mercredi 7 décembre 2016

16) SUITE DE MES VAGABONDAGES - LYBIE, EGYPTE, ETC…


Lybie-Fezzan-Égypte et retour à Genève


L'essentiel étant de voir les Pyramides, le chemin le plus court eût consisté à suivre la route littorale, longue de deux mille kilomètres.
Mais bien vite, toujours en quête d'aventure et de nouveaux paysages, mon chemin s'en écarta.
Peu avant Tripoli, un chauffeur de camion-citerne me prit à son bord et me voilà en route pour le Fezzan encore occupé par les forces françaises. Notre véhicule faisait partie d'une colonne de camions de la TAT, allant ravitailler en carburant les véhicules les troupes et l’aéroport militaire.
Au-delà de la frontière, je ne disposais en fait que de visas de transit de quinze jours pour les royaumes de Lybie et d'Égypte. Les visas de séjours de trois mois étant trop onéreux pour ma bourse.
Jusque-là, je n'avais jamais été inquiété pour un dépassement de quelques jours, palabre et bakchich arrondissant toujours et partout les angles un peu vifs. En fait, excepté une côte peuplée et prospère, le royaume de Lybie n'était alors qu'un immense désert pauvre et peu hospitalier. Le pétrole que recelait en abondance son sous-sol n’était pas encore exploité. Mais j'avais lu des ouvrages qui mirent le feu à mon imagination.
Quelques initiés savaient, depuis les récits de voyage de Virgile Vincent et les rapports de Conrad Killian, découvreur des pétroles sahariens, qu'une énorme richesse dormait sous le sable. La charge poétique fantastique que recelaient les contes des Mille et une nuits, des belles princesses mystérieuses prisonnières de leurs palais des sables, les mirages sur fond d'oasis et de palmiers enflammaient mes rêves depuis ma plus tendre enfance. Sebha. Mourzouk. Chaleur, beauté à l'état pur, soif, vent de sable, coucher du soleil sur les dunes.
Architectures étranges. Enfants magnifiques au visage couvert de mouches. Visages de jeunes filles belles à couper le souffle dissimulés sous leurs voiles. Chameaux hiératiques émouvants de noblesse. Et partout toujours une hospitalité fière et généreuse.
Déçu de ne pas trouver de chef caravanier assez téméraire pour s'encombrer de ma personne et m'emmener aux belles oasis de Koufra, d'où mon projet un peu fou était de gagner l'Égypte à travers le désert, j'eus beaucoup de peine à quitter Mourzouk.
Koufra
Mon ami Viala m'ayant appris à vagabonder en solitaire, comme il le faisait lui-même avec succès, je connaissais les règles du "tramp". (vagabond itinérant)
D'abord, ne jamais se fixer un objectif précis, une destination certaine, mais se confier au hasard des rencontres, saisir les opportunités qui se présentent.
Ne parvenant pas à réaliser mon rêve je dus me contenter de regagner la côte méditerranéenne. De Tripoli, marchant ou me laissant conduire durant des kilomètres sous le soleil, sur une mauvaise route côtière souvent déserte, je progressai de bourgade poussiéreuse en cimetière de blindés, contemplant de loin ou visitant quelques somptueuses ruines romaines. En cinq étapes éprouvantes, je parvins à la frontière égyptienne.

Cimetière de blindés datant de la célèbre bataille de Koufra

Mes papiers n'étant plus tout à fait en règle, - mes visas de transit dépassés (ils sont moins chers à obtenir que les visas de trois mois, - ma bourse au plus bas, je dus parlementer, patienter, palabrer.
Ma jeunesse, ma qualité de Suisse, la sincérité de mon bagout, finirent par me servir de laissez-passer. Un fonctionnaire anglais résolut mon problème en m'installant à bord d'un camion de l’armée britannique qui m'emmena tout droit vers un camp militaire de la banlieue du Caire, d'où je gagnai le centre ville.
Les fonds en baisse, j'essayai de trouver du travail, mais n’étant spécialiste en rien, parlant l'anglais plutôt mal et baragouinant avec difficulté quelques rares mots arabes, je me rendis vite compte que je ne trouverais pas d'activité rémunératrice.
Comme j'avais pris l'habitude de le faire lorsque j'étais sans le sou à l'autre bout du monde, je sollicitai des services consulaires helvétiques un prêt d'honneur pour regagner la patrie.
En ce temps-là, la Suisse, bonne fille, accordait sans difficulté un prêt sur l'honneur à ses voyageurs sans bagages aux « phynances » aux abois, et, routards sans le sou en abusions, car cela marchait à tous les coups...
Evidemment, comme les fois précédentes, j'utilisai l'argent alloué non pour acquérir un passage sur un navire en partance pour l’Europe et rentrer sagement chez moi, mais pour poursuivre mon voyage.
Le lendemain de mon arrivée, levé de bon matin, je cheminais en direction des Pyramides sous un soleil de plomb. Après deux heures de marche je connus le tourment et la béatitude des Croisés sur la route de Jérusalem. Le spectacle de ces trois monuments parfaits émergeant de la nuit sous la caresse de l'aurore aux doigts de rose sous mes yeux émerveillés fut d'une beauté incroyable. Mes pieds blessés par des sandales neuves me firent éprouver dans le même temps ce sentiment étrange que Montherlant appelle l’algolagnie.
Une jouissance intense sublimée par une douleur physique tout aussi forte. J'eus la chance d'être convié à bord de la jeep d'un maître de recherches attaché au département des antiquités égyptiennes du Louvre qui passait par là avant de rejoindre son poste à Saqqarah.
Amoureux du pays des pharaons, le jeune archéologue venait « se vautrer dans le sublime » comme il me disait avant de retrouver Jean- Philippe Lauer, à Saqqarah.
A dire vrai, je n'avais jamais entendu parler ni de Lauer ni de Saqqarah. Mais ouvert à tout je ne demandais pas mieux que de découvrir et d'apprendre.
Parvenus au pied de la pyramide de Chéops, Théo me demanda si je souhaitais escalader l'édifice comme Napoléon l'avait fait deux siècles plutôt. Par bravade plutôt que par réelle envie, je lui dis que oui, dissimulant du mieux que je pouvais la souffrance que j'endurais. Nous n'étions guère nombreux à gravir la pyramide et parvenus au sommet, mains et genoux écorchés, à bout de souffle, littéralement époustouflés, nous étions ébahis mais seuls.
Cette laborieuse escalade restera un moment fort de ma vie aventureuse, autant que celle du Mont-Rose.
A Saqqarah, piloté par le jeune savant, je découvris un monde nouveau, des hommes passionnés par leur travail, des personnalités fortes. En moins de trois jours ils m'inoculèrent leur virus et je me retrouvai, comme eux, à genoux, à gratter le sol, à balayer le sable à l'aide d'une brosse à dents, à m'enthousiasmer pour la découverte d’un fragment de poterie, d'un éclat de marbre.
Je fis la connaissance de Jean-Philippe baptisé "Philippot" par ses collègues, pour son flair incroyable et sa chance insolente. Il possédait un 6e sens qui lui permettait d'aller droit au but, déblayant des tonnes de sable ou de terre, pour arracher au sol le trésor qu’il subodorait.
Là, comme souvent dans ma vie, il eût fallu d'un rien pour que ma vie bascule, trouve sa raison d'être, se fixe une tâche.
Mais comme à chaque fois auparavant, l'expérience faite, le premier enthousiasme passé il me fallait poursuivre ma quête plus avant, sans m'attarder.
Mais ces quelques jours passés à gratter le sable avec une brosse à dent et à le remuer à la petite cuiller fut une leçon de patience et de modestie dont j'avais bien besoin.

Retour à Djerba
Sur la route du retour, le long du rivage des Syrtes, j'en ai pas mal bavé. Morpions, dysenterie, pelade, démangeaisons en tout genre et puis la grande et profonde dèche. Parfois m'effleurait la tentation du recours au consulat suisse le plus proche, où je savais par expérience que je trouverais un billet de retour pour l'Helvétie ou un « prêt d'honneur". Mais au fond de tout vagabond réside le refus de la soumission à l'ordre établi.
Cette résistance, je la retrouve chez ces clodos qui par les nuits les plus glacées refusent de se laisser embarquer par les équipes de secouristes des organisations caritatives, préférant crever sur leur bouche d'aération.
Je parlerai un jour de ces êtres de misère et de lumière, de ces hommes extraordinaires que sont les clochards et les vagabonds. Puis, un matin, du bord de la piste où je venais de me réveiller sous un palmier choisi pour la nuit, un camion vint à passer, brinquebalant, pétaradant, magnifique, soufflant comme un phoque.
De la cabine, un type me fit signe, me héla dans un français savoureux mâtiné d'italien.
- Viene, magne-toi le cul, je ne puis arrêter ma bête, elle ne repartirait pas. Allez, accroche-toi, grimpe...
Et voilà que tout en conduisant, une main sur le volant, il me saisit par les bretelles de mon sac à dos, et d'une poigne terrible me soulève, me fait basculer dans sa cabine. D'une poussée me voilà propulsé sur la banquette où une vieille femme se colle contre le chauffeur pour me faire une petite place. Je me souviendrai toujours avec émotion de ce couple étrange, mal assorti, misérable mais sont la gentillesse et la générosité me redonnèrent enthousiasme et courage.
Un soir, à l'étape, Mahrouma soigna mes blessures infectées qui suppuraient avec la sève gluante d'une feuille d'aloès coupée au bord de la route. Et, voyant que ma fièvre exacerbait ma soif ardente, elle me donna à sucer une bouillie de graines et de jus des figues de cactus débarrassées de leurs cruelles épines. Elle m'apprit aussi à adoucir les brûlures du soleil qui enflammaient ma peau fragile en l'enduisant du gel rafraîchissant de l'aloès. Le lendemain mes plaies étaient cicatrisées, je n'avais plus de fièvre, j'étais guéri.
Spontanément, durant les heures torrides que dura notre voyage, Beppo me raconta sa vie et celle de sa compagne. Une vie hors du commun que la guerre perdue par les siens avait rendue plus difficile.
Il avait tout fait dans sa vie, le Beppo: cultivateur, colon, militaire, chercheur de trésors, transporteur routier, et pour finir, pilleur d’épaves militaires.
Car la bâche rapiécée flottant derrière la cabine de son camion poussif abritait un lot hétéroclite de pièces détachées provenant de tanks allemands, de batteries d'artillerie, pièces choisies pour leur rareté que recherchaient des collectionneurs.
Nous nous sommes quittés à Médénine d'où je gagnai Djerba tandis que Beppo et sa fatma poursuivaient leur route vers Gabès. A Houmt Soukh, en pays de connaissance, je retrouvai mes amis et me refis une santé.

Le bateau aux gargoulettes
Les meilleures choses n'ont qu'un temps. L'entropie, loi impitoyable rouille, ronge et corrompt au fil des jours l’admirable mécanique que nous sommes. Il fallait partir, regagner l'Europe et ses froids parapets.
Une petite goélette, arrivée la veille de Tunis, attendait sagement, ancrée dans le chenal, entre les rangées de palmes des pièges à poissons.
Quelques barques à fond plat amenaient à son bord des gargoulettes, des pots, des vases, des objets de toutes tailles, façonnées à la main, qu'accompagnaient quelques robustes jarres en terre cuite.
Lorsque le navire fut plein, un cousin d'Abdallah vint me chercher sur la plage et me guida à bord du voilier.
Le navire fut remorqué hors du chenal par quelques rameurs puis avant de hisser les voiles. Des chants rythmés accompagnaient chaque manoeuvre. Une brise légère soufflait du sud-est et le bâtiment fila rapidement le long de la côte.
Le coucher de soleil fut assez extraordinaire. Adossé à une pyramide de cordage, je savourais l'instant béni, m'imprégnant de couleurs, d'odeurs, de beauté. Un jeune homme en gandoura blanche s'installa silencieusement près de moi et façonna de minces cigarettes entre ses doigts. Il m'en tendit une. Je l'acceptai. Il alluma la sienne d'abord, puis la mienne, à l'aide d'un vieux briquet à étoupe.
Ce n'était pas de la fumée de tabac que j'aspirais, mais celle moins âcre, plus douce, presque sucrée, du kif.
Le soleil s'épanouit une dernière fois, énorme fleur rouge, avant de se dilater puis de s'aplatir sur la ligne d'horizon où il s'enfonça avant de disparaître dans une symphonie de couleurs.
- C'est beau constata simplement mon voisin.
Les paysages, la musique, la poésie peuvent m'émouvoir aux larmes. Je tirai de mon rücksack le précieux petit carnet de poèmes et de chansons qui ne me quittait pas et je murmurai:

“Voici venir le temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir;
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir;
Valse mélancolique et langoureux vertige.
Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir
Mon voisin se pencha vers moi et murmura:
Plus rouge que la plus belle rose de Kairouan,
Le soleil s'est enfoncé dans les sables.
C'était l'heure convenue par le destin.
J'ai entravé mon cheval. Je me suis assis.
Tu étais-là, bel inconnu Et j'ai frissonné,
Comme le dormeur surpris par l'aurore.
Il émanait de ce garçon une ferveur et une force étranges. Le
soleil couché, la nuit tomba vite apportant une fraîcheur relative. La
brise légère gonflait les voiles sous les étoiles qui s'allumaient l’une après l’autre“.

Dans la pénombre, mon voisin me saisit doucement la main et la serra dans la sienne comme pour partager avec moi l'émotion qui nous étreignait.
Je ne retirai pas ma main. Je ne réagis pas. Figé, le coeur battant, je retenais mon souffle.
Jamais, depuis nos jeux d'adolescents dans la grange de La Violette, je n'avais échangé de caresses avec un garçon. Cela ne me serait même pas venu à l'idée... J'aime trop les filles. Mais là, sur ce voilier, n'ayant pas fait l'amour depuis plusieurs jours, je me sentais paralysé, fasciné... Le visage se pencha vers le mien.
- Je m'appelle Brahim. Et toi ?
- Marc.
Il serra ma main plus fort et sa voix, dans un souffle, récita:

“Tu regardes songeur la nuit embrasée d'étoiles,
En silence, tu te souviens des jardins de ton pays,
Dont les fleurs sont plus belles que celles d'ici.
Assis dans l'ombre, triste, je caresse tes jambes“.

Ses doigts, au même moment, viennent se poser sur mes cuisses nues à la lisière du short.
Je ne réagis toujours pas. Je ne me sens ni révulsé, ni révolté comme je l'eusse été en d'autres circonstances. Je n'éprouvais ni répulsion ni dégoût. Figé par une gêne qui m'inhibait, je n’esquissai aucun geste de révolte ou de refus.
Nous étions à l'avant du bateau. Personne autour de nous.
Quelques passagers du navire se tenaient à l'arrière, autour de l'équipage qui chantait de tristes mélopées aux sons du darboukah.
La main de Brahim s'enhardit. Sa paume engloba un de mes genoux. Elle esquissa un délicat massage. Sa bouche qui sentait la menthe et le kif, vint déposer un baiser furtif sur ma joue, à la lisière de l'oreille. Cela me laissa de marbre. Je me sentais bloqué, figé, noué...
Alors, Brahim avança sur ma cuisse un doigt léger, puis un deuxième, qui se glissèrent doucement sous le tissu du short. Son buste se pencha vers moi. Son autre main vint habilement détacher la boucle de ma ceinture...
J'étais toujours immobile, sans réaction. Une véritable souche.
Puis je sentis son haleine fraîche sur ma peau. Il avait entrouvert ma chemisette. Un baiser furtif sur ma poitrine me fit frissonner.
Doucement, Brahim déboutonna mon short et ses doigts vinrent frôler mon sexe à travers le tissu du slip. Ces manoeuvres subtiles détendirent soudain mon corps qui frissonna sous la caresse précise.
Sous ces attouchements mon rameau devint branche et ma gazelle bondit et sa cabra entre mes cuisses.
Mon séducteur sentit cette transformation et me chuchota :
- Accepte sans honte le plaisir que je vais te donner.
Mes caresses t'enivreront sans exigence en retour.
Que ta bouche murmure des poèmes tandis que la mienne tirera de ta flûte de voluptueux accords.
Un seul baiser à tes lèvres, un éclair de plaisir dans ton regard me seront paradis...
Viens, Seigneur Marc, laisse-toi aimer".
Sans attendre ma réponse, sa bouche fraîche vint se poser chastement sur la mienne. Ses doigts saisirent mon sexe et le cajolèrent avec la même douceur que l'eût fait une femme. Et lorsque ses lèvres eurent quitté les miennes pour aller, en contrebas, savourer mon asperge, une onde de plaisir me parcourut les lombes.
Avec une terrible douceur, une technique à la fois subtile et efficace, la langue et la bouche de Brahim m'emportèrent au septième ciel. Je jouis abondamment dans sa bouche et il suça le nectar de mon plaisir jusqu'à la dernière goutte.
Comme promis, il n'exigea rien de moi, ne tenta aucune nouvelle manoeuvre d'approche, et nous nous endormîmes l'un contre l'autre, en frères.
La lune me réveilla. Les poissons volants bourdonnaient au-dessus du voilier avant de s'abattre lourdement sur le pont.
Au petit matin, lorsque le bateau entra dans le port de Sousse, Brahim était parti me laissant en souvenir de lui un petit bouquet de jasmin. Lorsque je débarquai, je vis, silhouette frêle et blanche, s'éloigner d'un pas rapide sur le quai.

***

Retour à Genève en classe pont
A Tunis, je vécus trois jours de bananes, de dattes et de figues. 
En arrivant à Nice, il me restait une pièce de cinq francs suisses.


Un Fünfliberli en argent, à l'effigie de Guillaume Tell, daté de l'année de ma naissance. Au bureau de change du port, on refuse de me la convertir en francs français. On n'acceptait que les billets. Pourtant, cinq francs suisses représentaient à cette époque ma dépense quotidienne.
Aussi, vais-je le plus rapidement possible me poster sur la route, le pouce levé.
Une voiture m'emmène à Grasse. La nature embaume. Mais j'ai la dalle. Comme à la sortie de la ville je grimpe une côte, sac au dos, je découvre en bord de route un figuier providentiel croulant sous les fruits mûrs. Un régal. Je dispute chaque figue à un essaim de guêpes aussi affamées que moi. Je crois que j'ai mangé cent figues ce jour-là...
Puis, je suis allé faire un brin de sieste, un peu plus loin, sous un chêne vert.
Quand je me lève, j'ai tout juste le temps de lever le pouce en voyant surgir un immense break Chevrolet, vert et bois, qui s'arrête un peu plus loin.
A bord, un homme sympathique, dans la trentaine, accompagné d'un garçon de mon âge, mince et blond. Ils vont à Genève... avec une halte prévue en Haute-Savoie.
Me voilà sauvé. Et ma pièce fétiche aussi.
En route, je remarquai une certaine connivence entre mes deux compagnons de voyage. Une certaine tendresse les unissait, mais rien d'appuyé, de vulgaire.
Les propos qu'ils échangeaient me semblaient souvent ambigus, et leurs regards empreints de douce complicité. A un moment donné, le jeune garçon eut à mon égard un geste trivial. Tourné vers moi, il posa carrément sa main sur ma braguette et allait la déboutonner.
Maurice lui administra une tape sur le bras et tout rentra dans l'ordre..
Depuis ma curieuse et toute récente aventure avec Brahim, je n'éprouvais plus cette réaction violente viscérale et cette prévention instantanée contre tout attouchement masculin.
Mais pas question de rechercher un contact, évidemment, il y avait juste une ouverture, un peu de curiosité.

******

Maurice de Toledo
Maurice était un homme riche. Propriétaire de nombreuses affaires, administrateur de la Pharmacie principale, fleuron de sa famille, actionnaire de Hoffman-Laroche dont les revenus d'une seule action permettaient alors à son heureux possesseur de vivre, modestement, sans travailler, sa vie durant. Il demeurait dans la fameuse Maison Royale du quai des Eaux-Vives, un véritable palais face à la rade et au jet d'eau.

Maison Royale de Genève

Il possédait aussi une garçonnière dans la Vieille Ville, toute proche de la Maison Tavel, où j'habitais.
Le lendemain de notre retour à Genève, il m'invita à une soirée costumée quai des Eaux-Vives. Il me mit à l'aise, me dit qu'il y aurait un vestiaire privé où me changer si je ne disposais pas d'un costume à cravate.
J'y allai, mais ma timidité naturelle me fit faire trois fois le tour du pâté d'immeuble avant d'oser entrer. Ce qui m'encouragea c'est de voir juste devant moi, deux garçons se présenter bras dessus, bras dessous devant la monumentale porte ouvragée et je leur emboîtai le pas.
Ils me saluèrent avec un gentil sourire qui me dégela un peu. Mais ce qui dès l'entrée me stupéfia ce fut le luxe inouï des lieux.
Ma chance, ce fut de tomber directement sur Maurice qui m'accueillit comme si j'étais son meilleur ami et me présenta à des personnes apparemment du meilleur monde. Il y avait là également beaucoup de filles très jeunes et très belles et des garçons du même
La gentillesse du maître de maison à mon égard, le temps qu’il prenait pour me faire faire le tour de ses invités me remplit à la fois de confusion et d'assurance.
Heureusement la rougeur qui me montait au visage se confondait avec mon bronzage africain.
Lorsque Maurice m'eut confié à une femme élégante et très jolie pour aller s'occuper de ses autres invités, j'avais retrouvé mon sang froid et récupéré ce sur-moi qui faisait souvent croire à mon entourage que j'étais extraverti et sans complexes.
Ghislaine - nous l'appellerons comme ça - sut me mettre en valeur, me fit parler, et durant une bonne demie heure je lui racontai mon voyage en Afrique émaillant mon récit d'anecdotes amusantes qui la firent rire aux éclats.
Un fois, passant près de nous, Maurice dit à Ghislaine:
- Tu ne vas pas accaparer et me dévergonder Marc. Je ne te le pardonnerais pas !
Lorsque la jeune femme voulut me conduire vers la piste de danse, je me raidis soudainement, traînant les jambes. Je ne dansais jamais, non pas que je n'aie point envie de danser, mais parce que je ne savais pas. Ghislaine sentit cette réticence et me chuchota:
- Viens, je vais t'apprendre. Laisse-toi faire et détends-toi!
Eh bien, j'ai moi-même de la peine à croire que je ne l'ai pas rêvé, Ghislaine prit doucement par la main, enveloppa mon épaule de son bras nu et, je ne sais comment, usant de quelle énergie, elle m’entraîna dans une danse étourdissante, m'imposant par une sorte d'hypnose ou de magie inexplicable les pas, les mouvements exacts que je devais accomplir.
Très vite, je me sentis si bien que je me laissai complètement aller dans ses bras et, soudain, tout naturellement je prenais le relais, je menai la danse, je conduisais ma cavalière sur la piste avec une sûreté, un bonheur incroyables. Rivés l'un à l'autre, les yeux dans les yeux, nous dansions merveilleusement comme dans un rêve. Durant quelques instants, je me sentis le meilleur danseur du monde.
D'ailleurs, autour de nous, les autres couples s'écartaient, nous regardaient évoluer, et je lisais dans leur regard tout le plaisir qu’ils prenaient à notre démonstration.
J'eusse aimé que cette danse ne se terminât jamais.
Mais elle prit fin, comme toutes les bonnes choses de la vie et, revenu sur terre, je redevins le garçon complexé, peu sûr de lui, plutôt mal dans sa peau. Une fois encore, beaucoup plus tard, à St Florent, au cours d'un stage de voile, je retrouverai durant une nuit faste cette sensation étrange et fantastique d'être le maître du monde, de commander aux éléments, d'être dieu.
Je ne me souviens plus comment se termina cette soirée de la Maison Royale. Pourtant, à l'époque, je buvais peu. Je ne me souviens même plus si Ghislaine et moi avons fait l'amour. Tout se passa comme dans un rêve étrange et beau et se dilua de même sans laisser de traces.
Ce que je sais c'est que Ghislaine épousa l'un des plus grands chefs d'orchestre de ce temps, qu'elle devint l'une des femmes les plus élégantes et les plus photographiées de l'époque. Sa merveilleuse beauté apparaissait en pleine page aussi bien dans les revues de luxe que dans les magazines populaires.
Quelques jours après cette soirée mémorable, Maurice m'invita à une conférence de René Huyghe à l'Alhambra. C'est la première fois qu'un conférencier m'enthousiasma à ce point. En nous quittant, vers minuit, après un dernier verre pris dans un bar des rues basses, Maurice me proposa de l'accompagner le lendemain en Haute Savoie visiter un château qu'on lui proposait d'acheter.
Maurice de Toledo devait avoir à l'époque une quarantaine d'années. C'était un homme pas très grand, au visage jovial et rond, au regard gourmand et pétillant de malice.
Entre autres voitures, il possédait cette impressionnante Chevrolet carrossée en break, mi-bois, mi tôle d'acier qui nous avait ramenés de Grasse. Bien que je n'eusse pas encore eu l'occasion de passer mon permis de conduire, il me permettait de la piloter, sans craindre que je la cabosse.
Notre expédition en Savoie me fit découvrir en Maurice un homme sensible et cultivé. Il aimait la poésie, dont il savait des milliers de vers par coeur, la peinture dont il parlait avec compétence et conviction, la musique aussi, dont il recevait chez lui les plus grands maîtres.
Il me fit connaître Arthur Honegger, Alfred Cortot, Igor Stravinsky chez qui il m'emmena un après-midi, rue de Rive. Subjugué par sa conversation, je ne regardais plus le paysage d'automne qui déroulait ses fastes derrière les vitres. Je ne me souviens même plus de la route que nous avons prise.
À un moment donné, quittant l'étroite chaussée goudronnée, le break s'engagea sur un chemin empierré qui grimpait autour d’une colline. A son sommet, nous découvrons dans la brume, une admirable demeure, un peu délabrée, mais belle à couper le souffle. Un de ces châteaux mi-ferme mi-château fort que l'on retrouve assez souvent dans ces régions frontalières où l'on se battait beaucoup.
La Chevrolet faisait anachronique dans ce tableau. Nous sommes reçus par une très vieille dame vêtue comme aucune femme ne l’est plus depuis plus d'un siècle. Petite, fragile mais très droite, avec un port de tête magnifique, elle nous accueille dans son antique manoir avec une courtoisie parfaite. Je suis soufflé par l'harmonie de ce décor, la beauté des meubles, l'impression mystérieuse qui s'en dégageait.
J'avais la sensation d'être ramené deux siècles en arrière.
Pas d'électricité. La vieille dame s'éclairait à la bougie. Pas de chauffage sinon le faible rayonnement qu'offraient les bûches rougeoyant dans la cheminée. L'eau chaude disponible avec parcimonie provenait du bac à eau de la vieille cuisinière à bois. Pas de téléphone, Madame écrivait à l'aide d'une plume d'oie.
Mais partout des bibliothèques croulant sous les livres aux somptueuses reliures, des tableaux, des bibelots, des meubles rares.
Maurice s'inclina sur les doigts menus et décharnés de la châtelaine, lui fit un discret baisemain, me présenta à elle avec solennité.
La Comtesse portait un des plus beaux noms de France et de Savoie.
Elle nous pria de lui pardonner la modestie de son accueil, mais nous confia qu'elle n'était plus servie. Louise, sa cuisinière-gouvernante et dame de compagnie venait d'être transportée à l'hôpital, tandis que Gaston, son intendant-chauffeur et valet de chambre achevait ses jours à l'hospice. Elle nous servit elle-même de délicieuses cerises à l'eau de vie dans des verres époustouflants et quelques gâteaux secs qui dataient d'avant-guerre.
Maurice venait négocier avec la comtesse l'achat de cette belle demeure et de ses dernières terres, avec tout ce qu'elle contenait.
Il lui dit que son prix serait le sien, qu'il ne discuterait pas du montant exigé. Elle précisa de son côté que le montant qu'elle désirait recevoir de son domaine devait lui permettre d'apporter son écot aux Soeurs de la Rédemption chez qui elle souhaitait se retirer jusqu'à la fin de ses jours.
La vieille dame avança une somme. Une somme vraiment modeste. Maurice lui proposa un montant quatre fois plus élevé.
La Comtesse d'abord incrédule en pleura de joie, appela mon ami son bienfaiteur. Il fut convenu que nous irions chercher le notaire à Annecy et qu'il viendrait établir le compromis au château l’après-midi même.
Cette affaire rondement menée, Maurice me confia sur la route du retour ses remords de n'avoir pas osé proposer davantage à la vieille dame. Mais il s'engageait me dit-il à l'installer lui-même chez les bonnes soeurs et de veiller à son bien-être. Je crois qu'il tint parole.

Un balcon sur l'Arve
Je ne me souviens plus de son nom, je me souviens à peine de son visage, mais cet inconnu perdu de vue à jamais partageait avec quelques amis de rencontre une grande maison isolée sur un grand terrain boisé surplombant l'Arve, du côté de Chêne-Bougeries. C’était une bâtisse à la mode 1900, avec des balustres et des balcons, des colombages, des bois ajourés ouvrant sur une terrasse fleurie donnant sur le Salève.
Ce garçon solitaire, renfermé, représentait pour moi le prototype du philosophe, de l'homme cultivé. C'était l'honnête homme par excellence. Malgré son jeune âge, il avait des lectures immenses. Il connaissait tous les poètes, les romanciers, les philosophes, mais il ne s'aventurait guère et qu'avec une extrême prudence dans les territoires de la science ou de l'histoire.
Il avait coutume de dire:
- Seuls les poètes connaissent la vérité. Ils sont les gardiens du passé, du présent et du futur. La science est changeante, l'histoire peu digne de foi. Seule la poésie et sa soeur jumelle la musique nous laissent entrevoir le dieu qui est en nous.
Je ne me souviens pas de l'avoir vu exercer une autre activité que celle de la lecture. Parfois, à la demande des deux ou trois jeunes gens et jeunes filles avec qui il partageait sa demeure contre une modeste contribution, il lisait une page, un texte, un poème d'une voix si juste, si émouvante que nous étions bouleversés.
C'est sur cette terrasse que je fis la connaissance d'Apollinaire, de Cendrars, de Rilke, de Lautréamont, de Khayyâm. C'est ici que Gide, Montherlant et Jünger me devinrent familiers. Ici aussi que j’éprouvai un violent coup de foudre pour Margaret, une jeune suisse allemande fine et blonde qui étudiait à l'université. Mais aussi la première douleur exquise et forte, lorsque, après trois nuits de folie, elle délaissa sans explication ma chambre pour celle de Christophe. Je ne pouvais pas en vouloir à Christophe. Comme moi il fut l'élu éphémère de cette adorable stryge, comme moi il souffrit atrocement lorsqu’elle l'abandonna pour jeter son dévolu sur un autre.
Moi je m'en remis, Christophe pas. Je vais vous raconter sa tragique histoire.
Christophe était beau, sportif, aimait l'aventure. Il pratiquait toutes les disciplines à risques l'aviation, le vol à voile, le parachutisme, la spéléologie, la varappe.
Parfois, il m'emmenait à bord de son Piper survoler le Crêt de la Neige ou le Salève. Il aimait particulièrement, aux jours de grande chaleur, se frotter à la paroi surchauffée du Salève. Il s'éclatait lorsque son frêle appareil était happé par les violents courants ascendants et, devenu à peine contrôlable, se voyait propulsé six cents mètres plus haut vers le sommet de la montagne où d'autres vents l’entraînaient dans une nouvelle spirale infernale.
Je participai une seule fois à ce genre d'exploit, mais en descendant de l'appareil, le corps paralysé, claquant des dents, je jurai qu'il ne m'y reprendrait plus.
Christophe mourut d'une étrange manière quelques jours à peine après que Margarethe l'eut quitté. Pilotant à vue, volant en rase-mottes dans la brume du côté d'Ambérieu pour regagner Cointrin, il passa sous une ligne à haute tension et son avion se posa tout à fait correctement dans un champ.
Un paysan qui passait sur la route stoppa son attelage et alla voir ce curieux appareil immobile apparemment sans pilote à son bord.
En approchant, il trouva un corps d'homme sans tête. Christophe était mort décapité par le câble électrique inférieur de la ligne et l’on retrouva sa tête à trois cents mètres de là.
Bouleversé par cet événement tragique, je quittai cette maison où je me sentais si bien pour regagner la vieille ville.

Je ne suis pas un "Déserteur du chemin des Dames“ .
J'étais invité souvent par Maurice de Toledo soit dans sa somptueuse demeure du quai des Eaux-Vives, soit dans son studio de la vieille ville. Avec gentillesse et douceur il tenta à plusieurs reprises, mais sans succès, de me faire goûter aux plaisirs homosexuels. Il me caressait avec légèreté, m'embrassait sans impatience, me branlait sagement mais je ne réagissais pas comme il le souhaitait. Mon corps restait froid, inerte. Je me laissais faire sans dégoût mais sans émotion.
Je ne bandais pas. Cela ne se commande pas. Si une fille peut aisément faire croire à son partenaire qu'il lui donne du plaisir, contrefaire la volupté, pour un garçon c'est plus difficile.
Maurice déploya le grand jeu pour me séduire, pour me donner du plaisir. Il me suça avec art, avec douceur, me lécha l'oeillet, me fit de délicates feuilles de rose tout en me branlant. Mon sexe demeura mou tandis qu'avec une fille, je démarrais au quart de tour.
Un soir, Maurice me dit: "Ça ne fait rien! Tu n'es pas homo, mais cela ne nous empêchera pas de rester amis".
En fait, nous le sommes restés durant plusieurs mois, sans que jamais Maurice ne manifeste le moindre geste ambigu.
C'était un gentleman.
Nous serions restés amis des années durant si je n'avais commis à son égard une indélicatesse que je regrette encore. Je raconterai peut-être cela un jour.

Fasciste, traître, vipère lubrique
Mon escapade non autorisée en Union Soviétique et le récit que j'en fis me valurent l'opprobre des caciques du Parti, des Jeunesses du parti et d'être mis au banc d'infamie.
Ni Baudelaire, ni Rimbaud ni Lautréamont, Panaït Istrati ou Montherlant ne me consoleront de toutes les injures que j'essuyai de la part de mes anciens camarades.
Lors d'une séance houleuse aux Jeunesses du Parti, où je fus traité de traître, de salaud, d'espion, de vipère lubrique, je décide de changer d'air... de quitter Genève définitivement.
Une autre raison me pousse à m'expatrier: je n'ai pas envie de faire mon service militaire bien qu'en Suisse il soit très court... quatre mois au plus, avec de brèves périodes annuelles... Mais je décide de ne pas entrer dans le système. Si pour moi l'utopie du grand soir, le mythe de la révolution universelle s'est effondré à Arkhangelsk, je refuse l'alternative du travail, famille, patrie... Je vais écrire... Je ne sais pas quoi, ni comment, mais c'est mon seul idéal et le seul but qui me reste.
La veille de quitter Genève je fis don du peu que je possédais à quelques amis et je brûlai les meubles et les papiers restants dans la grande cheminée de l'appartement de la Maison Tavel qui ouvrait sur la romantique Cour du Puits-St-Pierre, aujourd'hui devenue musée.
Pendant qu'avec les copains je faisais ripaille au Café des Armures, le feu de la cheminée vient lécher le parquet qui commençait à fumer. Des voisins donnèrent l'alerte. Nous nous précipitâmes. De la cour, la vision de la grande glace murale qui reflétait le début d’incendie était spectaculaire. Les flammes sont vite éteintes. Une dernière bouteille, un dernier verre. Une dernière nuit dans les bras de Sylvie, et c'est le départ pour l'aventure, la fuite vers l’inconnu.



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