une rétribution.
Ce M. Pauc avait parmi ses relations d'affaires un M. Louis Lhermine, un sympathique industriel du Nord, fabricant de machines textiles, qui ne connaissait rien à la peinture mais souhaitait devenir collectionneur et en acquérir. M. Lhermine avait de somptueux bureaux place de la Madeleine dont les fenêtres ouvraient sur la façade de l'église et sur l'obélisque de la Concorde.
Un jour, j'entraînai Colomer et son oncle chez Espinouze et leur vantai les qualités et la beauté de sa peinture.
Pauc se mit à fréquenter assidûment la rue Mazarine et, de fil en aiguille, conseilla à Louis Lhermine, son "mécène" d'acquérir quelques toiles d'Henri.
Youki, Espinouze, M. et Mme Lhermine sympathisèrent et, durant quelques années l'industriel-mécène entretint Espinouze dans une discrète aisance. Pour lui permettre de bénéficier de la sécurité sociale, il l'embaucha comme dessinateur, et lui paya un modeste salaire, recevant en échange, chaque mois, dessins et tableaux.
Par l'entremise de M. Pauc, Louis Lhermine organisa même pour son protégé, une première exposition dans une galerie renommée de la rue St Honoré. Puis une seconde... Pauc avait incité Louis Lhermine à s'intéresser à un autre peintre inconnu, une sorte de vagabond un peu dérangé, mais au talent prodigieux : Fikret Moualla (1903-1967).
Cet artiste, d'origine turque, peignait d'admirables gouaches et aquarelles sur le zinc des bistrots du quartier latin et de Montparnasse, qu'il vendait pour trois francs six sous aux buveurs amateurs, ou, en cas de refus, les échangeait contre une bouteille de de gros vin qui tache. Car notre rapin mangeait peu, buvait sec et une fois ivre entrait dans de terribles colères, à la limite du delirium tremens.
Louis Lhermine s'était entiché de sa peinture. Avec l'aide et la complicité de Pauc, il s'efforça de civiliser un peu le bonhomme, de mettre un peu d'ordre dans sa vie. Il alla même jusqu'à lui offrir des vacances dans un hôtel trois étoiles du midi en le faisant accompagner par un factotum, garde-du corps. Mais, le peintre était incorrigible.
Il lui arrivait parfois, invité dans une soirée ou bien au restaurant, de grimper sur une table et de déféquer publiquement sur la nappe, le pantalon rabattu sur les mollets ! Redoutable... mais quel talent.
Une célèbre galeriste proche de St Germain-des-Prés, Dina Vierny finit par lui mettre la main dessus, de le placer sous bonne garde dans une "maison de force » médicalisée, où le rapin devait peindre dix gouaches par jour que la négrière revendait à prix d'or.
Cet échange de bons procédés se poursuivit durant quelques années à la satisfaction des deux parties. Mais, dans ce monde tout évolue très vite. L’industrie textile qui représenta l'une des richesses de la France périclita car, des pays pauvres où les salaires restaient misérables fabriquèrent à meilleur marché qu'en France.
Les machines françaises aussi perdirent de leur prestige, et Louis Lhermine qui n'avait, semble-t-il pas vu venir à temps le danger mortel de la délocalisation de l'industrie textile, fut ruiné et contraint de licencier Henry.
Mais il avait acquis des centaines d'oeuvres. Notamment deux ou trois magnifiques portraits de ma compagne Lise qui avait posé pour Espinouze.
Aujourd'hui, nous sommes en 1996, souhaitant écrire une petite vie d’Henry Espinouze et établir un catalogue raisonné de son oeuvre, je téléphone à Madame Lhermine qui me dit que j'arrivais trop tard. Ne pouvant conserver sa grande maison du Vésinet elle s'était repliée dans un appartement, obligée de tout vendre et de ses séparer des centaines d'oeuvres d'Espinouze et de Moualla qu'un marchand de tableaux lui a rachetées au dixième de leur valeur.
Voilà ce que j'écrivis à propos de Moualla pour le catalogue d'exposition, sous mon pseudo d'alors :
Fikret Moualla La légende du peintre maudit.
«Moualla, je le connus lorsqu'il hantait ce merveilleux quartier de bohême joyeuse qui s'étend de la rue Bonaparte à la rue Mazarine et Guénégaud.
Moualla, c'était l'époque des "Méchants" et du Père Fraysse, c'était celle de Génin, d'Espinouze, de Prévert et de Vidalie.
Moualla buvait et peignait. Il ne faisait que cela. C'étaient-là les deux seules activités conscientes de sa vie. Il mangeait si peu, il dormait si peu. Mais il buvait et peignait admirablement, et, pour une bouteille de vin, il dessinait un chef d'oeuvre au dos d'une affiche arrachée à la vitrine et après qu'il eut bu, il peignait un nouveau chef d'oeuvre qu'il donnait à ses amis.
C'était un personnage extraordinaire et démesuré. Pas une ombre de cabotinage, il n'était pas rapin. Peintre malgré lui : il écoutait ses voix. C'était un dieu païen, paillard et humain, un faune, un feu follet dans une nuit grise. Toute la magie de son existence se concentrait dans son pinceau, et de ses mains, de son regard étonnant, il faisait d'un vulgaire carré de papier un soleil d'amour et une étoile d'esprit.
Et il partit un jour, voyageur sans bagages, pour d'autres quartiers, vers d'autres bistrots, semant la joie et la beauté sur son passage et peut-être a-t-il rencontré enfin une main fraternelle et tendue, un coeur qui le comprit ?
Rue de Seine et Mazarine, rue Jacques Callot, aux murs des bistrots, aux pierres des maisons grises, Fikret Moualla sourit et vit d'une vie et d'un sourire qui ne périront plus.»
Marc Lénard (Marc Schweizer)

******


Lise Marcellot (1957)
J'ai rencontré Lise, rue Notre-Dame-des-Champs, chez Olga Choumansky, une amie de Youki. Cette ancienne actrice au sourire carnassier, amie et confidente de Marguerite Moreno, auteur et costumière de théâtre, avait disait-on, été très belle.
Elle partageait un atelier d'artiste dans cette jolie rue du Quartier latin avec Gérard X un écrivain raté, d'une laideur prodigieuse, pédéraste édenté à la peau scrofuleuse.
Lise venait de perdre Pierre son mari qu'elle avait adoré. Elle avait vingt-cinq ans. Actrice de talent, elle courait le cachetons, mais, avec ses trois enfants en bas âge la vie n'était pas toujours facile.
Le décès de son mari, un compagnon tendre, affectueux poète de talent et "déserteur du chemin des dames", lui valut un petit capital qui lui permit d'acheter un minuscule appartement aux Halles, rue Montorgueil. (Pierre Jouniaux était le parolier de "Catherine" une très belle chanson chantée par Gréco.)
C'était un logement de deux pièces, très haut sous plafond, très sombre, donnant sur une courette humide et nauséabonde servant d'entrepôt à des marchandes de quatre saisons.
Le jour où je rencontrai Lise, je fus sous le charme. Notre coup de foudre fut instantané et je crois mutuel. Le soir-même, en quittant Olga et Gérard, je l'accompagnai chez elle et ne retournai pas à Nogent.
Nous fréquentions assidûment le caveau des Halles, un bar-à-vin fréquenté par des petits truands, des clochards, des forts des halles, des artistes.
C'est là que je fis la connaissance du beaujolais, d'André Héléna et de Bob Giraud.
La famille de Lise était très unie. Elle vivait en tribu dans un vaste appartement de la rue Lacuée, près de la Bastille. Les parents, gens simples au coeur d’or, laissaient l'administration de leur maisonnée à la charge d'une aïeule octogénaire, maigre et énergique qui tenait la caisse et la direction du ménage d'une poigne de fer.
Je fus très bien reçu par les parents de Lise. Le fait que je fusse un bohême sans ressources, un auteur famélique qui, à vingt-cinq ans n'avait guère publié, ne sembla pas les contrarier outre-mesure.
Lise avait un frère, Jean, déserteur du chemin des dames (DDCDD) lui aussi, qui avait de fortes ambitions littéraires.
Albert, le père, bon Français moyen, cheveu rare et moustache à la gauloise sous le béret basque, venait d'ouvrir une petite maison de disques grâce à l’argent d'un curieux personnage le père Langman, présenté comme "financier".
Ce grand homme triste, à la jambe malmenée durant la guerre, marchait à l'aide d'une canne. Il possédait une grande voiture américaine décapotable datant d'avant-guerre qui lui servait de faire-valoir. Chaque fois qu'elle apparaissait dans le quartier, une foule de badauds s'assemblait autour d'elle pour admirer ses cuirs et ses chromes. 
Langman vivait d'un petit capital qu'il investissait dans de petits fonds de commerces montés par des entrepreneurs impécunieux, qu'il aidait de ses deniers et dont il espérait retirer de substantiels bénéfices. Il était le précurseur du capital risque, en somme.
Albert Marcellot se lança dans une activité originale pour l'époque : la programmation des juke-boxes, dont il renouvelait chaque quinzaine les disques 45 tours.
Il m'embaucha pour effectuer ses tournées.
Cela dura une saison.
Je vécus avec Lise, rue Montorgueil. Ses parents gardaient et élevaient ses trois enfants. Je ne me sentais pas la fibre paternelle. Lise non plus n'était guère mère-poule. Nous faisions l'amour une partie de la journée et passions nos nuits dans les bistrots. Nous n'avions guère d'argent mais nous vivions comme des princes.
Ce fut au cours de la même année que dans un caveau des Halles nous entendîmes pour la première fois chanter Jackye Carnac. Quand ce petit bout de femme courte sur pattes, au visage boucané, laide comme le péché, apparaissait sur la minuscule scène du troquet vêtue comme une clocharde et attaquait son répertoire de chansons de mer, c'était le délire.
De sa voix rauque chargée d'embruns et de varech, elle envoûtait la salle d'habitués par des chansons bien à elle, des cantilènes originales pleines d’ironie, de poésie, de saveur, dont les paroles semblaient sculptées dans du bois d'épave.
Ces chansons parlaient de pêche, d'amour, de tempêtes, de naufrages et de mort. Des paroles simples et belles sur une musique austère, sans fioritures. Jackye chantait a capella, d'une voix forte et juste, ne refusant pas s'il se présentait l'accompagnement d'un musicien de rencontre. La salle subjuguée reprenait ses refrains, les battements de mains des auditeurs rythmaient la cadence.
Lorsque, en fin de récital, Jacky attaquait Le vent... la mer, la mer... le vent, c'était le délire dans la salle.
En ce temps-là, il me semble que je vous l'ai dit, il existait dans Paris des centaines de cafés, de bars, de caveaux où tout un chacun pouvait pousser sa gouaillante, dire ses poèmes, laisser murmurer sa guitare. Ainsi des dizaines de jeunes talents en herbe ou de vieux poètes chenus, passaient chaque nuit de caves en zincs, d'arrière-salles en arrière-cours, tenter leur chance. Ils ne touchaient pas de cachet, ne signaient pas de contrats, ne jouissaient pas de la sécurité sociale ou de l'emploi, mais vivaient en troubadours d'un sandwich et d'un coup de rouge, payés en sourires et en applaudissements. 
Et je dois le dire, la plupart des grands de la chanson française sont sortis de là. Brassens, Brel, Béard, Pierre Perret, Piaf et bien d'autres génies ont débuté dans des caves avant de triompher à l'Olympia.
Cette nuit-là, Jacky Carnac dormit chez nous, rue Montorgueuil. A trois heures du matin il n'y avait plus de métro ni d'autobus pour Rueil-Malmaison où elle était hébergée par un de ses amis et nous n'avions pas de voiture pour la raccompagner.
Le lendemain matin, peu avant midi, Jacky nous invita à déjeuner chez son ami, et nous voilà en route pour Rueil. L'ami qui l'hébergeait s'appelait Jacques Faizant, un dessinateur qui allait faire son chemin.
Ce fut là, dans un merveilleux capharnaüm, qu'entre deux coups de blanc et de délicieux rougets grillés, nous apprîmes la belle histoire de Jackie, l'une des premières femmes françaises à obtenir son brevet de Capitaine dans la marine de pêche.
A la belle saison, Jackie vivait chez elle à Hoedic, au sein d'une famille de marins pêcheurs.
En ce temps-là, Hoedic était une petite île ignorée par les touristes, vivant en autarcie et dont les habitants n'étaient point riches.
Jacques Faizant qui aimait la mer et naviguait volontiers en solitaire le long des côtes bretonnes s'était échoué par une nuit de brume sur un récif de cette île aux abords mal pavés, et ce fut Jacquie qui le tira de là tout en lui sauvant son navire.
Leur amitié datait de là.
Un jour, rue Montorgueuil, je reçus de la part du Préfet des études d'Albert de Mun ma vieille valise en cuir bouilli qui me suivait depuis Genève ! Elle contenait mes pauvres affaires, quelques livres, mon couteau suisse, mon journal, quelques dessins d'Espinouze, des gouaches de Moualla, trouées à l'emplacement de la tige punaise qui les maintenait aux parois des murs de ma chambre dans la pavillon de l'École.
Manquait la curieuse toile vierge ayant appartenu à Desnos que Youki m'avait donnée un jour. Cette petite toile tendue sur un cadre de bois portait à son dos une inscription manuscrite énigmatique, disant à peu près ceci : (je cite de mémoire).
«Les soussignés attestent que l'auteur de cette oeuvre est de Georges Braque bien qu'elle soit signée Picasso». Suivent deux signatures : Picasso et Manolo 1912.
Espinouze qui allait peindre dessus un "à la manière de" mais ne le fit pas le jour où je l'emportai, affirmait que c'était un joli témoignage sur cette époque où les trois artistes n'étaient pas encore "arrivés". Picasso signait alors volontiers de son nom des oeuvres de son ami Braque afin qu'il pût en retirer quelques francs car sa signature était mieux cotée.


Cinq-Mars-La-Pile
Les Marcellot avaient une petite maison ancienne dans le centre du village deCinq-Mars-la-Pile près de Tours. Elle était dénuée de tout confort.
A bord de la 4 CV prêtée par ma cousine, nous allions le plus souvent possible nous réfugier dans cette maison où sur un immense lit défoncé, nous avons passé des nuits folles.
Une année, pour les vacances de la Toussaint, nous nous rendons à Cinq-Mars avec les enfants de Lise. Ses ancêtres du côté paternel reposent au cimetière dans le caveau de famille. Le second soir, après la visite rituelle au cimetière, nous dînons chez la mère Capillon, une antique et solide "vigneronne", bonne cuisinière et fière de sa cave.
Vers minuit, ayant pris congé de notre amie, nous marchons à travers les ruelles du village endormi baignées d'un magnifique clair de lune. Soudain, en arrivant sur la place, nous nous retrouvons au milieu d'un étrange cortège qui traverse silencieusement la bourgade. Les enfants se blottissent craintivement contre Lise qui me saisit brusquement le bras. Il y a là des gens de toute sorte, en costumes d'autrefois, à pied, à cheval, dans des carrosses. On eût dit une assemblée de figurants sur le lieu de tournage d'un film historique. Stupéfaits, nous regardons passer deux chariots traînés par des chevaux noirs, transportant deux jeunes gens aux mains liées.
Des soldats en armes entourent l'attelage. Des hommes frappent sur des tambours voilés de velours noir. Mais je n'entends aucun bruit, un vrai cortège funèbre. Mal à mon aise, j'entraîne Lise par le bras, et l'entraîne, souhaitant franchir la chaussée au plus vite. Me faufilant entre ces gens bizarres pour gagner notre petite maison toute proche, je constate avec surprise, en forçant le passage, que nous passons à travers la foule sans la toucher ni même la frôler, comme si ce n'étaient-là que des ombres.
Arrivés de l'autre côté de la rue, je me retourne. La place est déserte comme si j'avais rêvé tout cela.
Avisant un café encore ouvert, nous nous y rendons blêmes et tremblants. En buvant un verre au bar nous racontons au bistrot qui conversait avec un vieil homme aux cheveux blancs, ce que nous venions de voir. Ils crurent que nous nous moquions d'eux et le client, qui se présenta comme ex-Conservateur des Monuments historiques, nous demanda comment ces gens-là étaient vêtus.
Nous lui relatons la scène tant bien que mal. L'homme nous dit qu'apparemment il s'agissait d'hommes du XVIIe siècle. Il nous demanda encore de décrire leur coiffure, les armes et de préciser d'autres détails.
A l'écoute de nos réponses, il semble vraiment intrigué. Il nous interroge tour à tour, commençant par Lise et sa fille âgée de huit ans qui n'en pouvait plus de fatigue. Elle lui donne la même version que moi, décrivant le plus fidèlement possible ce que nous venions de voir.
Alors, à notre stupéfaction, il nous dit que nous avions eu une vision de la dernière promenade du marquis de Cinq-Mars, seigneur de ce village, et de son ami de Thou, juste avant leur décapitation, le 12 septembre 1642, à Lyon. Lorsque Jean, le frère de Lise arriva à Cinq-Mars, le lendemain et que nous lui faisons le récit de la mystérieuse Apparition, il devient livide.
D'une voix tremblante d'émotion, il nous dit qu'il était en train d'écrire dans le plus grand secret un scénario en vue de monter l'été prochain, le premier spectacle "Son et Lumière" devant les vestiges du château de Cinq-Mars.
Il ajouta que la scène que nous venions de lui décrire était une de celles qu’il avait imaginée pour le Son et Lumière.
Lise avait un ami musicien de grand talent Jean Cugnet. Lorsqu'elle eut touché le capital-décès de l'assurance de son mari, elle lui avait prêté une somme rondelette. Un jour, il lui adressa un pneumatique, lui donnant rendez-vous chez une de ses amies, demeurant rue Pierre et Marie Curie dans le Quartier-Latin.


****


Françoise d'Herclonville
Nous voilà endimanchés. (En ce temps-là notre garde-robe était fort restreinte). Pour ma part, je disposais d'un seul "costume", de trois chemises, de deux cravates, d'un pull d'été, de polos, de deux paires de chaussures (éculées), d'un superbe blouson de daim (fauché chez Hofstetter), d'un manteau à chevrons.
C'était à peu près tout. Lise n'avait guère davantage de vêtements. Une seule robe quelque peu habillée, trois jupes, un manteau pour l'hiver, un imperméable, deux paires de chaussures...
L'ensemble de nos habits tenait dans une valise de carton bouilli. Immeuble bourgeois style Hausmann flamboyant. Porte cochère cossue en fer forgé lustré à l'huile de coude. Concierge imposante mais sans arrogance, sûre d'elle. Elle nous indique l'étage. Ascenseur nickel. Porte ouvragée. Nous sonnons.
Une onde sonore lointaine nous informe que nous sommes annoncés. Un pas feutré. Un visage jeune, sympathique apparaît.
- Si vous voulez bien entrer. Jean Cugnet ? Bien sûr, vous êtes attendus.
Le garçon a la voix un peu précieuse d'un acteur jouant le rôle d’un homosexuel mondain. Il porte une veste blanche, seyante, un pantalon noir, serré qui lui moule les fesses rondes et haut perchées comme celles d'une jolie fille.
- Madame et ses amis sont à table... Je vais les prévenir. Prenez donc place dans ce petit salon. En attendant, je vous sers un whisky, un porto ?
Intimidés par l'environnement somptueux qui nous écrase de ses boiseries, de ses stucs, de ses ors, de ses tableaux de style XIXe flamboyant, nous nous installons sur une fesse dans des fauteuils gourmands capables d'absorber des douairières, leurs faux culs et leurs vertugadins.
- Un petit vin blanc fera l'affaire proposa Lise.
Le petit jeune homme apporta trois magnifiques verres de cristal de Baccarat et une bouteille de vin d'Alsace au frais dans un seau à glace. Il servit les trois verres et nous confia :
- Moi aussi je préfère le jus de la vigne à tous ces alcools anglo-saxons. A votre santé !
Ni Lise ni moi remarquâmes l'incongruité de ce valet venant trinquer avec nous.
Il nous abandonna un instant face à de délicieuses bouchées de jambon cru et à notre délicat Tokay.
Tandis que nous savourions le divin breuvage, nous entendions, en provenance du fond de l'appartement le brouhaha joyeux de convives attablés entrecoupé de rires et d'éclats de voix. Le jeune homme revint très vite.
- Madame et ses amis sont à table. Ils en sont aux hors d'oeuvres. Alors, si le coeur et l'appétit vous en dit, venez nous rejoindre, nous vous trouverons bien une petite place Nous suivons l'éphèbe.
Au bout d'un long couloir d'apparat orné de bustes de marbre, de statues copies d'antiques et de grands tableaux signés Bouguereau d'autres peintres émérites de l'art pompier, nous voici devant une salle à manger immense, somptueuse. A la place d'honneur, trône un personnage incroyable une femme énorme, la plus grosse femme du monde. J'exagère à peine (Quelques lustres plus tard, je retrouverai le pâle sosie de cette femme illustrée par l'enseigne de Virgin).
Devant elle, une trentaine de convives, de race masculine, pour la plupart jeunes et beaux. Quelques rares barbons marqués par le vice et les intempéries, probablement très riches pour compenser leur disgrâce, leur tenaient compagnie.
L'énorme, montagne de chair éclatante se présente : Françoise d'Herclonville.
Elle nous accueille avec un sourire éblouissant et prie Adrien, c'est le jeune "serviteur" qui nous a introduit, de nous dresser un couvert où il pourrait.
Adrien me place à la droite de la maîtresse de maison et installe Lise à côté de son ami Jean Cugnet.
Le dîner durera cinq heures... Un dîner à la romaine... Le banquet de Trimalcion. Avec des mouvements suspects sous la table, des caresses ébauchées, des avances du pied...
Françoise était la fille adoptive d'un haut magistrat, jadis sommité du barreau, ayant achevé sa riche carrière comme conseiller référendaire à la Cour des Comptes. A la retraite il s'était retiré avec son épouse dans son château de Drülingen, en Alsace, laissant son superbe appartement parisien à sa fille.
Avant de devenir le monstre que j'ai connu, Françoise avait été une ravissante jeune fille. A vingt ans, une vie dorée l'attendait. Généreuse et très sportive, elle s'engagea en Indochine comme ambulancière et fut de tous les combats aux côtés de son amie Geneviève de Galard.
Ce qui devait arriver arriva, Françoise tomba éperdument amoureuse d'un bel officier, l'un des plus décoré de l'armée. Pris dans la nasse de Dien-Bien-Phu, son amant mourut au champ d'honneur. Brisée par cette double tragédie, la mort de son ami et la défaite de son pays, Françoise revint en France usée, fatiguée et vieillie.
Elle qui incarnait la jeunesse, la beauté, l'élégance, la joie de vivre et le dynamisme, se laissa aller et devint en quelques mois une femme laide et monstrueuse.
Rue Curie, Françoise d'Herclonville tenait table ouverte. Un groupe de jeunes pédérastes s'installa chez elle à demeure, squattant les trois chambres d'apparat, les chambres de bonne et les communs de l'immense appartement. Chaque fois qu’un de leurs amis ne savait où loger, il s'installait où il pouvait et mangeait à la table de la maîtresse de maison.
Françoise disposait d'un compte ouvert chez le boucher, le boulanger-pâtissier, le poissonnier, l'épicier, le fromager et chez Nicolas. Les parents venaient tous les trois mois passer quelques jours à Paris, à l'hôtel, et en profitaient pour payer les factures de plus en plus élevées des commerçants.
Dans le hall une magnifique bibliothèque vitrée abritait non seulement des livres rares, des incunables, des éditions originales, mais aussi, derrière les belles reliures, une collection de flacons en cristal renfermant des alcools centenaires, véritables joyaux. En moins de deux ans la bibliothèque fut pillée, vendue à l’encan, les délicats alcools bus sans discernement au cours de nuits d'orgie, l’appartement mis à sac.
Bien que très tolérant, Monsieur Père solda un jour définitivement les comptes des fournisseurs, coupa le robinet à finances et, déçu du massacre, pria sa fille de libérer l'appartement avant la fin de l'année...
Lise et moi avions fait connaissance de Françoise quelques mois à peine avant la débâcle. Elle devint très vite notre amie.
Devant l'ultimatum de la famille, Françoise réagit plutôt sainement. Elle décida de maigrir et de trouver du travail.
Parmi les pique-assiettes qu'elle hébergeait, il y avait des étudiants, des acteurs dont l'un deviendra célèbre, un producteur de cinéma, le directeur financier d'une multinationale du disque.
Lise et Françoise devinrent intimes. Dans l'entourage de l'Énorme, ma compagne était une des rares filles. La majorité de sa cour étant composée de pédérastes. Quand le médecin qui la soignait pour son obésité, demanda à sa volumineuse consultante de se peser avant et tout au long de sa cure, elle ne trouva aucune balance assez puissante. Lise la conduisit à la gare St Lazare où la balance flottante du service des marchandises installée sur le quai permit de mesurer son poids plus de 200 kilos ! Par coquetterie Françoise ôtait ses chaussures avant de se peser... Quelques semaines plus tard, l'aiguille oscilla en-dessous des deux quintaux et indiqua 199, 5 kilogrammes, une victoire arrosée au champagne.


En quête de travail
Grâce à ses amis acteurs, le Mammouth décrocha plus rapidement que prévu quelques engagements et même de tous petits rôles. Pour une fois son physique la servit. Il arriva même que des cinéastes modifient le scénario de leur film pour y introduire un gag avec Françoise comme vedette. Ainsi joua-telle avec le nain Piéral, qui devint son copain, et honora lui aussi les soirées de la rue Curie. Je me souviens d'un tournage homérique. Lise et moi disposions d'une petite Renault 4 appartenant à ma cousine Lagaye... (Il faudra que je vous parle d'elle). Un metteur en scène imagina une scène où Françoise circulerait à bord de cette petite voiture, avec Pieral comme valet de chambre en livrée... Pour que Françoise puisse entrer dans la minuscule Renault, il fallut faire modifier et aménager le modèle de série par un carrossier. Ce qui fut fait.
A chaque tournage en extérieur, la scène provoquait un attroupement et cent badauds rigolards venaient assister au spectacle. Dès la sortie du film (je ne me souviens plus de son titre), ce gag entraîna pour Françoise des invitations dans les salons du Tout-Paris, aux "premières" - où il fallut installer un fauteuil spécial pour accueillir ses rondeurs -, aux vernissages... Tous voulaient voir le "monstre" extirpée de sa petite voiture par le nain.
Ce gag donna une idée à des publicitaires. L'un d'eux lança un concours pour le compte de Renault. Le gagnant serait celui qui parviendrait à charger le plus de personnes à bord d'une 4 CV. La première équipe victorieuse s'entassa à neuf dans la voiture, une famille chinoise parvint à y caser ses douze enfants !

*****

La langouste d'Algérie
Maurice-Paul Comte était un écrivain pied noir, original talentueux et farfelu. Le dernier des Surréalistes, aujourd'hui bien oublié. Il allait proposer ses ouvrages désopilants, qu'il multi-copiait à la ronéo, à la terrasse des cafés.
Sa mère vivait en Alger et y jouissait d'une certaine aisance lui permettant de lui envoyer régulièrement des sous pour lui éviter de dormir sous les ponts. En attendant, MPC vivait plutôt peinard chez Françoise avec Jean, son petit ami de cul.
La menace de voir tarir la source financière alimentant le cénacle de la rue Curie, fit travailler les méninges des amis de Françoise. M.P.C. habitué à faire les courses de la petite bande s'était aperçu que si les langoustines, la langouste et le homard valaient fort cher à Paris, ces crustacés restaient très bon marché en Alger.
Aussi, imagina-t-il un commerce fructueux entre l'Outre-mer et la métropole et annonça à sa mère qu'il avait décidé de devenir raisonnable, de trouver un travail rémunérateur en s'installant "mandataire" aux Halles. Il pria sa mère de l'aider dans son projet en achetant pour lui langoustes et homards à la criée d'Alger.
Sa mère se mit en cheville avec un mareyeur chargé de ravitailler son fils. Dès lors, chaque semaine, arrivaient d'Alger par avion, des paniers odorants et remuants, rangés dans les deux belles caves de la rue Curie.
Il va sans dire que les plus belles pièces agrémentèrent d'abord la table de nos amis et que jamais M.P.C. ne se leva assez tôt le matin pour tenter d'écouler sa marchandise aux Halles. Comme les crustacés arrivaient par centaines, que nos jeunes gens finissaient par en avoir marre de la langouste, et que l'odeur forte émanant des caves commençait à incommoder les bourgeois de l'immeuble, M.P.C. jamais à court d'idées, institua une formule de troc entre le boucher, le marchand de vin, l'épicier et le marchand de poissons du quartier.
Cela fonctionna cahin-caha durant plusieurs semaines voire quelques mois.
Puis Mme Mère ne voyant pas le moindre argent venir en retour sur son investissement débarqua un jour rue Curie pour voir l'installation de son fils et faire les comptes avec lui.
Mise au parfum de la situation, Mme Comte retourna en Alger édifiée et la route du homard fut désormais coupée.


****


La cure d'amaigrissement
Au début de sa cure d'amaigrissement, le bon docteur Jonathan, avait prié Françoise de se faire photographier nue, en pied, de face et de profil. N'osant se rendre chez un photographe professionnel, je pris moi-même ces photos avec mon Rolleiflex.
Notre amie perdit ainsi, en trois mois, quelques dizaines de kilos. Elle n’en comptait plus que 125/130, lorsque, toujours à la recherche de travail, elle se présenta un jour chez un couple richissime qui recherchait une cuisinière-femme de ménage. Sidérée par la stature monumentale de la candidate, impressionnée par la noblesse de son nom et reconnaissant en elle une personnalité vue à la télévision et au cinéma, notre grand' bourgeoise l'embaucha par snobisme. Françoise demeura plusieurs mois au service de Mme X qui s'enticha d'elle.
Elle devint peu à peu la confidente et l'amie de sa patronne qui, recevant beaucoup, fut obligée d'embaucher une véritable domestique qu'elle plaça sous la houlette de Françoise promue Intendante.
Et voici Françoise passant ses journées à bavarder avec sa patronne et gouvernant sans méchanceté une bonne à tout faire bretonne, diligente et soumise.
Françoise finit même par se marier. Elle épousa un gentil chauffeur de poids lourd qui était tombé follement amoureux d'elle. Mais ceci est une tout autre histoire…

***********

Marc Schweizer


Fin du tome 2

SUITE TOME 3

Le Stakhanoviste de l’Underwood 

2005 - Rêve et réalité 

Fin de partie

***

Compilé tel quel sans aucune correction n’y modification, par Blaise Le Wenk durant les années  2015-2016, d’après les sites web : “ Une vie sans importance - Souvenir d’un inconnu“. Écris par lui même, XXX ?? alias Marino Zermac, Pierre Genève, Marc Schweizer ) :   http://www.apophtegme.com

“ Une vie sans importance - Souvenir d’un inconnu “









Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire