lundi 5 décembre 2016

12) URSS SANS VISA - 1953


Berlin Stalinallee (1952/1953)



Dans ces années-là les Soviétiques imposaient un blocus terrestre complet sur Berlin-Ouest. Pour se rendre dans cette ville, il fallait prendre l'avion.
Un véritable pont aérien reliait Hambourg et Hanovre à l’ancienne capitale allemande. Le prix du billet était à ma portée. En tous cas pour l'aller. Les Hübotte me confièrent des produits de première nécessité à remettre à un pasteur de leurs amis qui s'occupait à Berlin des réfugiés de l'est.
Pour atterrir à Tempelhof le Dakota survolait la ville sinistrée qui n'était encore qu'un champ de ruines. Du ciel le spectacle était saisissant avec ses immeubles fantômes dont l'intérieur était effondré...
A cette époque il n'y avait pas de télé. Seules les actualités cinématographiques de l'entr'acte offraient au public quelques nouvelles filmées.
A Genève, la presse communiste enthousiaste vantait le fantastique redressement de la partie communiste de la ville martyre, avec la construction de la Stalin-Allee..., une avenue plus belle que les Champs-Élysées, claironnait la presse du Parti.
A peine arrivé, par un froid de gueux, j'allais porter les colis dont j'avais la charge, au pasteur Kleist et, sans trop m'intéresser à tous ces pauvres gens qui fuyaient le communisme, je me rendis directement en métro, à l'est, dans la zone soviétique.
Là, je m'enquis auprès d'un organisme d'accueil officiel de quelle manière je pouvais participer à la construction de la Stalin Allee au sein des brigades internationales de travail.
Pour commencer, la fonctionnaire de service me réclama mes papiers qu'elle garda, puis, après un long interrogatoire, elle me fournit un Ausweis.
Elle me dirigea vers un centre de la FDJ (Freie deutsche Jugend) qui s'occupait des jeunes étrangers désirant contribuer à la reconstruction de la ville.
Je fus reçu dans un baraquement à peine chauffé où se trouvaient quelques réfugiés espagnols, des tchèques, un Français, un Italien et deux Anglais. Tous plus ou moins paumés.
Pas des militants enthousiastes en tous cas. L'un d'eux m’avoua qu'il était tricard...
On me montra mon dortoir, et, comme il était midi, on me donna un bol de soupe aux choux. A une heure et demie, sous la conduite d'un Allemand pas trop causant, me voilà en route pour le chantier avec mes camarades, à pied. Il ne régnait pas ici cette ambiance fantastique et joyeuse que montraient les films russes. Rien de nos réunions suisses...

Première déception
Là, sur le terrain terrible déception. Les immeubles de l’avenue modèle sortis de terre au milieu d'un champ de ruines me semblèrent d'une laideur terrifiante.
Une brève visite, et nous voilà, pelle en main, surveillés par un petit chef, occupés à déblayer les gravats, à en emplir des wagonnets jusque dans la nuit.
Le soir, fourbu, j'avalai rapidement les patates à l'eau et la choucroute au lard pour me jeter sur ma couche où je fus pris par un sommeil sans rêves.
Le lendemain le réveil fut pénible. Je me sentais courbatu de partout. Déjeuner frugal, café au lait en poudre insipide, tartines de pain bis à la margarine. Puis, marche à pied jusqu'au chantier et travail jusqu'au soir juste entrecoupé d'une pause d'une demie heure pour avaler un bol de soupe et un quignon de pain rassis.
Moi qui avais rêvé d'un travail convivial, avec des camarades enthousiastes, des chants et des veillées... un peu comme en Suède...
Et puis cette fameuse avenue Staline qui devait étonner le monde par sa beauté ? Un alignement de lourdes et tristes bâtisses d’une architecture sans grâce encadrant une large chaussée destinée aux parades. Mais, si les façades sur la rue pouvaient encore faire illusion, l'envers du décor était terrible. Quelle déception!
Lorsque, le soir au foyer, je parlai de mes impressions avec mes camarades, l'animateur de notre groupe me dit que nous nous nous trouvions au début de la reconstruction.
Que l'Allemagne vaincue manquait de tout. Mais qu'en Russie, ce n'était déjà plus pareil, que là-bas tout le monde vivait heureux et dans l'abondance grâce à la suppression de l'exploitation de l'homme par l'homme!
Malgré ces boniments, je n'eus pas le coeur à poursuivre cette expérience...
Quelques jours me suffirent. Je retournai à l'organisme d’accueil où je prétextai de la maladie de ma mère pour rentrer en Suisse.
Après un interrogatoire sommaire sur mes motivations, sur mes impressions, quelques coups de fil, on me rendit mes papiers et je pris la première U-Bahn pour repasser en zone occidentale.

Tiergarten Bahnhof
Là, n'ayant aucun point de chute, je retournai au Tiergarten Bahnhof où, le pasteur Kleist m'accueillit avec chaleur et amitié.
- Alors, vous voilà déjà de retour, jeune homme ?
- Je ne pensais pas que ce serait si triste.
- Eh bien, si vous voulez connaître un peu de ce qui se passe de l'autre côté, restez quelques jours ici avec nous. J'ai besoin d'aide.
Vous serez vite édifiés.
Durant un mois j'assistai le pasteur et ses bénévoles dans leur aide psychologique et matérielle aux réfugiés.
Ce fut une période terrible. Tous ces gens traumatisés par ce qu’ils avaient vécu, qui parlaient des horreurs et des abominations commises par les Soviétiques, du Goulag - c'était la première fois que j’entendais ce mot - ne pouvaient tout de même pas mentir tous.
A les entendre, le communisme c'est l'enfer, pire, bien pire que le régime nazi. Je ne savais plus quoi penser. En tout cas, il fallait absolument que j'aille voir de mes propres yeux ce qui se passait véritablement en URSS.
De ce mois au service de ceux qui revenaient d'ailleurs, je garde au fond de ma mémoire, des regards. Des regards terribles. Des regards insoutenables, inoubliables et quelques récits balbutiés...
Pour sortir de Berlin, comme je n'avais presque plus d'argent, le pasteur Kleist me suggéra de me rendre à Tempelhof avec un un des groupes de réfugiés qui gagnaient l'Allemagne de l'Ouest par avion.
Il me dit que les contrôles n'étaient pas trop serrés au départ, mais qu'à l'arrivée à Hanovre ou à Hambourg, je serais certainement interrogé plus à fond.
Mais mes papiers étant en règle, je ne risquais pas d'être ennuyé.
Et même si je l'étais un peu, cela représenterait une expérience pour moi.
Tout se passa à peu près bien. Lorsque l'hôtesse de l'air vérifia le nombre de passagers, elle en trouva un en surnombre, sans carte d'embarquement ni justificatif, c'était moi.
Elle comprit que c'était moi mais ne me dénonça pas et je débarquai à Hambourg sans encombre.
Je retrouvai Waltraut.
Je demeurai chez elle quelques jours dans son bel atelier, avant de regagner la Suisse.
Le chauffeur d'un énorme poids lourd à deux remorques qui me prit à son bord s'endormit à son volant. Lorsque je le poussai légèrement du coude pour le réveiller, il freina trop brusquement et le lourd convoi zigzagua sur l'autoroute verglacée, se disloqua avant de se coucher dans le fossé.

Retour en Suisse
A Zürich, je rends visite à ma tante Fanny qui m'héberge dans son bureau de la Bellevue Platz.
Comme je suis à nouveau désargenté, j'essaie de trouver un travail. Je me présente au directeur d'un hôtel qui m'engage pour trois jours à l'essai comme homme à tout faire.
Mais c'est un négrier. Je dois cirer les chaussures des clients, leur monter le petit déjeuner, faire les trente chambres, nettoyer wc et salles de bains, escaliers et salons, aider à la buanderie... La nourriture est infecte. De plus, il a envers moi une attitude bizarre.
Le soir je suis crevé.
A l'heure où l'hôtelier me règle mes trois jours et me propose de m'embaucher pour un nouvel essai de trois mois, je monte sur mes grands chevaux, je lui sors tout ce que j'ai sur le coeur, lui dis que bientôt ce serait le grand soir et que le peuple en colère pendrait haut et court des types comme lui, que de toutes façons je lui pissais à la raie, et que, après tout, avant trois ans, si je le voulais, j'aurais mon hôtel à moi.
Le type me crut fou et s'apprêtait à appeler la police. Mais, les deux autres employés de l'hôtel qui avaient entendu ma diatribe vinrent à mon secours et vidèrent leur coeur à leur tour et insultèrent leur patron.
Pour l'emmerder, je fis appel au permanent du parti du Travail de Zürich, qui alerta le syndicat.
Pour me consoler de ce je considérais comme un échec, j’allai rendre visite à Rose-Marie qui, je l'espérais allait m'héberger. Elle m'avait laissé son adresse.
Elle était toujours aussi mignonne et j'avais toujours autant envie d'elle.
Mais j'eus beau la baratiner, la cajoler, la presser, la caresser, lui conter mille mensonges, lui jurer que je l'aimais, rien n'y fit, comme dans In einem Polen Städtchen, la chanson fétiche de soldats allemands, Rose-Marie me fit comprendre Ich küsse nicht!
Vexé par cette seconde rebuffade, je la plaquai là, sans trop de manières, me jurant bien de ne plus la revoir jamais...
Je retournai à Genève où je travaillai jusqu'au début de l’été comme vendeur et aide-comptable, à la boutique de sports d’Ernest Hofstetter, mon parrain de l'école de Ski.
Là, grâce à une combine tout à fait astucieuse, je me montai une belle garde-robe avec chaussures de luxe, blousons de peau, sans que jamais mon pillage ne soit soupçonné ni même détecté.

Jeunesses communistes
Aux jeunesses du Parti ma manière de discuter toutes les décisions, mon esprit critique me firent suspecter d'anarchisme.
Lorsque, vers Pâques, je tentai à nouveau d'obtenir un visa individuel pour l'URSS auprès du consulat, ma demande sembla suspecte aux fonctionnaires soviétiques qui transmirent leur doute aux instances dirigeantes du parti.
Je fus convoqué à plusieurs reprises pour m'expliquer sur mes motivations. Pour les dirigeants du parti, mon attitude n'était pas claire.
Ils désiraient savoir ce que j'avais derrière la tête. Je leur exposai mon point de vue.
Me battant depuis des années sur le terrain pour propager les idéaux marxistes et l'avènement du communisme, je tenais à voir de mes propres yeux ce que le pays du socialisme apportait de nouveau aux travailleurs et aux jeunes.
Je n'osai leur dire ce que j'avais vu et éprouvé à Berlin.
Marc Nerfin me demanda de ne pas me conduire comme un enfant gâté, comme un petit bourgeois frustré, que mon tour viendrait d'être invité avec les camarades pour une visite organisée.
Mais je ne démordis pas de mon idée de me rendre en URSS par mes propres moyens, en toute liberté...
Au printemps je remontai en stop vers la Scandinavie. D'Oslo, je visitai Lillehammer, une admirable petite cité blottie au bord de son lac puis me rendis à Bergen.
Je ne sais si c'est la pluie, le froid ou le vent qui font de Bergen, ville au climat rude, la cité du monde où l'on rencontre le plus de filles belles au mètre carré.
Ici on se retourne à chaque pas. Le garçons aussi sont beaux, mais personnellement ils m'intéressent moins.
Dès mon arrivée j'allai m'inscrire au service d'embauche de la marine marchande. Lorsque je précisai mon souhait d'embarquement à bord d'un cargo allant en URSS, le préposé me dit que je n’attendrai pas longtemps. Que pas un scandinave souhaitait se rendre dans ce foutu pays.
En attendant, comme il faisait beau j'installai ma tente à Floyen, le magnifique belvédère au-dessus de la ville d'où l'on peut contempler sept fjords. En ce temps-là où les gens voyageaient peu, où la télévision n'avait pas encore commis ses ravages, ma petite tente Himalaya orange toute simple dont l'un des mâts arborait fièrement le drapeau suisse, excitait autant la curiosité des autochtones que le ferait aujourd'hui un bolide dernier cri ou une nouvelle moto de 2000 cm2.
A Bergen, je proposais aux filles du crû une visite de ma jolie tente comme ailleurs un dragueur offrirait de montrer sa collection de gravures japonaises.
A Floyen, durant quelques jours, ma tente ne désemplit pas.
Une petite merveille, un véritable bibelot, un joli tanagra blond aux yeux d'un bleu très pur exigea l'exclusivité. Venant me rejoindre tous les soirs après son travail, elle m'apportait bière, victuailles et amour tendre.
Elle repartait le matin, fraîche et pimpante pour son bureau, sans me réveiller...
Lorsque je lui annonçai un soir que j'avais un embarquement, elle pleura et m'offrit tous les charmes de son corps et de son talent d'amoureuse, durant une nuit divine.
Le lendemain, je descendis à Bergen avec Ulla, tente repliée et sac au dos.
Après dix jours de beau temps il se mit à pleuvoir à verse. Mes papiers en règle, j'embarquai à bord du "bateau poste" qui via les Iles Lofoten parcourait en dix jours la côte vers le grand nord.
Je devais rejoindre au fond du Bodö: fjord, le S/S Stureborg, un vieux cargo suédois construit en 1912, qui allait se mettre pendant trois semaines en cale sèche à Arkhangelsk sur les bords de la Dvina parce que les réparations y étaient moins chères qu'en Europe.
Après sa rénovation, il embarquerait une cargaison de planches de bois de construction pour Anvers.
Puis, ce "tramp" - navire vagabond - emporterait dans ses cales du minerai allemand pour St John's de Terre-Neuve.
Le petit navire que j'empruntai pour rejoindre mon cargo cabotait de port en port, de Bergen à Kirkenes. S'il le fallait, il remontait à l'intérieur des fjords jusqu'aux bourgades ls plus reculées.
C'était le moyen de communication le plus économique de ce pays dont les côtes s'étirent du sud au nord sur plus de deux mille kilomètres.
A bord la vie était gaie, la cuisine excellente. Et le spectacle de l'animation que le bateau-poste apportait dans ces petits ports disséminés le long de la côte, inoubliable.
Les gens embarquaient avec des marchandises qu'ils allaient proposer sur les marchés d'ailleurs. Cela sentait le poisson séché, la morue, l'huile de baleine. Il y avait à bord des chevaux, des cochons, des volailles et quelques rares touristes américains, appareils de photo et caméra en bandoulière.
Au dîner, je fis la connaissance d'une Américaine qui se trouvait à la même table que moi. Svelte, d'allure sportive, elle portait sa quarantaine avec panache et, lorsqu'elle, à l'heure du dodo, elle me proposa de quitter mon dortoir à six pour sa cabine plus confortable, je n'hésitai pas un seul instant.
C'était la première fois que je couchais avec une "vieille", disons avec une femme qui aurait pu être ma mère. Jusqu'alors les femmes que j'avais honorées ne dépassaient pas trente ans.
Eh bien, Pamela fut pour moi une révélation. Elle me fit découvrir le plaisir confortable d'une femme qui donne plus qu'elle ne prend.
Pamela m'apprit à me laisser dorloter. C'était elle qui menait les opérations, qui me guidait, qui m'amenait au plaisir, à mon plaisir, et ce fut merveilleusement bon.
Elle me voulait allongé sous elle, elle me préparait avec art, tact et raffinement. Elle avait une main de velours et une gorge de satin.
Lorsque Pamela promenait lentement ses deux seins lourds et fermes sur mon sexe alangui, il se réveillait aussitôt, et la partie reprenait après l'entr'acte.
L'Américaine avait la manie des photos. Elle braquait son Leica sur tout ce qui passait à la portée de son regard. Pour surprendre des scènes plus intimes, elle disposait d'un Minox. Ainsi, elle me tira le portrait à plusieurs reprises, de préférence nu, et s'arrangea pour faire de gros plans sur mon sexe tant érigé qu'en position de repos.
Après une escale à BodË le navire pénétra dans le Salt Fjord et gagna Fauske tout au fond du fjord. En passant je vis le s/s Stureborg, à l'ancre.
A la poupe, sous son nom, on lisait son port d'attache Lanskrona.
C'était un vieux raffiot minable et rouillé et j'eus honte d'avouer à ma compagne que c'est là-dessus que j'allais naviguer.
Lorsque je quittai le bateau-poste, Pamela me fit un ravissant cadeau, un serre-bite en or souple, cette bague dont les royales amantes de certaines peuplades orientales ornent le sexe de leurs amants pour mieux le maintenir en érection.

***
Messboy à bord du S/S Stureborg
Après cette délicieuse croisière, je trouvai l'accueil à bord du Stureborg plutôt rude. En tant que mess-boy je devais servir à table et m'occuper des cabines du capitaine, des quatre officiers et de l’unique passagère, la femme de l'officier mécanicien. Un travail de domestique.
Si le capitaine m'eut à la bonne, je devins vite le souffre-douleur d'Olof, le second et de Göran, l'officier mécano, deux brutes perpétuellement avinées.
Souffrant du mal de mer, ces deux petits chefs dégueulaient tripes et boyaux dès que la mer levait un peu et c'était évidemment à moi de réparer les dégâts.
Dès le premier jour, je fis la connaissance de Jaime, un petit Espagnol, maigre et sec, qui vivait depuis quatorze ans à bord du Stureborg sans pouvoir descendre à terre ailleurs qu'en Suède. A la chute de la république, il avait fui l'Espagne franquiste à bord de ce bateau dont l'équipage l'avait recueilli.
N'ayant plus de papiers et n'en ayant jamais obtenu de nouveaux, Jaime n'avait mis pied à terre qu'une demi douzaine de fois, en Suède, depuis son évasion et parlait avec nostalgie de la Costa Brava et de Llansa, son village où il était pêcheur.
Le capitaine aussi m'avait à la bonne. Il profitait de l'heure que je passais à faire sa cabine pour me parler de ses voyages, dans un français impeccable, de littérature et de musique et même de poésie.
Il avait un phono et de nombreux disques de musique classique qu'il me faisait entendre. Il adorait l'opéra et Chaliapine était son dieu.
Lorsque j'allais faire la cabine de Göran, son épouse Sigurd s'arrangeait toujours pour être présente.
Elle parlait assez bien l'allemand. Sa conversation se réduisait à se plaindre de son cochon de mari, un individu ignoble qui la battait quand il était ivre. Il la forçait à l'accompagner dans ses voyages vers des pays immondes, alors qu'elle n'aimait que les mers du sud, la Méditerranée, les Antilles ou les tropiques avec leurs palmiers et leurs plages de sable chaud.
Un jour, tandis que je m'affairais à nettoyer la cabine qui sentait le vomi, elle se dénuda et me montra ses épaules, son ventre et ses cuisses affligées d'énormes bleus.
Nue, Sigurd était plus jolie qu'habillée. Elle avait un corps émouvant de fillette, avec de petits seins ravissants et des fesses haut perchées en forme de pomme qui appelaient les caresses.
La journée, quand il faisait chaud, elle lisait des romans à l'eau de rose, allongée sur une chaise-longue.
Un matin que son mari se rendait aux machines, je le croisai et, selon son habitude, il m'insulta, m'adressant des jurons.
Dès que j'eus frappé à la porte de la cabine de l'officier, Sigurd m'ouvrit la porte, m'attira à l'intérieur et se mit à m'embrasser à bouche folle tout en déboutonnant mon pantalon d'une main frénétique.
Puis, lorsque je fus prêt à servir, elle me renversa sur la couchette et me chevaucha avec fureur, secouant la tête en tous les sens, me tordant les tétins, me griffant le cou et la poitrine.
Lorsqu'elle jouit, dans un feulement de bête sauvage, je crus que tout l'équipage allait accourir.
Il n'en fut rien. Sans un mot, sans un regard, elle quitta la cabine me laissant vaquer à ma besogne.
Nous étions en juin et le soleil pâle ne se couchait jamais. Même en plein midi il ne parvenait pas à réchauffer l'atmosphère au-delà de quinze degrés.
Dans le grand nord, vingt degrés c'est la canicule. Le cargo taillait sa route vers le cap Nord, à travers un dédale d'îles plus belles les unes que les autres.
A la hauteur des Lofoten, de violentes odeurs de marée nous atteignaient par bouffées. Cela sentait le poisson boucané à cinquante kilomètres à la ronde. La vue des baleines et des rorquals soufflant leurs geysers d'eau vers le ciel et le ballet incessant des dauphins était un spectacle féerique.

Le Cap Nord. Arkhangelsk (1953)
Au Cap Nord une forte houle du nord prit notre navire par le travers. Trois officiers sur cinq étaient malades. Même le cuisinier qu’en plus de mon travail je dus remplacer au pied levé.
Plus question de gaudrioles, Göran et Sigurd étaient tous les deux malades comme des chiens.
Leur cabine était une infection. Je ne savais plus où donner de la tête. Heureusement que Jaime qui ne connaissait pas le mal de mer, venait me donner un coup de main de temps en temps, en plus de son travail déjà difficile.
Dans la mer de Barents nous vîmes émerger de la brume la silhouette grise de quelques navires de guerre soviétiques.
La mer ne se calma que lorsque nous eûmes arrondi notre route autour de la presqu'île de Kola et que notre cargo s'engagea dans la mer blanche.
Arkhangelsk, la cité des anges ne s'offrit pas sous un jour très accueillant.
La ville, très étendue alignait interminablement ses docks le long d'une côte plate et sinistre. Partout des montagnes de planches, de poutres, de troncs d'arbres prêts à l'embarquement.
Partout des cargos sans âge, certains construits au siècle dernier.
D'immenses épaves rouillées à demi enfoncées dans la vase, avec ici et là, des bâtiments battant pavillon étrangers, à peine plus présentables.
En longeant ces quais durant plusieurs heures, j'aperçois de temps à autre une scène digne de Dickens, avec des dizaines d'hommes-fourmis s'activant manuellement au chargement d'un navire sans l'aide d'outils de levage.




Me voilà donc en URSS, la patrie des travailleurs, le pays des lendemains qui chantent. Mon coeur battait très fort.






Une fois notre navire à quai, les représentants de la police et de la douane montèrent à bord, furetant partout, inspectant le bâtiment de fond en comble.
J'assistai par un hublot de l'office donnant sur le pont, notre capitaine remettre, de la main à la main, quelques billets de banque suédois au chef des fonctionnaires russes.
Le lendemain, nous eûmes le droit de descendre à terre. Mais, avant de nous lâcher dans le port, Bengt, le capitaine, nous informa que nos possibilités de déplacement resteraient limitées, que nous n'aurions pas le droit de quitter le district de la ville sous peine d'emprisonnement.
Il nous prévint aussi que les autorités russes se montraient tatillonnes, qu'il valait mieux pour nous entretenir le moins de relations possibles avec la population autochtone.
Les Russes craignant que des espions infiltrent les équipages étrangers restaient méfiants. Pour nous éviter l'ennui, les autorités maritimes mettaient à la disposition des marins étrangers une sorte de club avec bar, cinéma, hôtesses, dépendant de l'Intourist Interclub.
Je tombais de haut. En gagnant Arkhangelsk où notre navire demeurerait à quai durant plusieurs semaines, j'espérais pouvoir gagner librement Moscou, Leningrad, voire Kiev.

Un choc terrible
Mon premier contact avec la ville représenta pour moi un choc terrible. Lorsque, jeune militant, je rêvais à la patrie du socialisme, j'imaginais un pays éblouissant d'ordre, de propreté, avec des gens beaux, heureux comblés, des villes où régnaient le bonheur, l'abondance et la beauté.
J'avais vu, comme tout militant qui se respecte, quelques-uns de ces films pleins de jeunes filles blondes et souriantes, de ces garçons enthousiastes vaquant en chantant à leur travail, que ce soit dans les champs ou les usines.
Mais ici, en débarquant de notre cargo pourtant vieux mais bien entretenu au milieu de ces navires-épaves, je découvrais un port aux quais sordides dont la chaussée gluante était constituée de planches de bois à moitié pourries.
Tout semblait vieux, déglingué, sinistre. Ici ce n'était pas la pauvreté des bas quartiers des villes ou des villages de paysans que j'avais rencontrée en Bretagne, en Italie, en Allemagne, en Afrique du Nord, c'était la misère absolue, des enfants abandonnés à eux-mêmes comme on imagine à la lecture de Dickens.
Partout des femmes vêtues de vêtements informes taillées dans des toiles de sac doublés de carton travaillaient comme des bêtes. Des hommes aux visages ravagés, aux corps torturés par la peine. Des déchets d'humanité, sans sourire, au regard à la fois triste et féroce.
Un vieux car brinquebalant nous emmena, sur des dizaines de kilomètres, à travers d'interminables docks, vers le centre ville.
Partout, la population semblait hébétée, sans joie... Quel contraste avec nos pays d'Europe occidentale...
L'Interclubs, club des marins, ressemblait à un vaste entrepôt bâti en rondins, avec une toiture de tôles ondulées rouillées. A l'intérieur, il faisait chaud et cela sentait le tabac refroidi et le chou. Des marins de toutes origines buvaient de la bière, tapaient le carton, ou dormaient, cuvant leur cuite, avachis sur des canapés défoncés.
Les officiers disposaient pour leurs loisirs d'un club plus présentable. Quelques serveuses jeunes et plutôt jolies s’activaient, s'esquivaient en riant lorsque les mains baladeuses des marins tentaient de les attraper.
Ici encore, bien que l'URSS fût la patrie des travailleurs, Jaime qui ne disposait que d'un passeport Nansen, était considéré comme apatride même par autorités russes et n'eut pas le droit de mettre pied à terre...
La bibliothèque du club plutôt bien fournie, comportait une vingtaine de livres en français édités par les Éditions Internationales de Moscou des romans soviétiques, comme «Un homme véritable» de Boris Polévoï, Le Don paisible de Cholokhov, les oeuvres de Kataïev, Fédine, etc.
Une Suissesse esclave des Bolchevicks !
Un jour, en rentrant à bord du Stureborg, je croisai le regard pathétique d'une vieille femme en train de ramasser à mains nues les déchets ménagers des navires étrangers entassés en vrac sur le quai.
Elle avait les doigts tout déformée et je voyais qu'elle souffrait. Je lui demandai, en allemand:
- Ça va ?
Elle me répondit en zürichois:
- Io, Io, esch muess go... (Oui ça doit aller).
- Aber sie sind doch schwizeri ? (Mais vous êtes suisse ?)
- Io, ich'war's (Oui, je l'ai été).
Intrigué de voir cette compatriote travailler comme une esclave dans ce piteux état, je la questionnai. Elle me répondit, sans trop de réticences, tout en poursuivant sa tâche, me racontant ce qui lui était arrivé.
J'appris que, dans les années trente, elle avait épousé en Suisse un émigré russe qui, confiant dans les alléchantes promesses de la propagande soviétique avait voulu rentrer dans son pays dont il avait la nostalgie. Par amour, elle l'y avait suivi.
Tout d'abord, tout allait bien. Professeurs tous les deux, ils trouvèrent très vite un poste dans l'enseignement.
Mais, en 1937, lors des grandes purges, tout se gâta. Son mari fut déporté au Goulag, sans raison ni procès, et depuis, elle était sans nouvelles de lui.
Renvoyée de son poste d'enseignante, elle fut déportée ici, dans ce trou où elle ne connaissait personne, n'avait pas d'amis. Aujourd’hui elle regrettait amèrement d'avoir cru aux bienfaits du socialisme.
- Mais l'ambassade suisse ?
- J'ai tenté une démarche, mais ils n'ont rien pu ou rien voulu faire pour moi. Il y a des milliers de gens dans ma situation. Dis-le, en rentrant chez toi.
Je tombais des nues.

Anton
Un jour, à l'Interclubs, je fis la connaissance d'un ancien officier de la marine marchande présentement préposé au nettoyage des sanitaires. Anton parlait très bien l'allemand, semblait très cultivé, et, de temps à autre, nous parvenions à échanger quelques mots.
Apprenant que j'étais suisse, il me dit que le plus grand crime que mon pays avait pu commettre était de n'avoir pas mis hors d'état de nuire Lénine et sa clique quand ils étaient réfugiés sur notre territoire.
Il me parla des millions de morts assassinés par les Bolchéviks et me dit que la seule période heureuse de sa vie avait été les trois ans de détention en Allemagne. Avant la guerre, la Russie était un vaste camp de concentration. Pendant et après la guerre un abattoir.
Evidemment, je ne le crus pas. Mais ce que je voyais autour de moi était terrible.
Une autre fois, dans les latrines qu'il état en train de curer, il me dit:
- Tu vois, l'Helvète, Hitler pour moi et pour beaucoup de mes compatriotes était un héros.
Quand il a envahi l'URSS, bien des Russes l'ont accueilli en libérateur. Mais il eut l'immense tort de nous considérer comme des "Untermenschen", de nous mépriser.
Il a oublié que, sous notre apparence de pauvres moujiks courageux mais un peu simplets, nous sommes un peuple fier.
Nous autres Russes du peuple avons comme le peuple allemand beaucoup souffert des Juifs. D'ailleurs, les fondateurs du communisme, les têtes pensantes du bolchévisme étaient pour la plupart des juifs.
Ils voulaient prendre le pouvoir pour dominer le monde. La Révolution de 1917 a été conduite par des Juifs, ce sont des Juifs qui ont voulu instaurer le communisme en Allemagne.
Au fond, si Hitler est devenu antisémite, c'est qu'il avait bien compris qu'ils voulaient prendre le pouvoir contre le peuple allemand, comme ils l'avaient fait en Russie contre le peuple russe. Pour lutter contre le Bolchévisme, il a utilisé les mêmes armes que Lénine et Staline.»
Cette fois, je tombais vraiment de très haut. J'avais l'impression de vivre un mauvais rêve.
Tout ce que voyais alentour, cette ville sinistre, ces gens mornes, misérables, cette vie sans joie me convainquit qu'il y avait un problème.
Où donc étaient passés ces gens heureux des films soviétiques que j'avais vus en occident ? Où trouver ces villes-jardins, cette jeunesse radieuse, ces belles jeunes filles rieuses, cette population enthousiaste ? Autour de moi ce n'était que misère et détresse.

Je tombe de haut
Au Club, j'avais fait la connaissance de Ludmilla Panfilova, un rayon de soleil dans cette ambiance plutôt sinistre.
Toujours gaie, serviable, dynamique, elle parlait plusieurs langues et s'occupait de tous ces marins frustes, aux mains baladeuses, au langage grossier, avec gentillesse et compréhension.
Au premier regard une complicité était née entre nous.
Les jeunes employées du Club étaient toujours surveillées de très très par des chefs aux mines patibulaires et obèses qui visiblement les jalousaient.
A Arkhangelsk, en cette fin du mois de juin début juillet, il n'y avait pas vraiment de nuit.
Difficile d'échapper aux regards omniprésents des flics, de la milice, des délateurs. Difficile donc de faire plus ample connaissance.
Pourtant, un jour, Ludmilla me donna rendez-vous chez sa cousine, qui vivait avec ses parents dans une sorte de datcha perdue dans les bois.
Mais, en URSS, il n'existait pas de plans de villes, elle me dessina sur une feuille comment parvenir là-bas.
Dans cette cité du grand nord, interdite au tourisme étranger, qui s'étirait sur des dizaines de kilomètres sur les rives de la Dvina, les transports en commun étaient rares et circulaient selon des horaires imprévisibles.
Anton me prêta une parka de cuir, un bonnet de fourrure et sa vieille bicyclette; en échange je lui donnai un pantalon de velours, un pull de laine et une bouteille d'akvavit.
J'eus la chance de ne pas me perdre. Ludmilla m'attendait. Nous avons fait l'amour dans le grand lit défoncé de ses parents qui ne rentraient de la mine qu'en fin de semaine. Un cousin de Ludmilla était cheminot. Elle me le présenta. Il accepta de m'emmener à Leningrad dissimulé dans un wagon de marchandises.

Pris pour un zek en cavale
A Bielomorsk, lors d'une inspection serrée du convoi, je fus découvert et, pris pour un zek ( détenu du goulag) en cavale, arrêté.
Apprenant ma nationalité, je fus mis à part des autres et retenu dans une sorte de cage métallique rouillée, éclairée jour et nuit, jusqu’à mon interrogatoire par un gradé du MGB.
Apparemment on me prenait pour un espion. Mais, comme je ne démordis jamais de mon explication initiale j'étais un membre des jeunesses communistes suisses et je souhaitais visiter le pays, on finit par en référer en haut lieu. Jamais je ne fus bousculé ou maltraité, mais, durant toute ma détention, j'entendis du fond de la prison les cris et les hurlements d'autres prisonniers.
Je pense que je dus ma vie sauve à ma nationalité suisse et, au fait qu'un représentant consulaire suédois, prévenu par je ne sais trop quel canal, intervint avec efficacité pour me faire ramener à bord du Stureborg.
Je fus consigné sans autorisation de débarquer, jusqu'au départ du navire. Les autorités soviétiques me remirent même un reçu en échange des quelques dizaines de roubles que je possédais, dont ils exigeaient la restitution sans contrepartie.
Mon escapade me valut les sarcasmes d'Olaf et de Göran, tandis que Bengt, le capitaine, me dit que j'avais eu beaucoup de chance. Il ajouta qu'il serait contraint de faire un rapport à mon sujet et de me débarquer dès que nous toucherions Anvers.
Cette aventure qui tournait court provoqua en moi un véritable choc.
Un choc plus rude que la perte de ma foi en Dieu. Depuis ma conversion au marxisme, je croyais dur comme fer que le communisme allait transformer le monde, instaurer une ère universelle de paix et de justice.
Je me sentais moche, frustré, floué de m'être trompé à ce point.
Plus tard, je reçus une lettre d'Anton m'annonçant que Ludmilla et son cousin avaient écopé de plusieurs années de Goulag…

Je rentre d'URSS vacciné
A Anvers, ayant mis sac à terre j'entendis , pour la première fois, dans un café du port, La Mauvaise réputation et quelques autres chansons de Georges Brassens. J'étais transporté.
Je regagnai la Suisse en Stop. Le Stureborg restait huit jours à quai avant de partir pour l'Amérique.
A Genève, mes camarades du parti étaient déjà au courant de mes aventures.
Qualifié d'espion, de social-traître, de vipère lubrique, de petit bourgeois décadent, je fus viré des "Jeunesses" sans que les responsables daignent entendre mes explications.
Mes meilleurs amis (communistes) se détournèrent de moi. Sauf Alfred Rihs et les Labud. Dès que je racontais ce que j'avais vu et entendu en URSS, on me traita de menteur, de salaud, de vipère lubrique...
Mais comme de tout mal sort un bien, je me sentis dès lors vacciné contre toute idéologie. Jamais plus je n'adhérerai à une religion, à une croyance, à un parti. J'étais tellement vacciné que de toute ma vie je fuirai désormais toute allégeance, toute adhésion et n'accepterai de souscrire à aucune pétition.
Les parents de Sylvie, Sylvie elle-même et tous nos amis du parti et des "jeunesses" étaient catastrophés.
Ils ne comprenaient pas ce qui m'arrivait. Ils pensaient que j’étais devenu fou. Pour eux il ne faisait aucun doute que l'URSS ne fût le prototype même du pays le plus libre du monde et l'exemple à suivre.
Ils ne croyaient pas un mot de ce que je leur racontais. Même les plus proches, ceux qui m'étaient le plus attachés étaient persuadés que j'affabulais. Le parti ne pouvait se tromper.

«URSS sans Visa»
Quelques mois plus tard, je soumis un court manuscrit de mon voyage en URSS à plusieurs journaux qui ne m'en accuse même pas réception. Puis j'en adressai une copie aux éditions de la Baconnière, à Neuchâtel dont j'ai reçu une lettre encourageante.
Selon le lecteur, l'ouvrage était intéressant mais trop court, qu’il fallait en revoir l'écriture beaucoup trop relâchée, mais qu'ils étaient prêts à étudier une version plus élaborée.
Impatient, je commis un faux. J'ai tiré le livre à la ronéo, je l’ai broché moi-même avant d' imprimer sur la couverture le nom alors prestigieux des Éditions de la Baconnière sous le titre choisi URSS sans Visa.
Comme jadis pour la "Voix Ouvrière" et ma plaquette de poèmes, j'en ai écoulé quelques exemplaires au porte-à-porte. Je n'ai jamais été poursuivi pour cela.

Je me console avec Chiffon
Je me consolai avec Chiffon, une petite merveille blonde et vive, si mince que je pouvais enserrer sa taille de mes deux mains ouvertes.
Pendant plusieurs jours nous ne nous sommes pas quittés, faisant l'amour toute la journée et toute la nuit sans nous lasser, faisant venir des assiettes anglaises ou des schübling-salade de pommes de terre de la Taverne voisine, arrosés de pichets de Dardagny.
Mais il fallait bien repartir.



******











Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire