lundi 5 décembre 2016

8) ANNÉES D´APRÈS GUERRE

Genève (1948-1950)

Genève fut longtemps la ville de mes rêves. Bien plus que Paris, Londres ou New-York. C'est là que je fis mes premières rencontres déterminantes.




Nous avions un professeur d'allemand original, homme de cheval et grand amateur d'art. Son enseignement en hochdeutsch - bon allemand - ne comportait jamais un mot de français.
Il invita notre classe à fréquenter le manège de Malagnou. A cheval, au pas ou au petit trot, il nous perfectionna dans la langue de Gœthe tout en nous inoculant l'amour de l'art, le goût du risque et de l'élégance.
C'est dans le même esprit, qu'il nous emmena visiter quelques-uns des plus beaux musées du monde la glyptothèque de Münich (pas encore ouverte au public), la Galerie des Offices, les musées du Vatican, du Prado, le British Museum, le Rijksmuseum.
Seule la France restait à l'écart de nos explorations car, pour ce Junker, le "Welch" n'était pas fréquentable.
Chaque visite se déroulait selon le même cérémonial d'abord un tour du musée parcouru en silence, au pas de charge, sans commentaire ni explication.
Parfois, un arrêt brusque devant une œuvre. Là, le professeur murmurait un "Ach so" d'admiration. Plaquant la paume de sa main droite contre sa joue, il fixait quelques instants le tableau ou la sculpture avec attention, avant de repartir du même pas rapide.
Le tour du musée accompli, il nous conduisait devant quelques œuvres choisies qu'il ne commentait jamais, mais à propos desquelles il proposait une clé, toujours en allemand bien entendu. Parfois il suggérait quelques pistes historiques, ou nous gratifiait d'une voix gourmande de quelque succulente anecdote.
Un après-midi, il nous conduisit au cinéma Alhambra proche du collège, assister à une conférence de René Huyghe qui me marqua pour la vie.
Plus tard, à Paris, je suivrai avec passion ses cours au Collège de France. C'est ce prof d'allemand dont le nom m'échappe à l'heure où j'écris ces lignes, qui me fit aimer le divin Léonard, Giotto, Ghirlandaïo, Véronèse, Turner, Rembrandt, Cézanne, Michel-Ange, Füssli, Rodin et quelques autres.

La Sicile de Giuliano (1948 ou 49)
Deux ou 3 ans après Amalfi, une nouvelle escapade en Italie me laisse un souvenir impérissable. Ce fut un jeune professeur du Collège Calvin qui organisa ce voyage fantastique. Trajet Genève-Naples via Rome en train, puis embarquement à bord d'un navire poste jusqu'à Messine, en passant par les îles Lipari. Pour la plupart d'entre nous, c'était notre première véritable traversée maritime.
Assis, à califourchon sur nos bagages, sous les palmiers poussiéreux du quai de Naples, dans l'attente de l'embarquement à bord du bateau-poste, nous voilà assiégés par une nuée de vendeurs à la sauvette, de mendiants, de changeurs, amusants filous, roublards, insistants et de plus en plus pressants.
Malgré les mises en garde de notre professeur, quelques camarades échangèrent naïvement leur argent de poche en vrais billets de banque suisses contre des liasses de lires italiennes, imprimées par les Américains sur le modèle du dollar, toutes de même grandeur.
Le premier billet portait une valeur faciale de dix mille et tous les autres de cent lires! Une belle arnaque classique en ces lieux.
Nous étions tous très excités à l'idée de monter à bord d'un vrai navire de haute mer. Pour ma part je ne connaissais que les bateaux à roue des lacs suisses.
La traversée fut mémorable. Le passage entre Capri et la presqu'île de Sorrente nous laissa éblouis et pantois. Puis, à la tombée du jour, un coucher de soleil fabuleux nous enchanta. Je me souviendrai longtemps du cri des mouettes, du chant des baleines expulsant leur jet d'eau, du ballet des dauphins qui accompagnèrent notre navire.
Un dîner pantagruélique nous attendait, tel qu'il était de tradition d’en servir jadis à bord des paquebots.
Comme la mer se levait, la plupart des passagers furent malades. Pour les rescapés dont j'étais, ce fut une mémorable bamboche sévère, arrosée de vins capiteux.
Un peu éméchés, le dernier carré des fêtards alla inventorier les ressources du navire, bouteille à la main. A un moment donné, nous nous retrouvons à quatre sur la dunette. Avec mes amis della Santa et Badrutt nous entraînons dans l'expédition Sandra, une mignonne italienne laissée sans surveillance par des parents mis à mal par le roulis et qui "dégobillaient" tripes et boyaux.
A un moment donné, nous nous retrouvons les pieds empêtrés dans des filins qui, à chaque sollicitation un peu brusque, faisaient gémir une lugubre sirène.
L'équipage alerté par ce signal de détresse inattendu nous fit la chasse et nous délogea avec une fermeté dénuée de toute brutalité.

Éruption du Stromboli
La nuit tombée, une lune immense se leva, peignant d'argent les innombrables poissons volants traversant le ciel, dont quelques-uns venaient mourir sur le pont du navire. Vers trois heures du matin, loin vers le Sud, une lueur insolite damna le pion à la lune. C'étaient les flammes du Stromboli, volcan de près de mille mètres de haut, qui crachait ses flammes. En nous approchant des îles éoliennes vers lesquelles nous nous dirigions, la vision de cette montagne noire couronnée de feu, devint grandiose. Bien sûr, ceux que le mal de mer épargnait n'ont pas fermé l'oeil de la nuit.
J'étais de ceux-là et pour contempler plus commodément ce fabuleux spectacle je m'installai avec Sandra sous la bâche protectrice d’un canot de sauvetage. Malgré l'inconfort que nous offrait le plancher de bois verni de l'embarcation, nous avons néanmoins délicieusement fait l'amour dans ce magnifique décor, le cri des mouettes venant couvrir les gémissements furtifs et les plaintes de nos corps en fièvre.
Au cours de la matinée le bateau fit escale dans les principales îles Lipari, chargeant des voyageurs, des ballots de marchandises, des poules vivantes, des chèvres et des bourricots. A Vulcano nous avons visité le port d'une beauté à la fois africaine et orientale et admiré l'élégance de ces femmes voilées transportant sur leurs têtes d'incroyables fardeaux. C'est sur cette île que fut tourné l’inoubliable film-culte qui révéla le talent de Massina...
Ayant franchi sans encombre les deux écueils légendaires de Charybde et Scylla, nous admirons sur une mer calmée, la pêche acrobatique au thon à laquelle se livrent des gamins. Perchés, un long harpon à la main au sommet des mâts de leurs frêles esquifs qui roulent bord sur bord sur la houle, ils guettent souvent pendant des heures le passage du gros poisson qui fera leur fortune. Après cette belle traversée, Messine transpirant sous la chaleur lourde, nous parut terne.

San Domenico Palace de Taormina
Un car nous attendait, et le soir nous connûmes le privilège de dormir au San Domenico Palace de Taormina, l'un des hôtels les plus renommés du monde.
Dans cet après-guerre désargenté le tourisme balbutiait, l'hôtel encore peu fréquenté. Notre cohorte d'adolescents venus d'une Suisse mythique, privilégiée, comme tombés d'une autre planète, y fut accueillie avec les mêmes égards qu'une famille de milliardaires.
Nous nous promenions de salon en salon, "bluffés" par tant de luxe : plafonds peints, meubles de style, tableaux de haute époque, tables au décor époustouflant. Les magnifiques jardins en terrasse, ornés de massifs de fleurs aux couleurs exubérantes, peuplés de statues antiques, de vasques de marbre ou de porphyre où murmurait un minuscule jet d'eau furent pour l'Helvète mal dégrossi que j'étais alors, un souvenir rare.
Seule la présence de quelques touristes américains débraillés et bruyants, dont le sans-gêne détonnait dans ce palace feutré, permettait de faire tourner l'établissement en attendant le retour d’une clientèle digne de lui que la guerre avait fait fuir.
Il est vrai que je ressentais cela davantage que d'autres camarades habitués à des demeures bourgeoises, ou à des hôtels quatre étoiles comme mon ami Badrutt, un des héritiers de la dynastie palacière grisonne.
Le dîner servi par des serveurs en gants blancs, dans une vaisselle étincelante à laquelle je n'étais guère habitué, me laissa une impression profonde. Jamais je n'oublierai le décor somptueux de cette grande salle à manger donnant l'impression de surplomber la mer d'un bleu intense, où se balançaient quelques barques de pêcheurs.
Pour l'épate, je profitai du luxueux papier à lettres armorié de l’hôtel mis à la disposition de la clientèle, pour écrire à la famille et aux amis.
Je quittai d'ailleurs l'hôtel en emportant le stock de papier à lettres, enveloppes gravées comprises, pour frimer encore un peu.
Quelques années plus tard, je composerai sur ces feuilles à en-tête de faux certificats de travail qui me permettront d'accéder à des emplois que j'estimais dans mes compétences: aide-cuisinier, guide touristique, chef de rang. Mais aussi, "précepteur privé de S.E. le duc Amadeo Ultramonti..." afin de flatter l'orgueil d'un petit bourgeois enrichi cherchant un latiniste pour son cancre de fils...
J'avais pour ce voyage, emprunté à mes parents sans le leur dire, une caméra Pathé-baby à manivelle. Je passai beaucoup de temps à filmer mes camarades et le paysage bien que je ne disposasse au départ que d'une seule pellicule trop vite remplie. Après, il me fallut bien « faire semblant", pour ne pas perdre la face auprès des copains.
Le lendemain, lorsque le car emprunta l'étroite route en lacets permettant de rejoindre la route de Catane, j'admirai la virtuosité et la foi superstitieuse du chauffeur qui, avant chaque virage, klaxonnait deux fois puis, lâchant son volant, embrassait la médaille de St Christophe suspendue au rétroviseur tout en égrenant quelques grains de l'un des six chapelets de buis.
Après notre découverte du Stromboli en éruption la vue de l’Etna beaucoup plus haut mais trop sage ne nous épata guère.
Cette visite d'une Sicile éternelle, non polluée par le tourisme et l'industrie, nous permit d'observer des scènes d'un autre âge, aujourd'hui impensables.
Deux mille cinq cents ans après son apogée, cinq ans après la Seconde guerre mondiale, les vignerons comme jadis leurs ancêtres, foulaient aux pieds le raisin dont ils faisaient mûrir le vin naturellement, sans adjonction de soufre, dans d'énormes dame-jeannes.
Une couche d'huile d'olives protégeait le vin contre l'oxydation de l'air.
Seule concession à la modernité, une boîte de conserve retournée avait remplacé la gangue de pierre protégeant le goulot de la dame-jeanne des rats. En effet, ces rongeurs se montraient assez malins pour venir ronger les bouchons de liège afin de siphonner l’huile protectrice à l'aide de leur longues queues.
Dans la campagne, le blé était toujours semé à la main, dans un champ labouré au soc de chêne (rarement de fer) de la charrue tirée par un cheval ou un boeuf, et guidée à main d'homme. La récolte se faisait à la faucille, les épis battus au fléau libéraient le grain que l'on triait au van...
Les tailleurs de lave sur les pentes de l'Etna, travaillaient comme deux mille ans auparavant, avec des marteaux de bois et des coins de pierre dure.
Dans les latomies, vastes carrières des faubourgs de Syracuse* qui servaient jadis de prison, où croupirent les Athéniens chassés de la ville avant d'être vendus comme esclaves, vivaient encore, au milieu du vingtième siècle des populations troglodytes, dépendant des riches propriétaires des latifundia, personnes humaines maintenues en quasi esclavage.
Mais, ce qui nous stupéfia le plus, ici comme à Rome, c'est de retrouver à chaque pas, grandeur nature, les merveilles auxquelles nous avaient fait rêver nos livres et nos cours d'histoire. La sensation de vivre à l'époque grecque et romaine. De côtoyer Eschyle, Pindare, Archimède qui s'illustrèrent dans cette ville.
Je me souviens de mon émotion à la vue du temple d'Apollon, de la Fontaine d'Aréthuse, du château fort d'Euryale, et celle que j'éprouvai à la découverte des éventails des bouquets de papyrus, bordant les rives lors de notre promenade en barque sur l'Anapo.
* Syracuse comptait moins de deux cent mille habitants vers 1950,
alors que deux mille ans auparavant, c'était l'une des rares villes du monde dépassant le million d'habitants.

Bataille d'oursins
Au cours d'une halte pique-nique dans une odorante forêt d'eucalyptus proche du cap Passero, nous découvrons à la fois les délices de l'oursinade et les piquants inconvénients de la bataille d'oursins.
Ceux qui évitèrent l'inévitable insolation infligée à leurs camarades par le traître abri offert par le feuillage de l'eucalyptus, succombèrent aux urticantes inflammations des piquants, en allant pêcher et déguster ces succulents hérissons de mer, dont à la fin du pique-nique ils usèrent comme projectiles.
Le soir, en arrivant à Raguse, le camp des brûlés et celui des lanceurs d'oursins se retrouvèrent à l'hôpital chez les soeurs où les uns eurent droit à des cataplasmes de vinaigre et d'aloès, les autres à des extractions de piquants à la brucelle et des bains de vinaigre.
Agrigente et ses temples somptueux que nous avons atteints au coucher du soleil, nous bouleversent. Pas un touriste à l'horizon. Un jeune pâtre chante accompagné par la flûte d'un berger. C'est l'un de ces instants lumineux de l'existence où le temps s'arrête, où le coeur éclate de bonheur.

Giuliano le bandit
Notre tour de Sicile devait s'achever par Palerme où le bateau-poste du retour nous attendait. Mais, lorsque, le soir venu, notre car s'engagea dans les défilés de montagne au centre de l'île, dans la région de Corleone, il fut stoppé brusquement par une troupe d'hommes en armes.
C'était la bande du fameux Giuliano, bandit d'honneur pour les uns, sinistre brigand, voleur et assassin pour les autres.
Pour nous, cette péripétie représentait une aventure inattendue. Bien sûr que la vue des ces malandrins aux mines patibulaires nous impressionna et fit courir les frissons d'une délicieuse peur sur notre peau d'adolescents.
Après de longues palabres entre le chauffeur du car, notre accompagnateur et le chef des bandits, il fut convenu que nous passerions la nuit dans un hameau à l'écart de la route.
Et là, après un délicieux pique-nique composé de jambon fumé, arrosé de bons vins, servi par de jolies appartenant à de farouches filles des montagnes, nous eûmes droit à la visite du terrible et fascinant seigneur Giuliano en personne.
Il prononça un petit discours à notre intention, dans son patois sicilien, auquel nous ne comprenions pas grand chose, malgré la bonne volonté de notre guide dont la traduction hésitante témoignait de sa frousse.
A un moment donné, une fille blonde, très belle, fit son apparition et, la prenant familièrement par le bras, Giuliano nous parla. Était-ce une présentation ? Ce ne fut que le lendemain que notre guide nous expliqua qui était cette inconnue. Il s'agissait d'une journaliste suédoise qui, depuis plusieurs semaines vivait en compagnie de Giuliano et de ses complices, en vue d'un reportage.
A Palerme, le chauffeur, notre guide et nos accompagnateurs furent interrogés durant plusieurs heures par des carabiniers nerveux et des militaires excités*.
* Giuliano, quelques semaines ou mois plus tard, fut tué par les carabiniers lancés à ses trousses, mais, comme le dit Jünger dans son Traité du rebelle : "Lorsqu'un brigand, coupable de plusieurs meurtres, le bandit Giuliano, fut abattu en Sicile, un sentiment de tristesse se répandit dans le monde."

San Giovanni dei erimiti
C'est dans cette ville de Palerme que je connus mon premier coup de foudre architectural. En découvrant le petit cloître San Giovanni dei erimiti je sentis monter en moi une extraordinaire bouffée d'émotion.
Un véritable orgasme artistique dont je n'avais ressenti jusqu'alors le pareil qu'à l'écoute de certaines musiques. Aujourd'hui encore ce petit cloître représente pour moi le sommet de la perfection.
Ce fut à Palerme que je découvris le calamar. Au premier abord, ces «peschi friti» d'une forme bizarre me répugnèrent comme me répugnaient alors les huîtres, les moules ainsi que tous fruits de mer à déguster vivants.
Mais, enrobé d'une pâte légère, frit dans une huile parfumée, accompagné d'une sauce citronnée et pimentée sans excès, ce calamar à la sicilienne était un régal.

Bicyclette et Liberté
Avant de connaître les joies de l'auto-stop que je pratiquerai durant des années, je me livrais à l'ivresse du vélo. Cette machine était pour moi le symbole même de la liberté. Elle permettait de voyager au loin presque sans argent, car en ce temps-là, partout dans le monde, l'hospitalité était reine.
Le jour, j'achetais un litre de lait, une plaquette de beurre et une miche de pain. En ce temps-là le goût du pain de et la saveur du lait frais entier non pasteurisé étaient délicieux.
L'été, au bord des routes ou aux abords des forêts, je trouvais toujours des fruits, des pommes de terre ou des épis de maïs non ramassés.
Lorsque, le soir, je demandais à un fermier si je pouvais dormir dans la grange, il m'offrait souvent de partager le repas du soir avec sa famille et un lit pour passer la nuit.
L'un de mes meilleurs souvenirs fut un Tour de Suisse, entrepris seul. Parti de Genthod vers six heures du matin, par la "route suisse", je parvins le soir à Berne où je fis étape chez un oncle. Le lendemain je fus accueilli par d'autres parents, libraires à Brugg, où l'on dressa un lit de camp dans la loggia de la boutique qui servait de réserve aux livres anciens et dont une fenêtre à plein cintre donnait sur l'Aar. Devant la richesse de ces livres, anciens pour la plupart, magnifiquement reliés de cuir et imprimés en caractères gothiques, je ne pus fermer l'oeil de la nuit.
Aussi, décidai-je de devenir libraire...
Je me souviens de ces parents aux moeurs austères, du bénédicité récité à haute voix et mains jointes, devant la table portant une cuisine frugale, le signe de croix que je faisais maladroitement et parfois même à l'envers. La messe dans la vieille église, écoutée mais guère entendue, reçue à genoux.

Reprenant la route, je me dirigeai vers Lucerne. En chemin, buvant l'eau fraîche à une fontaine de village, je rencontrai une camarade cycliste hollandaise avec qui je randonnai de concert durant deux jours, jusqu'à Constance, où nos routes se séparèrent. Nous avons dormi dans une meule de foin frais creusée à quatre mains, et fait l'amour à la pépère par hygiène et par plaisir.

Une conversion
Freddy Huguenin, professeur de philosophie et de religion comparée à l'université de Genève, docteur en théologie, était jeune, séduisant, beau parleur, convaincant. Au Collège Calvin appelé aussi St Antoine, en classe de seconde, son enseignement nous surprit par la fraîcheur de son discours, son enthousiasme et sa générosité.
Loin de s'appesantir sur les différentes thèses et les écoles en présence, il survola la philosophie de l'antiquité à nos jours nous proposant quelques clés, de brillantes métaphores, des portraits saisissants. La Genèse et tout l'ancien testament n'étaient que du roman feuilleton. Les religions : un outil pour les classes dirigeantes leur permettant de dominer les peuples.
Quelques philosophes parmi les Grecs trouvaient grâce à ses yeux en tant que précurseurs Anaximandre (610-547), disciple de Thalès, philosophe et astronome, qui le premier établit une carte du monde connu, affirma l'infinité de l'Univers, déclara "Toute naissance est la séparation des contraires toute mort, leur retour dans l'unité de l’infini". Anaxagore (500-428), philosophe matérialiste à qui l'on doit l'explication des éclipses et le célèbre slogan "Tout est dans tout".
Pionnier de la dissection, il découvrit que les poissons respiraient par les branchies. Il eut pour élèves Périclès, Euripide et peut-être Socrate.
Accusé d'athéisme il fut condamné à mort et dut s’enfuir. Anaximène (585-525) disciple d'Anaximandre et dernier représentant de l'école de Milet dont la doctrine n'est connue que grâce à Diogène Laërce. Selon lui, l'air est le principe même des choses et serait l'élément indivisible et impondérable, source de toute vie.

Paradoxalement, Héraclite (550-480), cet aristocrate aux sentiments vigoureusement antidémocratiques trouvait également grâce aux yeux de notre maître. Le système du philosophe d'Éphèse, - qui entretenait une correspondance avec le roi de Perse -, repose sur la fluidité de toutes choses. Il n'y a pas de réelle transformation de la réalité en une chose autre, car à chaque changement correspond un changement contraire qui le neutralise. Ainsi l'harmonie du monde repose sur l'antagonisme bipolaire des différents états chaud et froid, sec et humide, guerre et paix, pauvreté et richesse.

Puis, selon Huguenin, vint Socrate (470-399), dont la dialectique refuse tout acquis, prouvant à ses auditeurs qu'ils croient savoir mais ne savent pas. En tant qu'il pense, l'homme est la mesure de toute chose.
Plus tard, la doctrine du Christ, premier communiste, avait été étouffée par une Église impérialiste.
Pour Freddy Huguenin le Moyen-Age chrétien n'est qu'un long millénaire d'obscurantisme et de superstition. La raison humaine ne réapparaît timidement qu'avec la Renaissance. La Révolution française, si elle eut le mérite d'abattre la royauté et la noblesse, fit le lit de la bourgeoisie et non du peuple. Il faudra attendre Proudhon, Saint- Simon, Marx, Engels et la Commune pour que le Peuple puisse espérer sa libération définitive.
Si la Commune échoue, le Révolution d'Octobre sonnera enfin l’heure de la délivrance pour tous et l'avènement des lendemains qui chantent.
En quelques semaines, Huguenin convertit une partie de notre classe de fils de petits ou de grands bourgeois en marxistes convaincus.
Enthousiasmé par cet enseignement, je perdis tout esprit critique, jetai aux orties les derniers débris de ma foi chrétienne et devins un disciple convaincu du communisme universel et un militant acharné.
Je dévorai pêle-mêle Marx, Engels, Lénine, Plékhanov et vingt autres auteurs indigestes, ainsi que les oeuvres de quelques militants dont Huguenin affirmait qu'ils étaient en train de transformer le monde.
Staline, Liu Chao Chi et Mao Tsé-Toung, n'eurent plus de secrets pour moi. Et comme tout néophyte je voulus répandre à mon tour la bonne parole, en convertissant à tout de bras.
J'allais vendre La Voix Ouvrière au porte-à-porte, souvent refoulé, insulté, rejeté, mais bien campé dans mes convictions, je réussissais à persuader des inconnus de rejoindre le mouvement.
Selon les quelques rares amis que j'ai gardés de cette époque, j’avais une "tchatche terrible", une foi communicative et une flamme persuasive.
Je convertis plusieurs dizaines de personnes dont quelques intellectuels bien plus âgés que moi, déjà établis dans leur vie.
Ah! quels souvenirs merveilleux que ces soirées militantes, où nous étions convaincus de révolutionner le monde, de libérer les peuples, d'amener l'abondance et le bonheur à la terre entière.
Mais cet activisme militant m'amena très vite à abandonner mes études.
Autant au collège de Nyon, j'avais été un élève brillant, autant à Genève, je virai au cancre. L'année 1949 fut déterminante.

Je fonce tête baissée dans le piège
Comme tout ce que j'entrepris et entreprendrai dans ma vie, c’est tête baissée que je fonçai dans le piège tendu du marxisme militant.
Trois ans auparavant, au contact de Marcel Dupertuis, je voulais être missionnaire pour aller sauver des âmes à l'autre bout du monde.
Converti au communisme, je décidai que je serai un révolutionnaire professionnel procurant aux peuples exploités des lendemains qui chantent. Je visais haut. Il me fallait des territoires immenses où exercer mon talent je choisis le Brésil. La lecture des livres de Jorge Amado m'avaient fait aimer ce pays.
Pour commencer, je décidai d'apprendre le russe. Des amis me firent rencontrer XXX. (Je ne me souviens plus de son nom). Un petit homme à l'apparence frêle et soignée, cultivé jusqu'au bout des ongles, tout en délicatesse et en finesse, d'une politesse exquise. Il vivait modestement entouré de livres dans un studio de la vieille ville orné d'admirables icônes et de souvenirs de la Vieille Russie.
On disait qu'il avait été un diplomate important de la jeune URSS, qu’il avait été nommé à la tête d'une délégation soviétique auprès de la SDN. Mais, un jour, en désaccord avec Staline, il avait démissionné et était resté à Genève, vivant de leçons particulières et de petits travaux de traduction. Les services spéciaux bolcheviks, très actifs à Genève, tentèrent à plusieurs reprises de l'éliminer physiquement.
Lorsque je lui expliquai pourquoi je voulais apprendre le russe, il sourit de mes motivations, sans me décourager.
- Vous êtes jeune. Apprenez le russe qui est une langue magnifique, et peut-être changerez-vous un jour d'avis sur les dirigeants actuels de mon beau pays.
J'étais profondément sincère et convaincu de la justesse de la doctrine marxiste et du communisme en général. Le sentiment d'être un jobard et un cocu philosophique ne me viendra que plus tard.
Je n'ai jamais été un tiède. Quand je fais quelque chose, je me lance à fond, je me donne corps et âme, même si mes enthousiasmes sont brefs.
Par contre, dès que je me rends compte de mon erreur, je reviens aussi vite sur mes pas, sans m'entêter, et je bafoue ce que j'ai adoré. Jamais, dans ma vie, je n'ai su séparer le travail des loisirs, mettre une sourdine à mes convictions dans la vie de tous les jours. Dès que j'ai appris une chose nouvelle, je tiens à la partager avec d'autres. Même quand je suis en vacances, j'étudie, je travaille, je m'active, je refais le monde.

Connaître - Le club des 1000 voyages
Lors de l'une de nos expéditions militantes, au porte-à-porte, je fis la connaissance de Georges Pfund un type sympathique et très ouvert, qui avait monté une association culturelle portant à gauche, comportant un club de livres et une salle de conférences, boulevard des philosophes.
Je collaborai avec lui et montai une succursale de l'association à Nyon, tout en demeurant à la pension Dupertuis et suivant les cours du Collège de Genève.
Une fois par semaine, dans un café de la place de la gare, je réunissais des gens intéressés par les livres et les conférences. Je me souviens de deux conférenciers parisiens Juliette Pary, écrivain, pour nous prestigieux mais totalement inconnu du public, et Joffre Dumazedier un sociologue qui nous enthousiasma par ses visions très modernes sur la civilisation de loisirs qu'il prophétisait. Pour remplir la salle, mes amis de la Jeunesse du Parti du Travail de la ville venaient me donner un coup de main.

Georges Pfund
Georges Pfund aimait les garçons et portait à gauche. Compagnon de route, il n'avait pas sa carte du Parti, mais était ce que l'on appelait alors un homme aux "idées avancées" un "progressiste". Après La Guilde du Livre, Connaître avait créé un Club et éditait des livres. Je participais activement à cette aventure, y investis toute ma fougue et mon enthousiasme.
Les premiers ouvrages que nous avons édités dans une jolie présentation sobre à couverture pleine toile gris beige, sur beau papier, numérotés et portant la jolie formule "édité pour" suivi du nom imprimé de l'abonné, eurent un certain succès. Nous en éditions plus de mille.
Pfund choisit pour nos premières publications des oeuvres et des auteurs alors délaissés, au contenu social évident tels Le père Goriot de Balzac, La Fille du Capitaine de Pouchkine, la trilogie : L'enfant, Le Bachelier, L'insurgé de Jules Vallès, La Mère de Maxime Gorki, etc.
Puis, lorsque ce petit Club de livres fut sur les rails, je suggérai à Georges de créer un Club de Voyages.
En effet, après êtes restés confinés dans notre étroite patrie durant les longues années de guerre, les jeunes et les moins jeunes avaient envie de bouger, de découvrir le monde autour d'eux.
Ce ne fut que deux ans plus tard, en 1954, que je réalisai mon Club des Mille Voyages. Je raconterai plus loin dans quelles circonstances.

Lyon
André Baechler travaillait au département de Justice et Police, dans la vieille ville, à deux pas de la Maison Tavel où j'allais bientôt demeurer.
On se retrouvait à la Taverne du Vieux Genève, devant la Place aux Canons, centre géométrique de la Cité. Devant un verre de fine à l’eau (avec le demi panaché, le lait grenadine, c'était alors la boisson à la mode), nous refaisions le monde. André Baechler était un garçon gauche, au visage ingrat, aux lèvres gourmandes mais aux appétits rentrés. Il regardait les filles sans oser les draguer, il était craintif, refoulé, on eût dit que la vie lui faisait peur.
Par réaction peut-être, il s'acheta une moto. Oh! pas une de ces motos nickelées et puissantes, véritables fusées à roues que l'on voit de nos jours. C'était une machine terne, inconfortable, mais qui nous permettait d'aller voir ce qu'il y a au-delà des collines, derrière le Jura et par-delà le Salève.
En ce temps-là, Genève était un petit paradis austère, terne et conformiste, cerné par la misère. A quelques dizaines de kilomètres, au-delà des Alpes, il y avait l'Italie, à quatre lieues, par delà le Fort de l'Écluse, s'ouvrait la France. La moto d'André nous donnait les ailes de la liberté.
Pour moi qui vivais dans un pays de lacs et de collines, de vallées encaissées aux torrent tumultueux, aux routes tourmentées, déboucher dans l'immense plaine plate qui menait à Lyon, était une formidable volupté.
- Plus vite ! Plus vite ! cornais-je aux oreillettes rabattues du casque en cuir bouilli de mon camarade.
La Motobécane filait entre deux rangées d'arbres sur une belle route sinueuse, parfois toute droite sur des kilomètres, peu encombrée… Lorsque l'aiguille grelottante du tachymètre atteignait le chiffre cent, je me sentais au septième ciel.

Lyon ville noire et merveilleuse
En deux-trois heures nous atteignions Lyon. Ville noire, triste, plus terne que ne l'était Genève. Ville sale, aux passants vêtus pauvrement, mais cette misère apparente recouvrait une immense générosité, un exceptionnel appétit de vivre. Auprès de Genève la propre et la claire, Lyon la ville pauvre et sale nous semblait une merveille.
Nous garions la moto au hasard, dans une petite rue du centre, entre Perrache et Belcourt. Je ne sais pourquoi, en ces années-là, je faisais toujours étape près d'une gare. La gare était un symbole inconscient. Celui de l'évasion.
Un bistrot, une bonne odeur de cuisine, nous entrons dans une salle accueillante.
En France, dans un bistrot, il y a toujours un bar, le zinc. C'est devant le bar que s'installent les solitaires, les inconnus, ceux qui viennent d'ailleurs. On y fait vite la connaissance de ses voisins. On s'y raconte.
En Suisse le bar était rare. Le Suisse buvait en salle, en solitaire… Rucksack à terre, entre nos pieds, nous buvons un verre. Du vin, bien sûr, et du rouge... Un beaujolais acide, parfumé et râpeux fait notre bonheur. La patronne, une belle femme ronde, blonde, appétissante comme un jambon nous glisse une assiette de saucisson accompagné de pain beurré et d'olives vertes. J'adorais le saucisson et détestais les olives. J'ai bien changé, depuis.
Il est midi. Le bouchon se remplit peu à peu. La patronne qui ne nous quitte pas des yeux, nous demande si nous voulons déjeuner ? Nous disons que c'est fait. Elle s'étonne.
En fait, en Suisse, le mot déjeuner désigne le repas du matin, d'où la confusion. Mais dans la tête de notre hôtesse cela signifiait que nous n'avions pas assez d'argent pour nous offrir un repas.
- Vous venez d'où ?
- De Suisse.
- Pour vous, ce sera cinquante francs. Installez-vous là, pendant qu'il y a encore de la place. Cinquante francs français d'alors, même pour un Suisse fauché, ce n'était rien.
S'ensuivait un repas pantagruélique et du vin en abondance. Nous sortons de table en titubant. La bistrote nous demande où nous allons loger.
- A l'Auberge de jeunesse.
- Allons donc! Vous allez dormir ici, j'ai une belle chambre tranquille et pas chère... Et si vous n'avez pas de quoi payer, vous me rendrez quelques services...
- Mais la moto ?
- Eh bien, vous la mettrez dans la cour.
Nous sommes restés trois jours à Lyon, heureux comme des coqs en pâte. Nous avons visité la ville, si proche et pourtant si différente de Genève. Une ville active, cernée d'usines bruyantes et enfumées, aux rues noires mais aux balcons fleuris, aux habitants pauvres mais au caractère gai, enjoué.
Madame Angèle, c'était le prénom de notre hôtesse, disposait en effet de quelques chambres. En fait, son bouchon du rez-de-chaussée servait de paravent à un modeste hôtel de passe.
Après le dîner, nous visitons la ville. Une ville où derrière chaque vitrine voilée de rideaux de cretonne à carreaux, l'on chante, l'on boit, l'on rit, l'on danse.
Je ne sais pas danser. André non plus. Bien que Lyon ne fusse pas une ville chère, nous avons peu d'argent. Vers minuit nous rentrons.
Dans l'hôtel, la nuit fut animée et bruyante. Tout autour de nous ce ne fut que rires et chants d'amour. Nous entendions dans le couloir des frôlements, des gloussements furtifs, des paroles murmurées.
De temps à autre, des cris s'élevaient, des feulements, des appels déchirants suivis de grognements...
André et moi, nous étions sidérés.

Armand et Mouki Forel
Au cours d'une réunion de Connaître que j'organisai au Café de la Gare de Nyon, en l'honneur de Juliette Pary et de Joffre Dumazedier venus de Paris, mon ami Alfred Rihs me présenta Armand et Mouki.
Armand Forel, jeune toubib était le fils d'Oscar Forel - médecin renommé et petit fils d'Auguste, le célèbre psychiatre myrmécologue (étude des fourmis) patriarche de la lignée, dont le portrait orna un des modernes billets de banque helvétiques.
Armand, député POP du Canton de Vaud au parlement fédéral était un homme extraordinaire. Quand je le connus, il avait à peine trente ans.
Gros fumeur de Gauloises, un visage maigre, orné d'une moustache discrète, qu'un perpétuel sourire burinait avant l'âge. Mouki, son adorable épouse, était une femme-enfant belle et fragile comme une porcelaine de Saxe. Elle devint une soeur pour moi qui n'avais pas de véritable famille.
Souvent fourré chez eux, partageant leurs repas, ils représentaient pour moi la cellule familiale idéale. Ils m'apprirent beaucoup. Armand offrait, à notre jeunesse en quête d'absolu, l'idéal romantique dans sa perfection. Ses idées claires, franches, immédiates, sonnaient juste.
Son énergie rayonnante, sa foi en l'homme et en son devenir, sa conviction en l'avènement d'un monde meilleur, plus juste pour tous était totale.
Dans son petit appartement de la vieille ville de Nyon qui lui servait de cabinet de consultation, de bureau, et de salon le soir venu, il refaisait le monde pour nous, après une journée harrassante au service des plus pauvres. C'était un homme bon, juste et vrai. Un homme de foi et de générosité.Le monde qu'il bâtissait chaque soir en notre présence, monde meilleur, plus beau, plus juste était celui du communisme auquel il avait consacré sa vie. 
De sa belle voix de bronze, entre deux bouffées de cigarettes, il nous parlait avec une simplicité persuasive et un enthousiasme communicatif de ce monde nouveau que les camarades bâtissaient à l'Est, de cet homme nouveau, généreux, entreprenant et créatif qu’ils forgeaient à partir des dépouilles de l'ancien bipède veule, surexploité, abruti, égoïste, agressif.
Il nous décrivait avec enthousiasme ces lendemains qui chantent, la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme, les temps heureux où la loi du partage remplacerait celle du profit. En buvant ses paroles, nous imaginions cette société idéale sans classes où chacun apporterait au
pot commun sa force, son travail, son intelligence et recevrait en échange tout ce dont il avait besoin.
Nos esprits imaginaient sans peine le paradis utopique de ces pimpantes et belles "agrovilles" où les hommes du futur vivraient en harmonie, mêlant industrie, beaux arts, travail intellectuel, élevage et travaux des champs.
Dans le nuage bleuté de la fumée des pipes et des cigarettes, dans l'euphorie des petits verres de la Côte dégustés sans modération, Armand Forel poète de la politique sociale, nous entraînait vers ce monde fabuleux où l'on travaillait en chantant, où Mitchourine défiait les lois de Mendel, où le bon papa Staline embrassait les petites filles blondes et récompensait les kolkhoziennes méritantes et les ouvriers stakhanovistes.

Ma blonde entends-tu dans la ville
Je nageais dans le bonheur sans me rendre compte que je pataugeais dans la plus dangereuse des utopies. Mouki, ne disait mot mais buvait les paroles d'Armand, allumait ses cigarettes et nous versait à boire, nous accompagnant de sa voix d'ange lorsque nous fredonnions mezzo voce les chants du répertoire révolutionnaire, débutant par « Ma blonde entends-tu dans la ville, siffler les usines et les trains »… et s'achevant par l'Internationale.
Armand m'emmena un jour à Berne, sur sa moto, assister à une séance du Parlement. C'était l'automne. A un moment donné, une voiture nous coupa la route et ce fut l'accident. Pas bien grave, au plus une égratignure et un bout de tôle froissé.
Mais à peine étions nous immobilisés sur le bas-côté de la route, qu'une voiture suiveuse s'arrêta, avec deux flics en civil à son bord. Il fallut montrer nos papiers.
Armand qui se savait "filoché" dans tous ses déplacements rigola de cette aventure. Au Palais Fédéral, j'assistai pour la seule et unique fois de ma vie à un débat politique entre parlementaires élus. Je fus très déçu de la médiocrité des propos échangés, mais édifié. Jamais plus un homme politique quelconque ne m'impressionnera vraiment.
Ce fut Armand qui me présenta à Léon Nicole, le légendaire secrétaire général du Parti suisse du Travail qui, à Genève, avait réussi à hisser son parti à la première place.
Humaniste, courtois, d'une civilité sans faille, Léon Nicole qui pratiquait le socialisme à la manière humaniste et libérale de Pietro Nenni, fut chassé ignominieusement de son parti lorqu'il regretta publiquement que certains camarades viraient au stalinisme pur et dur. (Ce furent les députés cantonaux des partis bourgeois qui pour lui éviter la misère, votèrent une petite pension à vie à celui qui les avait tant combattus, mais avec loyauté et panache).

Portrait de Staline par Picasso
C'est à cette époque, en 1949 je crois, que pour le 70e anniversaire de Staline (mon idole), le parti communiste demanda à Pablo Picasso un portrait du génial petit père des peuples. Compagnon de route du parti communiste, artiste adulé de l'intelligentzia mais dont la peinture restait incomprise des masses populaires, Picasso s'exécuta et offrit un superbe dessin réaliste du dictateur. Un dessin émouvant, un peu naïf, presque enfantin, dont la facture rappelait le superbe portrait d'Apollinaire blessé, dessiné trente ans plutôt pour Calligrammes.
Le dessin parut dans la revue Les Lettres Françaises, organe officiel du PC dans le domaine artistique. Ce fut la stupeur au Parti, un tollé! Les soviétiques refusèrent le portrait, criant à la provocation. Des centaines d'articles parlèrent avec fougue, hargne, humour de ce non événement.
Entraîné dans le tourbillon d'une existence aventureuse, je perdis de vue Armand et Mouki. Mais leur souvenir restera à jamais gravé dans ma mémoire parmi les instants lumineux de ma vie.
Mon voyage en URSS en 1953 - sans visa -, m'ouvrit en effet les yeux sur le communisme réel et m'infligea la plus vive déception de ma vie, m'éloignant à jamais de toute idéologie.
Je ne reverrai jamais Armand Forel, cet ami merveilleux, qui restera fidèle jusqu'au bout à son idéal communiste, demeurant constamment au service des pauvres et des plus démunis.
Dans les années 70, Mouki vint à la librairie Les Muses du Parnasse que je tenais avec Carole, boulevard Raspail. Entre deux clients, elle me parla sobrement de sa rupture avec Armand.
Aujourd'hui, 4 avril 2005, j'apprends, sur un site internet, le décès courant mars, d'Armand Forel, homme d'honneur au grand coeur qui sut toujours mettre en pratique ses propos et ses actions.

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